En principe, présentation d’un texte de Lamennais sur la danse. Traite plutôt de Lamennais et les intellectuels qui ne se trompent jamais. (fichier informatique)
[Sujet traité : plutôt « Lamennais et les intellectuels ». Texte annoncé sur la danse : absent]
LAMENNAIS SUR LA DANSE
Félicité-Robert de La Mennais, plus tard de Lamennais, (1782-1854), est un auteur trop connu pour qu’il soit nécessaire de donner ici, sur sa vie et son œuvre, des détails que les lecteurs trouveront facilement dans tous les dictionnaires (et aujourd’hui, bien sûr, sur Internet). Ce qu’il faudrait expliquer, c’est pourquoi ou comment Lamennais, auteur exclusivement religieux (ou politico-religieux), en est venu à écrire quelques pages d’une originalité étonnante sur la danse, sujet absolument étranger au reste de son œuvre.
J’avoue n’avoir pas la moindre hypothèse. J’ai trouvé ce texte par hasard, comme on trouve une aiguille dans une botte de foin. Mais je n’ai pas la moindre idée des motifs qui ont pu amener Lamennais à s’intéresser à ce sujet. Peut-être y a-t-il quelque part dans ce vaste monde un ou des spécialistes qui ont la réponse, je ne les connais pas non plus.
Tout ce que je puis faire ici est d’essayer de dire ce qui m’a intéressé dans ce personnage.
Descartes est célèbre pour la formule « je pense, donc je suis », qui bien qu’elle ne soit ni de lui ni juste (une formule moins fausse serait : « je pense donc j’ai conscience de moi »), fait sa renommée depuis 375 ans. Lamennais n’a jamais écrit nulle part « je pense, donc j’ai raison », mais c’est bien cette formule-là qui sous-tend toute son oeuvre. « Je pense, donc j’ai raison », cela veut dire : 1° que ma pensée est de nature à intéresser tout le monde (sauf les ignorants et les imbéciles) puisqu’elle m’intéresse, moi ; et 2° que j’ai toujours raison, puisque je dis toujours ce que je pense ; j’ai toujours raison, même quand je pense aujourd’hui le contraire de ce que je pensais hier.
Le point (1°) se manifeste par une véritable boulimie d’écriture, pour laquelle il n’existe pas de terme propre (ce serait graphorhée, sur le modèle de logorhée), mais qui se diagnostique assez vite à l’examen de la bibliographie. Le point (2°) se traduit par un comportement qui tient à la fois de la rouerie et de l’innocence. On pourrait parler de « sincérité rusée », en ce sens que l’auteur est toujours, qu’il dise blanc, qu’il dise noir, de la meilleure foi du monde. Attitude qui, il faut le reconnaître, est d’une efficacité redoutable. Les menteurs sont handicapés par la conscience qu’ils ont de mentir, les « menteurs » de bonne foi ― pourrait-on les appeler des bonimenteurs ? ― n’ont pas ce handicap-là.
Ces remarques ne s’appliquent pas qu’à Lamennais. « Je pense, donc j’ai raison » est le principe selon lequel fonctionnent tous ceux que nous appelons des « intellectuels » ― comme par exemple les « nouveaux philosophes » post-soixante-huitards, qui, partis de l’extrême gauche, se sont retrouvés trente ou quarante ans plus tard à droite, sans jamais reconnaître qu’ils s’étaient peut-être trompés quelque part. Et il faut qu’il en soit ainsi, car sinon, il ne leur resterait qu’à se taire, silence aussi douloureux pour eux qu’un suicide. On connaît très peu d’exemples d’intellectuels qui ont décidé un jour de se taire, soit parce qu’ils y en a effectivement très peu, soit parce que ceux qui ont décidé de se taire sont aussitôt oubliés. Le seul exemple qui me vienne à l’esprit est celui de Robert Linhardt, auteur de L’Établi (196?), qui serait peut-être tombé dans une obscurité définitive si sa fille n’avait pas tenté d’expliquer Pourquoi mon père s’est tu (20??). L’intérêt de Lamennais, pour en revenir à lui, c’est qu’il nous présente le modèle emblématique de l’intellectuel, aussi incapable de se tromper que de se taire, mais dans un contexte très différent du nôtre, ce qui lui donne un relief tout à fait exceptionnel.
Qu’on me permette deux autres observations.
La plupart de ceux que j’ai appelés des « intellectuels », ont eu des parcours politiques qui les ont conduits de la gauche plus ou moins radicale à la droite. Lamennais fit le parcours inverse, ce qui est beaucoup plus rare, pour ne pas dire exceptionnel. Il fut d’abord un contre-révolutionnaire acharné, à l’égal d’un Louis de Bonald (1754-1840) ou d’un Joseph de Maistre (1753-1821). Mais c’était au nom de valeurs dont il s’aperçut bientôt que les conservateurs ne les affichaient que pour la forme, et qu’ils les méprisaient en fait. D’où une désillusion de plus en plus profonde, qui le conduisit finalement à rompre avec une Église dont il s’était pourtant voulu un fils dévoué et un défenseur intrépide. L’histoire de cette rupture est un épisode particulièrement révélateur, me semble-t-il, de ce que sont réellement les religions.
Un dernier point sur lequel Lamennais me semble représentatif est son manque absolu d’intérêt pour le monde matériel. Lamennais fait plus qu’ignorer les techniques. Il ignore qu’il les ignore, dirai-je, en ce sens qu’il ne semble pas avoir jamais eu conscience qu’il y eût là quelque chose à connaître. Et il n’est pas le seul. Je crois qu’il ne serait pas sans intérêt pour nous de nous interroger sur ce mépris aveugle, si bien partagé aujourd’hui encore. Au XXe siècle, il y eut un autre intellectuel dont le parcours, de l’extrême droite à une sorte de gauche idéelle, fut analogue à celui de Lamennais : Georges Bernanos (1888-1948). Cependant, Bernanos ne se contente pas d’ignorer les techniques, il les exècre1. Elles sont pour lui une figure du Mal, une cause fondamentale d’asservissement des hommes, etc. Mépris ou exécration, c’est au fond la même chose, et qui mériterait une analyse approfondie.
Cela dit, le mystère reste entier. Pourquoi Lamennais a-t-il fait exception pour la danse ? Je ne peux qu’espérer que quelqu’un, un jour, trouve la réponse.
Le 21 février 2012
François Sigaut
1 Bernanos a exprimé son exécration de la technique dans une série de conférences publiées après sa mort par son admirateur Albert Béguin sous le titre La liberté pour quoi faire ? (rééd. par Folio Essais, 1995).