L'œuvre

François Sigaut (1940-1992) a publié peu d’ouvrages en solitaire. On peut même dire qu’entre sa thèse, publiée par l’EHESS et Mouton en 19751, puis un premier ouvrage sur les silos à grains en 1978, et l’ouvrage « Comment Homo devint faber. Comment l’outil fit l’homme » publié par CNRS éditions à la veille de sa disparition fin 2012, il n’a publié seul aucun autre livre.

En revanche il a fait part de ses recherches, comme la plupart des chercheurs, par de nombreux articles dans des revues diverses et par des communications orales et écrites dans des colloques réunissant des communautés de chercheurs professionnels et/ou amateurs. Chargé de contrats de recherche ou de missions à l’étranger, il a rédigé des rapports qui ne furent pas toujours édités. Et il a publié de nombreux comptes rendus d’ouvrages dans plusieurs revues comme les Annales E.S.C.

Quand il est devenu directeur d’études à l’EHESS et surtout quand il devint connu et apprécié de plusieurs cercles de chercheurs, il a été sollicité pour présider des séances de colloques, rédiger des préfaces ou des postfaces d’ouvrages, participer à des jurys de thèse ou de recrutement… Cette activité laisse des traces écrites parfois importantes.

Au cours des dernières années de sa vie, il avait aussi le souci de faire connaître – par la réédition – des ouvrages et des auteurs anciens qu’il estimait injustement oubliés : Charles Leroy, Paul Lacombe… ou le baron d’Holbach dont il aurait aimé faire rééditer « Le Bon Sens » avec une longue introduction de sa part.

C’est de l’ensemble de cette œuvre – en partie cachée de son vivant – dont veut rendre compte notre inventaire réalisé en deux temps :

  • Un premier inventaire bibliographique a été établi par une étudiante, Emma Croidieu, sous la responsabilité de Sophie A. de Beaune, professeur à l’université Jean Moulin (Lyon 3), puis vérifié et complété par Marie-Claude Mahias, ethnologue au CNRS, toutes deux proches collègues de F. Sigaut.
  • Cet inventaire a ensuite été croisé avec la collection des « Tapuscrits », soigneusement conservés et classés par ordre chronologique par François Sigaut lui-même. Ce travail a naturellement fait apparaître des manques dans une bibliographie fondée sur les propres déclarations de l’auteur à son institution de rattachement, l’EHESS. Chacun sait qu’on oublie parfois soi-même de tout noter dans ce genre de document administratif… Puis il y a les inédits, volontaires ou involontaires : ceux qu’on garde en réserve pour le moment opportun et ceux qui sont refusés par les comités de lecture. Malgré sa réputation, F. Sigaut n’a pas échappé à cette sélection, y compris en fin de carrière. Sont-ils pour autant sans intérêt ? Chacun pourra désormais en juger lui-même…


Notre ambition est en effet de rendre accessible l’ensemble de cette œuvre trop peu connue. Car il s’agit bien d’une œuvre, au sens fort du terme. « Une œuvre est une question bien posée », disait sur France-Inter le 14 mai 2013 son collègue Christophe Prochasson, citant François Furet. François Sigaut a posé une question qu’on pourrait formuler de diverses façons, mais que nous pourrions résumer ainsi : pourquoi s’intéresse-t-on finalement si peu à la science des techniques – à l’action outillée, si l’on veut être plus précis – alors que c’est cette disposition particulière de notre espèce qui a produit l’homme, Homo sapiens parce que Homo faber, et non pas l’inverse ?

Il a posé cette question à partir de sa propre spécialité qui était l’agriculture, puisqu’il était ingénieur agronome de formation. Il s’est rapidement tourné vers ce qu’on peut appeler l’ethnohistoire – un mélange indissociable de recours aux méthodes de l’ethnologie et de l’histoire – pour dégager des méthodes d’observation et d’analyse. Mais avec un « terrain » très particulier pour observer les pratiques agricoles anciennes : une véritable immersion dans la littérature agronomique européenne de la période 1750-1850. Il a donc privilégié la source imprimée plutôt que la masse documentaire des archives manuscrites, ce qu’on n’a pas manqué de lui reprocher. Sans nier l’intérêt évident de cette approche privilégiée des historiens d’aujourd’hui, il s’en expliquait dès 1971 : « En astronomie, il faut négliger le relief terrestre pour pouvoir affirmer que la terre est ronde2. » Il estimait ainsi que tout historien de l’agriculture et du monde rural en général, mais aussi de l’économie, devrait avoir une bonne connaissance des techniques agricoles anciennes, avant même de se lancer dans une enquête à caractère monographique.

Ainsi son premier « écrit » rédigé en 1973 – une sorte de mémoire de quatre-vingt pages, impubliable car non-conforme aux règles de la production scientifique – se présente-t-il comme un programme de recherche sur l’histoire de l’agriculture, vue uniquement sous l’angle des techniques et des pratiques agricoles. Sans aucune référence explicite, l’exposé démontre de la part de l’auteur une excellente connaissance des sources dans lesquelles il puisera tout au long de sa carrière de chercheur. Tout y est déjà ou presque. On pourrait presque dire : tout y est à l’état pur, sans les précautions, les détails et les références qui sont nécessaires quand on doit convaincre des collègues qui ont besoin de preuves. Mais la richesse du vocabulaire atteste par elle-même des connaissances de l’auteur qui aurait pu proposer ce texte pour un Que sais-je ?

Techniques agricoles précontemporaines, outils, pratiques, cultures, animaux, produits, techniques de récolte, de conservation et de transformation de ceux-ci… C’est le corps principal de ses travaux.

Partant des techniques agricoles et sous l’influence de Haudricourt et de Leroi-Gourhan, il s’est intéressé à toutes les techniques préindustrielles et est devenu un chaud partisan du développement d’une nouvelle branche de l’anthropologie : la technologie, conçue comme une science humaine et sociale. De nombreux articles s’inscrivent dans ce registre, ainsi que son enseignement au CNAM et à l’EHESS.

Mais il y a une autre source d’inspiration des travaux de François Sigaut et elle risque de surprendre ceux qui ne le connaissent que par ses productions scientifiques. C’est son intérêt ancien pour la philosophie et l’histoire des religions. Il est un héritier direct des philosophes du XVIIIe siècle, en particulier de ceux qui, comme Diderot et le baron d’Holbach, s’intéressaient à l’Homme et à ses arts parce qu’ils étaient athées : le monde « réel » était leur seul monde. Le monde des idées détachées du seul monde réel lui fait particulièrement horreur. François Sigaut était un partisan discret mais acharné en faveur d’un athéisme revendiqué, conçu comme un prérequis (ou un aboutissement ?) de la démarche scientifique. C’est cette disposition d’esprit qui l’a conduit à s’intéresser essentiellement aux techniques et aux pratiques humaines, mais sa bibliothèque montre à quel point il s’intéressait aux religions dans le but de les réfuter et de les combattre, subrepticement parfois.

C’est par exemple cela – et cela d’abord – qui l’a conduit à s’intéresser aux animaux : pour combattre les théologiens et les philosophes idéalistes comme Descartes qui assimilaient les animaux à des « machines » – parce qu’ils n’ont pas d’âme – il a pris la défense de ceux qui, comme le curé Meslier ou le chasseur-philosophe Charles-G. Leroy, ont reconnu très tôt – comme le bon sens populaire auquel il accorde un grand respect – « l’intelligence des animaux ». Ce n’est pas un hasard si l’un de ses articles dans la revue Ethnozootechnie s’intitule « L’animal, machine ou personne ? » (1991). Jusque-là, il s’était plutôt intéressé aux céréales.

Dans la seconde partie de sa carrière, il aborde donc des questions dont la portée philosophique est de plus en plus affirmée. Après avoir fait l’éloge du relativisme culturel, qu’il assimilait à la démarche ethnologique elle-même, il en devient le pourfendeur quand il en perçoit les dangers : mettre toutes les représentations sur le même plan, qu’elles soient fausses ou vraies.

Ainsi, François Sigaut peut-il être qualifié de « chercheur sans frontières », et ceci de deux façons :

  • D’abord il s’intéresse à tous les continents : l’Europe entière dès le début, mais aussi l’Afrique très tôt, puisqu’il avait été coopérant au Niger ; puis l’Inde, la Chine, le Japon et les Amériques…
  • Ensuite, il se place sans arrêt à cheval sur plusieurs disciplines : l’agronomie, l’ethnologie, l’histoire, la géographie, l’économie, la psychologie, l’ergonomie… Il n’aime pas beaucoup la sociologie car il lui reproche de s’être délibérément coupée de la technique. Il considère l’histoire comme la science-mère, mais il n’aime pas beaucoup les historiens qui se limitent aux rapports sociaux et oublient le rapport au « réel », selon son terme préféré qu’il emprunte au philosophe d’origine polonaise Emile Meyerson, à la « matière » comme diraient les marxistes. Il aime philosopher car il adore chercher des explications, mais il a horreur de la plupart des philosophes professionnels. Il se moque de l’économie, si divisée aujourd’hui, et surtout de ceux qui utilisent les mathématiques « comme les médecins de Molière utilisaient le latin »… En revanche, il avait rencontré sur son chemin les archéologues confrontés aux seules traces matérielles de l’humanité ancienne et ceux-ci, pour la plupart, le lui rendaient bien car peut-être éprouvaient-ils le besoin de disposer d’un bon professeur d’agriculture ancienne. Et, pour la plupart d’entre nous qui croyions le connaître un peu, c’est après son décès que nous avons découvert que les médecins du travail s’intéressaient au « triangle de Sigaut », un schéma tout simple comme il aimait en faire, mais si riche pour comprendre les rapports, équilibrés ou non, entre « ego », « autrui » et « le réel ».

Si l’anthropologie rassemble l’ensemble des disciplines qui contribuent d’une manière ou d’une autre à la connaissance de l’homme et des sociétés, depuis ses origines jusqu’à son devenir, alors François Sigaut est l’un d’eux, et peut-être l’un des plus féconds. Car s’il est sans frontières, il n’est pas sans repères, qui peuvent nous être utiles.

René Bourrigaud et Jacques Holtz3




1 Et en voie de réédition par le CTHS, d’où l’impossibilité de la mettre en ligne actuellement.

2 Cahier de notes personnelles (1971-1980), réflexion datée du 19 octobre 1971.

3 Désignés dans son testament comme exécuteurs testamentaires, nous sommes explicitement chargés de la dévolution de ses archives et bibliothèque de travail à une ou des institutions susceptibles de les mettre à disposition du public. L’inventaire de ses travaux et leur mise à disposition du plus grand nombre – notamment de celles et ceux qui n’ont pas accès aux grandes bibliothèques parisiennes – nous a semblé être aussi une priorité à inclure dans le programme qu’il nous avait fixé.