2002(1) : « Après le forum de Clermont-Ferrand »

Réflexions sur les objets, leur conservation, leur restauration (suite à un compte rendu de Germain Dalin).

Réflexions sur les objets, leur conservation, leur restauration]

Après le Forum de Clermont-Ferrand

 François Sigaut

17.03.02

Le Forum de Clermont-Ferrand a été, par le nombre des participants - plus de 700, nous a-t-on dit - par leur motivation et par la qualité des échanges, un succès indiscutable. De ce succès, notre ami Germain Dalin a rendu compte avec une grande fidélité dans ses aspects les plus positifs, et il a eu parfaitement raison de le faire. Je suis tout à fait d’accord avec lui sur les points qu’il a évoqués.

Mais il y en a d’autres qui sont moins positifs, et qu’il ne faut pas passer sous silence. Affaire de tempérament, peut-être. Mais je dois dire qu’au cours de ce Forum, j’ai ressenti une certain malaise, qui au fil des séances et des conférences est devenu une véritable inquiétude. Malaise et inquiétude dont je résumerai les motifs en deux mots :

1° Il n’a jamais été question d’outillage ni de machines agricoles, et aucun collectionneur n’a eu la parole : pourquoi cet oubli ?

2° A force de vouloir valoriser et faire vivre le patrimoine (ce qui est louable et nécessaire), n’est-on pas en train de le dénaturer, c’est-à-dire de le détruire ?

Je n’insiste pas sur la première question. Nous savons tous dans quelles conditions sont préparées les manifestations de ce genre. Les organisateurs sont débordés en permanence. Qu’ils aient oublié ceci ou cela, c’est fâcheux mais pardonnable. Pardonnons leur donc, sous réserve qu’ils ne recommencent pas la prochaine fois ...

Mais la seconde question est beaucoup plus grave, et voici l’exemple qui m’a vraiment choqué. Il s’agit de la dernière péniche du Canal du Midi, construite, nous a-t-on dit, vers le milieu du XIXe siècle. Après des avatars nombreux et divers, elle avait fini par couler bas, devenant une épave encombrante vouée à la destruction. In extremis, il fut décidé de la renflouer et de la restaurer. Je passe sur les détails de cette histoire, qui est absolument passionnante, et qui n’a été rendue possible que grâce à des enthousiasmes et à des compétences tout à fait admirables. Mais cela dit, qu’a-t-on fait ?

On a enlevé tous les éléments surajoutés (lorsque la péniche avait servi de restaurant ou de dancing flottant à la fin de sa carrière) et on a remplacé les pièces en mauvais état. Le résultat, c’est une péniche qui va pouvoir à nouveau naviguer sur le canal du Midi en servant à toutes sortes d’animations. Mais ce résultat a un prix : 70 % environ des éléments de la péniche originale ont disparu, on n’en a conservé que 30 %. Ce qui veut dire en clair que la Marie-Thérèse (c’est son nom) n’a pas été restaurée, elle a été détruite. On a certes récupéré une petite partie des pièces d’origine pour fabriquer la copie. Mais celle-ci n’en est pas moins une copie.

Or il y avait une autre solution. On pouvait parfaitement conserver l’original dans l’état où on l’avait trouvé, avec le minimum de traitements nécessaires à sa consolidation et à sa préservation ; les archéologues font ça très bien, il y a aujourd’hui de nombreux musées de par le monde où on peut voir des épaves de tous âges et de toutes dimensions qui ont été ainsi sauvegardées. Et cela fait, rien n’empêchait de construire, sur le modèle de l’original mais sans rien lui prendre, la copie destinée aux animations, et qu’on aurait pu alors appeler la Marie-Thérèse II...

Dans cette seconde solution, tout eut été clair pour tout le monde. L’original eut été un authentique original, et la copie une vraie copie !

Pourquoi cette seconde solution n’a-t-elle pas été retenue ? Pourquoi, semble-t-il, n’a-t-elle même pas été envisagée ?

On pourrait avancer des considérations de coût. Je n’y crois guère. Car telle qu’elle a été conçue et exécutée, l’opération a déjà été fort coûteuse. L’épave a été renflouée, consolidée, remorquée, mise au sec, etc., c’est-à-dire que presque tout ce qu’il fallait faire pour la sauvegarder en l’état a été fait - jusqu’à ce qu’on commence à la « restaurer ». Cela aurait-il coûté beaucoup plus cher, à ce moment-là, de traiter séparément la préservation de l’épave et la construction de la copie ? Je ne le crois pas, mais même si je me trompe, il ne faut pas oublier que le canal du Midi est inscrit au Patrimoine mondial, ce qui doit tout de même bien faciliter un peu la recherche des crédits... Non, je ne crois pas que ce soit le souci de faire des économies qui ait fait choisir la solution de la « restauration ».

J’ai l’impression qu’en réalité, il n’y a pas eu de choix, et qu’on a décidé de « restaurer » l’épave sans seulement imaginer qu’il y avait peut-être autre chose à faire. Or si c’est bien comme cela que les choses se sont passées, c’est beaucoup plus grave, car cela témoigne d’un malentendu profond sur la notion même de patrimoine. Ce malentendu m’a paru peser en permanence sur les débats de Clermont-Ferrand, et d’autant plus lourdement qu’il n’y a jamais été discuté ouvertement. C’est pourquoi je crois qu’une clarification est devenue nécessaire.

Je n’apprendrai rien à personne en rappelant que le mot patrimoine a plusieurs sens, dont le premier est économique. Au sens premier, un patrimoine est un ensemble de biens meubles et immeubles (troupeaux, terres, maisons, valeurs... ) qui constitue un capital productif, susceptible d’être transmis par héritage. Ce sens premier n’a pas disparu, loin de là, et la transmission des patrimoines occupe toujours une petite armée de notaires et de juristes dans les pays de tradition européenne. Ce n’est évidemment pas de ce patrimoine-là dont il est question ici, ne serait-ce que parce qu’il se conserve fort bien tout seul. Entendons-nous bien, cependant. Ce qui est conservé dans un patrimoine, ce ne sont pas les biens eux-mêmes, c’est leur valeur. Et une grande partie de l’art d’un bon gestionnaire consiste précisément à savoir liquider à temps les biens dont la valeur risque de baisser pour les remplacer par d’autres. Une machine est périmée, elle doit partir à la casse, même si elle est en parfait état. Une production n’est plus rentable, il faut l’arrêter. Tout cela ne va pas sans difficultés ni sans drames. Mais c’est ainsi que vont les choses. On ne s’encombre pas davantage d’inutilités dans la vie courante. Il y a des montagnes de téléviseurs et d’ordinateurs au rebut, qui auraient pu encore fonctionner bien longtemps; mais les nouveaux modèles sont tellement mieux... Et qu’on n’impute pas ce comportement à une tendance spécifique au gaspillage qui serait propre à nos sociétés modernes. Il est de tous les temps et de tous les pays, avec seulement des différences de degré ou de modalité. Partout, quand un pot est fêlé., quand un vêtement ou un meuble sont démodés, on s’en débarrasse sans états d’âme. Il y a même des sociétés où l’objet doit être détruit au bout d’un nombre fixé d’années (les temples au Japon) ou après avoir servi une seule fois (certaines céramiques en Inde). La destruction, il est vrai, n’est pas nécessairement immédiate. On peut la différer, en mettant l’objet de rebut au grenier. On peut y procéder par étapes, en récupérant certaines parties de l’objet pour d’autres usages. Mais de notre point de vue ici, ce ne sont que des détails. L’objet hors d’usage n’a plus de valeur d’usage, qu’on me pardonne ce pléonasme. Il est en déshérence, au sens le plus exact du terme, c’est-à-dire qu’il ne fait plus partie d’aucun patrimoine. Et sa destinée normale est dès lors l’abandon et la destruction.

C’est ici qu’intervient quelque chose d’autre : la curiosité, ce vilain défaut. Qu’est-ce que c’est ? D’où ça vient ? A quoi ça a pu servir ? Questions puériles ou fondamentales, comme on voudra. Mais questions qui font depuis toujours les vocations d’archéologues et de collectionneurs. Les deux catégories ont commencé par n’en faire qu’une - les antiquaires du XVIIIe siècle étaient à la fois l’un et l’autre - et je crois que leur séparation ultérieure a eu des conséquences plutôt regrettables, mais passons. L’objet hors d’usage, s’il n’est pas irrémédiablement détruit, prend avec le temps une valeur autre que sa valeur première d’usage : il devient un témoin. Témoin muet, à vrai dire, auquel il faut arracher lentement, péniblement, les informations dont il est porteur. Déchiffrer des hiéroglyphes, examiner des traces d’usure sur un éclat de silex au microscope électronique à balayage ou mesurer l’angle manche-lame d’une houe sont des démarches différentes par leurs méthodes, mais identiques par leur but. Dans tous les cas, il s’agit de lire l’objet, et par là d’en apprendre un peu plus sur le temps où il était eu usage. « Les musées sont des archives d’objets », disait Marcel Mauss. On ne saurait mieux dire. Et on ne saurait mieux dire que les objets-témoins sont là pour être lus, et que pour pouvoir les lire, il faut les préserver autant que possible de toute modification intempestive.

Le « autant que possible » est important. Je ne suis pas un intégriste de la conservation à l’identique, et je sais fort bien, comme tout le monde, que si l’abbaye de Fontevrault n’avait pas été un temps transformée en prison, elle n’existerait probablement plus. (.A propos, a-t-on respecté cette phase désormais historique dans sa restauration récente ?) Mais c’est là un autre débat, qui serait d’autant plus long qu’il n’est fait que de cas particuliers. Disons seulement que tout objet qui a connu plusieurs phases successives d’usage (et d’abandon, parfois) est un palimpseste. Dès lors, le problème est à la fois simple dans son principe, et techniquement difficile dans ses modalités, qui varient à l’infini. Il est d’effacer le moins possible de toutes les traces de fabrication et d’usages successifs dont l’objet est le support. Et cela, en gardant présent à l’esprit que nos successeurs seront plus compétents que nous. Qui, vers 1920, pouvait imaginer les possibilités qui seraient celles du carbone 14 ou de la tracéologie microscopique ? Rien ne nous dit que les archéologues du futur ne seront pas capables de lire des traces et des indices dont nous n’avons pas la moindre idée aujourd’hui. C’est envers eux que nous sommes responsables au premier chef. Conservée dans le respect de sa valeur de témoin, la Marie-Thérèse aurait pu être une mine d’informations pour les archéologues de l’an 2050 ou 2120. Sa restauration-destruction lui a fait perdre l’essentiel de cette valeur sans profit pour personne, puisque pour les fins auxquelles on la destine, une copie à 100 % aurait aussi bien fait l’affaire que la copie à 70 %. Et le plus choquant, c’est que cela a été fait avec l’aval et sous la direction des autorités compétentes du Ministère de la Culture !

Qu’on veuille bien me faire l’honneur de croire que je ne règle aucun compte. Si j’ai pris pour exemple le cas de la Marie-Thérèse, c’est parce que j’ai eu à en connaître en tant qu’ « expert » dans l’atelier où il fut présenté. C’est aussi parce que dans le contexte où il se situe, aucun soupçon subalterne n’est envisageable. D’un bout à l’autre de l’opération, responsables et exécutants ont fait preuve d’un maximum de diligence et de compétence, et ils ont manifestement agi dans le respect le plus strict des règles de leurs métiers respectifs. C’est précisément cela qui me trouble et qui m’inquiète. Car le malentendu ne peut être que fondamental. Se peut-il qu’entre collègues, nous soyons à ce point en désaccord sur ce qu’est ou sur ce que doit être ce patrimoine (au sens second du terme) dont nous prétendons nous occuper ?

On veut que le patrimoine soit « vivant ». Pourquoi pas, si les conditions de sa préservation sont respectées ? Et si on procède en pleine conscience que le passé ne peut pas revivre, sauf comme fiction, et que cette fiction doit être soigneusement distinguée de la réalité. Le problème est absolument général. Il vient d’être évoqué dans deux articles publiés dans le dernier numéro des Nouvelles de l’ICOM (2002, 1, pp. 12 et 13) , à propos, respectivement, des instruments de musique et des demeures historiques. Les deux extraits suivants de ces articles me serviront de conclusion, et je laisse à chacun le soin de les méditer.

Bien qu’à l’origine, ces instruments [de musique] aient été sollicités régulièrement, au fil du temps, leur utilisation initiale est devenue impossible, car elle risquait de les endommager, voire de les détruire totalement. Il est donc absolument essentiel de les maintenir dans un environnement adapté, accompagnés de descriptions détaillées écrites, pour permettre à l’organologue d’aujourd’hui et de demain de les étudier.

[...] Parallèlement, ... le public se passionne davantage pour les instruments [...] D’où la contradiction suivante : d’un côté, préserver les instruments de musique dans des conditions optimales, de l’autre, les rendre suffisamment accessibles au publie. A nous de concevoir des méthodes pour respecter la sécurité tout en parvenant à un compromis entre ces deux intérêts. (Corinna Weinheimer)

Vu le nombre croissant de visiteurs certaines demeures historiques traditionnelles ne se contentent plus de présenter des assemblages de beaux objets aux connaisseurs, et cherchent désormais a développer le potentiel narratif de leurs intérieurs. Le visiteur pouvant dès lors confondre histoire et reconstitution, cela présente un réel danger, car la reproduction qui se fait passer pour un objet authentique relève de l’imposture. (Julius Bryant).