2003(1) : (sans titre) « COQUIN. Nom que les Bergers donnent à une bête… »

(sans doute publié dans Ethnozootechnie – référence à retrouver). Tapuscrit n°6-13 daté du 20 septembre 2003 (3 feuillets). Bêtes (de même espèce) dressées pour conduire le troupeau. Domestication. Rapports hommes/animaux. [2003(1).pdf]

COQUIN. Nom que les Bergers donnent à une bête qu’ils ont accoutumée à venir à eux quand ils l’appellent, & avec laquelle ils conduisent leur troupeau au défaut de chien. (M. Tessier).1

Y a-t-il encore des coquins dans nos élevages d’aujourd’hui ? Sans doute pas. Evidemment pas dans les élevages industriels, où la notion même de troupeau a disparu. Mais

pas non plus dans les troupeaux encore conduits de façon « traditionnelle » où, depuis deux ou trois siècles, le berger travaille avec des chiens. L’histoire du chien de berger - plus exactement du chien de conduite, par opposition au chien de garde - a été mise en lumière par X. de Planhol dans un article fondateur de 19692. On connaît moins bien, me semble-t-il, l’histoire (et la géographie) des coquins, c’est-à-dire des animaux spécialement dressés pour aider le berger à conduire ses bêtes, et dont Tessier notait avec pertinence qu’on s’en servait à défaut de chiens. Le coquin est un animal de même espèce que le reste du troupeau, mais ce n’est pas n’importe lequel. Le berger choisit pour jouer ce rôle, soit une femelle d’un certain âge, soit un mâle également d’un certain âge, mais qui est alors castré. Il peut y avoir plusieurs coquins dans un seul troupeau, si l’effectif le justifie. Et pour compliquer les choses, ajoutons que le rôle de coquin peut être tenu… par des chiens. Le cas a été décrit avec beaucoup de précision en Amérique du Sud par Alcide d’Orbigny et surtout par Darwin, dont le texte est le plus connu3. D’après ce dernier, les chiens destinés à ce service sont séparés de leur mère aussitôt que possible, et on les fait allaiter par des brebis ; on les fait coucher à l’étable, avec celles-ci, dans une couche de laine brute ; on veille à ce qu’ils n’aient pas de contact avec d’autres animaux que les brebis (sauf, bien sûr, l’homme) ; et enfin, on les castre. Tout cela arrive à faire d’eux des moutons d’adoption pratiquement complets, sur le plan de l’attachement du moins. Mais des moutons capables d’aboyer et de mordre, et par conséquent de défendre et de conduire le troupeau, même le cas échéant en l’absence du berger.

Les informations sur le fait « coquins » sont dispersées. A une exception près4, je ne connais pas d’étude de synthèse sur ce sujet, et je n’ai pas entrepris de recherche moi-même. Si le fait me paraît de première importance, c’est parce qu’il met en pleine lumière la diversité des pratiques dites domesticatoires. Avec l’exemple des coquins, nous nous trouvons devant une situation dans laquelle les rapports hommes-animaux, mais aussi animaux-animaux (y compris d’espèces différentes) sont manipulés avec un art consommé. La (trop simple) notion de domestication ne nous est pas d’un grand secours pour analyser cette situation.

C’est pour cette raison qu’en 1988, sur la base d’exemples certes différents, j’ai proposé une « Critique de la notion de domestication »5 Je ne crois pas nécessaire d’y revenir ici, si ce n’est pour dire que dans l’ensemble, je ne me sens pas démenti par les faits qui sont venus à ma connaissance depuis lors (compte tenu des amendements justifiés proposés par J.-P. Digard). Ces faits sont le plus souvent rapportés sous la forme d’anecdotes, ce qui est assurément gênant pour une argumentation solide. Mais il faut bien voir que si certains faits sont traités comme des anecdotes, c’est seulement, le plus souvent, parce qu’ils sortent de l’ordinaire - et l’ordinaire est une notion bien subjective. Il y a là un cercle dont on ne peut sortir sans remettre en cause la notion « ordinaire » de domestication, ou plutôt le couple domestication/sauvagerie, où aucune des deux notions ne se conçoit sans l’autre.

Cependant, la presse, et les médias en général, se font de plus en plus souvent l’écho de ces anecdotes où les rapports hommes-animaux sortent de l’ordinaire. C’est, par exemple, l’histoire d’un commerçant de Brajrajnagar (Inde), qui a dû s’accommoder de la présence dans sa boutique de deux cobras qui sont venus un jour y élire domicile, et dont ils sont devenus les fidèles et redoutables gardiens quand le propriétaire n’est pas là (Libération du 27 février 2003). C’est un petit cambodgien de trois ans, Oeun Sambat, qui s’est lié d’amitié avec un python femelle de quatre mètres de long (Ouest-France du 23 mai 2003). C’est Randy le dauphin, qui hante les plages d’Irlande, d’Angleterre, de Bretagne et de Vendée, à la grande joie des vacanciers (ibid., été 20036) C’est un photographe animalier travaillant au Kénya qui

est « adopté » par une lionne et se lie avec son lionceau, devenu aujourd’hui mâle dominant dans son groupe (ibid., 18 déc. 2002), etc. Evidemment, ces histoires ne sont pas toutes à prendre pour argent comptant. Il y a tout un travail de vérification à faire, qui serait une entreprise de longue haleine. Mais en un sens ces histoires signifient toujours quelque chose. Car soit elles sont vraies, et elles tendent à confirmer que les rapports hommes-animaux sortent vraiment souvent de l’ordinaire. Soit elles sont inventées, et elles renvoient à une analyse de l’imaginaire humain qui a aussi son intérêt. Dans les deux cas, elles constituent des matériaux qu’on n’a pas le droit de rejeter à priori.

Quand ces matériaux auront fait l’objet d’études adéquates, il sera possible d’en dire davantage. Pour l’instant, je me borne à observer que la multiplication actuelle des anecdotes animalières dans les médias tient probablement aux trois causes suivantes. 1° A l’activité accrue des médias dans tous les domaines. 2° Au développement de ce qu’on peut appeler l’éthologie populaire, consécutif à celui de l’éthologie de terrain moderne. Et 3° à la disparition, ou du moins à l’isolement dans des bâtiments où l’entrée est interdite à peu près à tout le monde, des animaux utiles (chevaux, bœufs, volailles, etc.) qui peuplaient autrefois, non seulement les villages et les champs, mais les rues des villes. Cet effacement des élevages traditionnels semble de nature à accroître l’intérêt du public pour des modèles différents dans les rapports hommes-animaux. Un intérêt qui se manifeste dans la sphère de l’imaginaire, mais pas seulement. L’accroissement du nombre d’élevages de plaisir ou de fantaisie ressortit à la même tendance.

Mon dernier exemple, qui n’a rien d’anecdotique cette fois, est celui des eiders en Islande. Les modalités de cet « élevage » semblent n’avoir à peu près pas changé depuis le

XVe siècle, et en tous cas depuis l’époque de Buffon. L’intervention humaine s’y limite à un aménagement des aires de nidification, pour attirer les oiseaux en période de reproduction, et à leur protection contre les prédateurs (aigles, renards, visons…). Puis, quand les femelles se sont installées et ont commencé à pondre, il s’agit de récolter une partie du duvet et des œufs en les dérangeant le moins possible, parce que c’est à cette condition qu’elles reviendront l’année suivante. L’eider s’apprivoise très facilement. Il n’y a pas d’élevage où l’on ne trouve quelques oiseaux apprivoisés, en particulier par les enfants. Mais on cherche plutôt à l’éviter, parce que la production de duvet n’est possible que si le cycle biologique de l’oiseau (qui est migrateur) n’est pas modifié. On obtiendra peut-être un jour, par manipulation génétique, des eiders produisant leur duvet en continu, même dans les conditions d’un élevage en batterie. Pour l’instant, cela ne semble pas d’actualité, et il est probable que l’eider restera longtemps ce qu’il est - un animal dont il n’y a pas de sens à chercher s’il est sauvage ou domestique7.

Cela dit, je ne crois pas qu’il faille récuser entièrement la notion de domestication. Elle a eu son utilité et elle l’a encore, si on se garde de vouloir trop en faire. Il faut en particulier se garder du dualisme simpliste qu’elle peut facilement entraîner. En règle générale, la question de savoir si un animal est domestique, et depuis quand, n’est pas très intéressante. Ou plus exactement, cette question ne correspond qu’à la phase vraiment préliminaire d’une recherche, quand on part de zéro. Mais dès qu’on a quelques informations sur l’animal en question, les questions qui se posent deviennent plus précises et plus variées.

J’ai proposé il y aura bientôt vingt-cinq ans un « Tableau des produits animaux » conçu comme un moyen de nous aider à nous poser de meilleures questions sur l’utilisation matérielle des animaux8. Il s’agissait, en somme, de rappeler qu’il y avait eu, qu’il pouvait y avoir des chiens à viande ou à laine, des moutons de bât, des porcs de trait, des chameaux de combat, etc., et que ces cas de figure ne pouvaient pas être sommairement évacués sous prétexte qu’ils sont rares ou étrangers à nos habitudes. Je crois aujourd’hui qu’il faudrait étendre cette façon de procéder aux différentes formes de relations hommes-animaux, du point de vue de leurs comportements respectifs. Ou autrement dit, à une sorte d’éthologie réciproque des rapports hommes-animaux.

Le cas du chien de conduite, étudié par X. de Planhol, est encore le meilleur exemple qu’on puisse proposer de ce genre d’étude. Le chien est un animal domestique, assurément, et il est même le plus ancien. Mais domestiqué comment, et pour quoi faire ? C’est là que les choses commencent à devenir intéressantes - et difficiles. Il n’a pas été facile à X. de Planhol d’identifier le rôle « chien de conduite », et de l’opposer au rôle « chien de garde des troupeaux », avec lequel il n’est que trop facilement confondu lorsqu’on parle sans précision de « chien de berger ». Combien de rôles semblables faudrait-il identifier dans l’histoire, non seulement pour le chien, mais pour tous les autres animaux avec lesquels l’homme a pu être en relation, pour en quelque sorte donner son véritable contenu à la notion de domestication ?

Dans cette perspective, le rôle de l’éthologie devient central. Non seulement de l’éthologie animale (dont J.-P. Digard a d’ailleurs regretté à juste titre qu’elle s’intéressât si peu aux animaux domestiques), mais aussi, et peut-être surtout, de l’éthologie humaine. Car ce qu’il s’agit de savoir, finalement, c’est comment l’animal et l’homme se perçoivent l’un l’autre, comment ils interprètent leurs faits et gestes respectifs, comment ils se comprennent (ou se méprennent, mais utilement) sur leurs intentions, et comment, avec tout cela, ils parviennent à partager quelque chose de leurs mondes respectifs au bénéfice de chacun d’eux.

 

Le 20 septembre 2003 François Sigaut

1 Encyclopédie Méthodique, Agriculture, Tome 3, p. 497 (1793).

2 « Le chien de berger », Bulletin de l’Association des Géographes Français, 1969, 370 : 355-368.

3 C. Darwin, The Voyage of the Beagle, 1845, chap. VIII. Darwin cite d’Orbigny et en donne la référence exacte.

4 Y. Tani, « Domestic Animal as Serf », dans R. Ellen & K. Fukui (dir.), Redifining Nature, Oxford, Berg, 1996, pp. 387-415.

5 L’Homme, 1988, 108 : 59-71. Voir aussi dans le même numéro l’article de J.-P. Digard, « Jalons pour une anthropologie de la domestication animale », pp. 27-57, et, du même, L’homme et les animaux domestiques, Paris 1990, pp. 185-196.

6 Au moins sept articles entre les 28-29 juin et le 22 août, presque un feuilleton !

7 J’ai utilisé, sur l’eider, la synthèse brève mais remarquablement documentée, présentée par Emilie Mariat à mon séminaire en mai 2003. E. Mariat est doctorante sous la direction d’Aliette Geistdoerfer.

8 Production pastorale et Société, 1980, 7 : 20-36. Article republié en abrégé dans Nouvelles de l’Archéologie, 1983, 11 : 45-50, et longuement commenté par J.-P. Digard (cf. note 5).