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L’AGRONOMIE AVANT L’AGRONOMIE
Les termes « agronome » et « agronomie » font leur entrée dans la langue française au XVIIIe siècle1. Dans L’Agronome, ou Dictionnaire portatif du cultivateur (1760, par P. A. Alletz), le mot sonne encore comme un néologisme. Mais il est très vite repris : L’Agronomie et l’Industrie, de L. J. Bellepierre de Neuve-Église, paraît en 1761, suivi par le Préservatif contre l’Agronomie, de L. B. Desplaces, en 1762… Dès les années 1770, les mots « agronome », « agronomie », « agronomique » sont entrés dans l’usage, avec une acception proche de celle d’aujourd’hui2.
Il est évident que l’apparition du mot marque un moment décisif dans l’histoire de la notion : c’est effectivement dans les années 1750, avec les travaux pionniers de Duhamel du Monceau, de Tillet et de quelques autres, que l’agronomie est devenue scientifique. Faut-il pour autant s’interdire d’employer le mot avant cette date ? Les hommes n’ont pas attendu le XVIIIe siècle pour réfléchir aux conditions et aux opérations de l’agriculture. Ils l’ont toujours fait, même si nous n’en avons que de trop rares témoignages - en particulier, et c’est très regrettable, dans les sociétés sans écriture3. Rien n’interdit de parler d’« agronomie » au sens large pour désigner ces traditions dont on ne peut pas contester l’existence.
Il est donc bien entendu que cette agronomie primitive (le terme n’a rien de péjoratif) n’est pas scientifique, au sens moderne du terme. Aussi n’en dirons-nous que le strict minimum. Mais ce minimum est indispensable : il serait anti-scientifique (et, cette fois, au sens le plus péjoratif possible) d’ignorer des traditions qui se sont perpétuées pendant des millénaires, et dont l’influence a été et reste parfois considérable dans beaucoup de pays. De cette agronomie primitive à l’agronomie actuelle, le changement, on s’en doute, a été radical. Mais si on veut mesurer ce changement, on ne peut pas faire abstraction du point de départ.
Les premiers écrits agronomiques que l’on connaisse sont presque aussi anciens que l’écriture. Deux poèmes sumériens de la fin du IIIe millénaire traitent de l’agriculture. L’un est un dialogue entre une houe et un araire qui comparent leurs avantages et leurs inconvénients respectifs. Dans l’autre, un père enseigne à son fils ce qu’il faut faire pour obtenir de bonnes récoltes4. En Europe, Les travaux et les jours d’Hésiode (fin VIIIe siècle av. J.-C.) sont, après L’Iliade et L’Odyssée, le troisième plus ancien texte qui nous reste de l’Antiquité, et l’Economique de Xénophon (vers –370) montre que les Athéniens de l’âge classique ne s’intéressaient pas seulement aux idées platoniciennes. Le De Agricultura de Caton l’Ancien (vers –180) est le premier texte en prose de la littérature latine et inaugure une tradition dont il nous reste les œuvres de Varron, de Virgile, de Columelle, de Pline l’Ancien et de Palladius. Des œuvres qui furent copiées et recopiées jusqu’à la fin du Moyen Age, quand l’imprimerie prit le relais. Cet intérêt pour l’agriculture n’est d’ailleurs pas propre à l’Occident gréco-latin. La Chine ancienne, le monde arabe des Xe-XIIIe siècles ont également produit une littérature agronomique considérable, dont nous ne pouvons faire plus ici que rappeler l’existence. Mais cette existence doit être rappelée parce qu’elle est significative. Elle montre que dans les sociétés les plus diverses, l’agriculture - au sens large du terme, qui comprend l’horticulture, l’élevage, l’économie domestique, etc.- n’est pas seulement une pratique. C’est aussi un objet de discussion, d’enseignement, de curiosité, en un mot de réflexion. La mise en écriture n’est qu’une manifestation de ce fait que l’agriculture a toujours été pensée autant que pratiquée.
En résumant les choses à l’extrême, et peut-être à l’excès, on peut dire que la plupart des écrits agronomiques anciens se partagent entre deux sous-genres (deux paradigmes si on préfère) : celui du calendrier et celui de la maison rustique. Les deux sous-genres apparaissent dès l’origine, puisqu’on peut dire que Les travaux et les jours appartiennent plutôt au premier, et l’Economique au second. Souvent d’ailleurs, ils sont associés dans les mêmes ouvrages. Avec eux, on n’épuise assurément pas le sujet, car il est question d’agriculture dans quantité d’écrits qui appartiennent à d’autres catégories. La médecine, la botanique, la vénerie, le droit, la mécanique, l’architecture, l’art militaire, etc. ont produit une masse d’ouvrages où il peut être question d’agriculture dans les endroits les plus inattendus. Même la Bible, dans ses innombrables traductions, a véhiculé un lot non négligeable de savoirs et de traditions sur l’agriculture. Mais l’état actuel des recherches ne permet pas de dresser un tableau d’ensemble de tout cela. A de rares exceptions près, c’est bien dans nos deux sous-genres, calendrier et maison rustique, que les historiens ont récolté l’essentiel de ce que nous pouvons savoir aujourd’hui sur la pensée agronomique ancienne.
Le genre calendrier est le plus populaire. Non qu’il soit réservé au peuple : il y a des calendriers richement illustrés qui ont dû coûter des fortunes. Mais, au moins vers la fin de notre période, l’imprimerie produira de plus en plus d’almanachs à bon marché diffusés par colportage jusqu’au fond des campagnes ; et leur succès se poursuivra jusqu’en plein XXe siècle. Dans les calendriers, l’illustration joue évidemment un rôle essentiel. Il arrive même que le document soit réduit à une série d’images représentant les travaux de chaque mois, où les textes ne portent que sur l’astrologie, les proverbes, etc. Mais le calendrier est aussi une façon de présenter les choses dans un certain ordre qui est celui des travaux saisonniers. Au début du XIXe siècle, Arthur Young ne dédaigne pas de publier un Farmer’s Calendar qui n’aura pas moins de 21 éditions entre 1803 et 1884. Il sera imité par Mathieu de Dombasle, avec un succès comparable5. Et au XXe siècle, les almanachs connaissent, grâce notamment à la publicité, un renouveau qu’il serait intéressant d’examiner de plus près. Au total, le genre calendrier se présente comme un corpus assez hétérogène, dont l’analyse s’avère de ce fait relativement difficile, mais qui pourrait avoir l’intérêt de mettre en évidence, à chaque époque, les informations les plus largement diffusées auprès des paysans.
Le genre maison rustique est plus aristocratique. Le point de vue qui s’y exprime est celui du seigneur, du propriétaire foncier qui doit ou veut gérer lui-même son domaine. Non pas en travaillant de ses mains, encore que la chose ne soit pas tout à fait exclue lorsqu’il est question d’activités plus nobles ou plus savantes que les autres (la greffe des arbres fruitiers par exemple). Mais pour diriger à bon escient les exécutants (domestiques ou serviteurs à l’année, ouvriers saisonniers), il faut un minimum de connaissance des travaux qu’ils doivent exécuter. Au premier rang de ce personnel, l’épouse à un rôle important, sur lequel insiste déjà Xénophon. C’est elle qui a la responsabilité du ménage (y compris souvent la nourriture des domestiques), de la basse-cour, de la laiterie, etc., et elle a sous ses ordres un personnel féminin moins nombreux sans doute que le personnel masculin, mais tout aussi indispensable dans sa partie. En 1557, Thomas Tusser complète sa husbandry par une huswifry, néologisme fort pertinent qui ne réussira malheureusement pas à s’imposer (l’ouvrage sera cependant réédité jusqu’en 1672). L’idée sera reprise plus ou moins sporadiquement en France. Le Manuel des habitans de la campagne et de la bonne fermière (1826), de Mme Gacon-Dufour, est passé à peu près inaperçu, mais la Maison rustique des Dames (1845), de Mme Millet-Robinet, connaîtra une quinzaine d’éditions jusqu’à la fin du siècle, quand les manuels d’enseignement ménager prendront le relais.
Le genre maison rustique représente donc l’essentiel de ce qui nous est accessible aujourd’hui. Or le point de vue qui s’y exprime, celui du propriétaire, présente certaines limitations qu’il nous importe d’identifier, parce que c’est précisément lorsqu’il deviendra possible de les dépasser que l’agronomie moderne pourra se développer.
La première de ces limitations se situe sur le plan théorique. L’agriculture pose toujours une foule de questions fondamentales relatives aux sols, aux plantes, aux animaux… Mais ces questions n’intéressent guère que les naturalistes et les (al-)chimistes. Pour le propriétaire qui ne veut que gérer son bien le mieux possible, elles sont largement hors sujet. La seule exception est celle des ouvrages d’horticulture. Car pour le maître d’un domaine, le jardin ou le verger sont des lieux de plaisir ou de luxe plutôt que de profit ; c’est là qu’il peut innover sans prendre trop de risques. Mais dans l’agriculture sérieuse, si on nous passe l’expression, il est toujours fort imprudent de vouloir mettre en pratique des théories abstraites. Ce scepticisme, confirmé par l’expérience de toutes les générations, se maintiendra jusqu’à la fin du XIXe siècle. On l’a même mis en proverbe (« il y a trois manières de se ruiner : la plus agréable, les femmes ; la plus rapide, le jeu ; et la plus sûre, l’agriculture »). Le résultat, c’est que les innovations d’ordre proprement scientifique, dont les premières apparaissent dans le cours du XVIIe siècle, se trouvent dans les écrits des « physiciens » plutôt que dans ceux des agronomes. La dispute de 1667 entre Mariotte et Claude Perrault à propos de la circulation de la sève a eu un assez grand retentissement dans le milieu de l’Académie des Sciences nouvellement créée6. Il ne semble pas qu’elle ait vraiment intéressé les agriculteurs praticiens.
La seconde limitation se situe, à l’opposé, sur le plan des pratiques. Celles-ci varient à l’infini d’un lieu à l’autre : comment tirer de là quelque chose d’un peu général ? Cette difficulté arrête tous les auteurs, au point que la plupart n’essayent même pas de la surmonter. Rappeler quelques sages préceptes, de préférence hérités des Anciens, les illustrer par des observations prises dans trois ou quatre régions, voilà le maximum ce qu’ils peuvent faire sur des questions pourtant aussi centrales que, par exemple, le travail du sol. Pour aller plus loin, il faudra sortir du genre maison rustique. Il faudra, soit traiter d’une région déterminée, soit comparer des régions entre elles. Ce qui impliquera l’invention de deux sous-genres nouveaux : la monographie (régionale ou locale), et le voyage agronomique. Or ces deux sous-genres ne se pratiqueront que très peu avant la fin du XVIIIe siècle, pour des raisons diverses au premier rang desquelles il faut probablement placer... le marché du livre. Le De laudibus Provinciae, de l’évêque Quiqueran de Beaujeu (1551), qui traite de l’agriculture de la Provence, est un des premiers ouvrages qu’on puisse considérer comme une monographie régionale : il n’a eu que trois éditions en tout, y compris la version française (La nouvelle agriculture…) qui ne fut publiée qu’en 1616. Un siècle plus tard, le Discourse of husbandrie used in Brabant and Flanders de Sir Richard Weston (1650), aura encore moins de succès, puisqu’il ne sera pas réédité du tout. Le marché du livre n’est pas encore assez large pour faire place aux ouvrages dont l’intérêt apparaît comme seulement régional.
Pour mieux comprendre la nature de cette double limitation, il n’est pas inutile de réfléchir à la situation qui est celle du maître d’un domaine. Il ne travaille pas de ses mains, sauf par choix personnel. Son rôle est de donner des ordres. Mais ses ordres ne seront suivis d’effets que s’ils correspondent à la coutume : le maître peut dire à ses ouvriers ce qu’ils doivent faire, pas comment ils doivent le faire. D’abord parce ce serait empiéter sur leur domaine de compétences et, en quelque sorte, attenter à leur dignité. Ensuite parce que cela rendrait la gestion terriblement compliquée. Imagine-t-on ce que serait l’organisation des moissons, par exemple, si la coutume n’était pas là pour prévoir en gros le contenu des tâches et les formes de la rémunération des moissonneurs ? La coutume n’est pas seulement à considérer sous son aspect juridique, c’est aussi un outil de gestion sans lequel les problèmes quotidiens seraient inextricables.
La coutume n’est pas immuable pour autant. Elle peut changer, et sa diversité d’une localité à une autre montre qu’elle a changé. Simplement, ce changement a un coût, qu’il faut mettre en balance avec les bénéfices, qu’on en attend. Si le maître a l’esprit curieux, s’il a voyagé, s’il a lu, il aura noté l’existence ailleurs de pratiques différentes et peut-être préférables à celles qui sont en usage chez lui. Y sont-elles transposables ? La réponse n’est jamais évidente. « What an endless labyrinth is husbandry ! », s’exclamera William Marshall à la fin du XVIIIe siècle7. Tous les lecteurs d’une Maison rustique savent d’instinct qu’il n’est pas raisonnable d’affronter à la légère la « routine » paysanne (le mot n’est qu’un doublet péjoratif de « coutume ») pour s’apercevoir, trop souvent et à ses dépens, que c’est elle qui avait raison.
A notre sens, ces considérations suffisent à rendre compte de ce qui peut nous apparaître aujourd’hui - bien à tort - comme une certaine étroitesse de vues. A tort, puisque cette étroitesse n’était, compte tenu des circonstances, qu’une prudence tout à fait justifiée. C’est à cette prudence nécessaire qu’il faut mesurer la portée des idées nouvelles de chaque moment, non aux conséquences qui ont pu en être tirées un ou deux siècles plus tard. Deux exemples semblent particulièrement instructifs dans cette perspective, ceux de Bernard Palissy et de Camillo Tarello.
Palissy n’a pas besoin d’être présenté. L’histoire de France l’a héroïsé depuis longtemps comme le type même de l’inventeur génial et malchanceux. S’il a sa place ici, c’est parce qu’il a écrit sur le rôle des sels dans la végétation, et parce qu’au XIXe siècle, on a voulu faire de lui un précurseur de la fertilisation minérale. Mais l’anachronisme est évident. Qu’était-ce qu’un « sel » au XVIe siècle, en plein âge d’or de l’alchimie ? Au milieu du siècle suivant, lorsque Glauber découvre le sel qui porte toujours son nom dans les pays anglo-saxons (le sulfate de soude), il lui prête immédiatement toutes sortes de vertus plus mirifiques les unes que les autres. Ce mélange de raison et de déraison nous surprend. Il était normal en un temps où les moyens encore très limités de l’expérimentation étaient largement dépassés par l’attrait des mondes nouveaux qui s’ouvraient de toutes parts. Ce « bouillonnement de la Renaissance » a été parfaitement décrit par R. Lenoble8 Dès lors, est-il permis de supposer que Palissy raisonnait à la manière d’un chimiste comme Liebig, plutôt qu’à celle d’un alchimiste comme Glauber ? La chose n’est guère vraisemblable ; et même si c’eût été le cas, ses contemporains ne l’auraient pas compris. Au surplus, l’effet fertilisant des cendres (qui sont des sels), n’était nullement une nouveauté. On le connaissait depuis longtemps, tant par la pratique de l’essartage et de l’écobuage (que Palissy eut l’occasion d’observer dans les Ardennes) que par l’emploi comme engrais des cendres domestiques ou industrielles, qui était général. La question est celle-ci : pouvait-on tirer des idées de Palissy des préconisations à la fois nouvelles et utilisables dans la pratique ? Selon toute apparence, non. Ce qui explique que malgré son titre accrocheur, la Recepte véritable par laquelle tous les hommes de France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors (1563) n’eut jamais de seconde édition, alors que la Maison rustique d’Estienne et Liébault en eut une centaine. Le nombre d’éditions n’est certes pas un critère absolu, mais il n’est pas non plus très raisonnable de refuser d’en tenir compte.
Le titre de la Recepte évoque les « mystérieux », comme les a appelés A.-J. Bourde9. Dans la tradition des alchimistes ou des adeptes de la magie naturelle, ces mystérieux, étaient des vendeurs de « liqueurs prolifiques », de « poudres végétatives » et autres « élixirs philosophiques » censés produire la multiplication des récoltes. Leurs travaux ont fait l’objet d’une importante synthèse par l’abbé Le Lorrain de Vallemont au début du XVIIIe siècle : Curiositez de la nature et de l’art sur la végétation, ou l’agriculture et le jardinage dans leur perfection (1705). Il ne faudrait pas faire de tous ces mystérieux de simples charlatans. D’abord parce que beaucoup d’entre eux étaient de bonne foi (ce qui, d’ailleurs, ne change pas grand-chose). Ensuite parce que d’autres ont pu faire des découvertes véritables (ne serait-ce que par hasard). Mais en agronomie, les idées ne suffisent pas, aussi excellentes soient-elles. Ils faut en plus qu’elles conduisent à des innovations dont les effets soient assez sûrs, assez réguliers pour qu’il vaille la peine de changer les pratiques existantes. Deux siècles après Palissy, les « gens à secrets », comme on les appelait aussi, étaient encore actifs. Mais il semble bien qu’au total, cette activité ait été plutôt contre-productive, dans la mesure où elle entretenait un climat de scepticisme généralisé envers toutes les innovations quelles qu’elles fussent (voir encadré p. suiv.).
Camillo Tarello était tout le contraire d’un mystérieux. L’idée qui l’a rendu célèbre, présentée dans le Ricordo di agricoltura (1567) était de cultiver le trèfle en rotation avec les céréales. Cette idée fera de lui l’« inventeur » des assolements dits alternes, après que ceux-ci auront été mis à la mode deux siècles plus tard, et par exemple un auteur comme Thaer cite Tarello avec éloges au début du XIXe siècle. Mais là encore, il faut y regarder de plus près. L’idée était-elle nouvelle ? Si oui, de quelle logique procédait-elle ? Et si non, Tarello proposait-il autre chose que de généraliser une pratique déjà connue ici ou là ? Dans les deux cas, quels moyens nouveaux fallait-il mettre au point ( en matière de semis, de travail du sol…) pour passer de la théorie à la pratique ? Et surtout, pour quels résultats ? On se doute, au point où nous en sommes, que la plupart de ces questions sont sans réponse. Il ne semble même pas, si l’on suit M. Ambrosoli10, que Tarello ait vraiment pratiqué ou expérimenté lui-même l’innovation qu’il préconisait. Tout incite donc à penser que ses propositions, quoique purement empiriques en apparence, n’étaient guère moins abstraites que celles de Palissy.
Cela étant, on comprend que le genre « maison rustique », qui représente la pérennité d’une certaine sagesse, ait eu une aussi longue carrière. Le premier grand succès international date du XIVe siècle : c’est le Liber ruralium commodorum de Pier de’ Crescenzi (vers 1305). On en a recensé plus de 130 manuscrits en six langues (la traduction française, le Livre des prouffitz champestres et ruraulx, est de 1373). Dès 1471, l’ouvrage est imprimé et connaît
[Encadré]
COMMENT LES « GENS A SECRETS » ENTRETIENNENT LE SCEPTICISME
Diverses Personnes se plaignent […] parce qu’elles sont trompées en acquérant les Marchandises, Matières, Procédés que vendent les gens à secret ou autres, & en suivant des conseils publiés sur les Sciences, Arts & Métiers. Nous avons promis de les aider à éviter ces pertes de tems & d’argent, & nous l’avons fait quelquefois par des Notes ou Articles, ou quelques mots seulement ; & nous continuerons, quand toutes-fois il ne se trouvera pas trop d’obstacles à découvrir la vérité, ou d’inconvéniens à la dire. Il n’est pas toujours à propos de dénoncer la fausseté des promesses des Annonces ou l’impéritie des Conseils au premier moment où ils sont publiés, parce que l’enthousiasme avec lequel on adopte en général ce qui est annoncé comme nouveau & merveilleux, & les mille Papiers publics qui en répètent en peu de tems les éloges fournis pas les Auteurs même des nouveautés, empêcheroient qu’on ne pût profiter d’un avis unique donné froidement.
[…]
Il semble que sur deux objets qui intéressent très-fort les Hommes, leur santé & leur fortune, ils ne puissent s’empêcher d’être trompés par quiconque veut l’oser. […] Nous allons indiquer ce qu’il semble qu’on est fondé à penser d’une partie de ce qui a été annoncé en 1781 & les années suivantes. En laissant toujours deux années en arrière, l’expérience aura prononcé sur le succès des Annonces. […]
Annonces de 1781
Et leur sort
1. De la multitude des Semoirs inventés, prônés, essayés, approuvés, on n’en voit encore aucun entre les mains du Cultivateur ; sa main est le semoir le plus sûr, le moins coûteux et le plus prompt.
2. De toutes les liqueurs & les poudres fécondantes & fertilisantes vantées, prônées, vendues sur approbation, ou même distribuées par des Gouvernemens, il n’en est aucune que le Cultivateur ait reconnue utile. […]
3. De tous les Mélanges vantés, de tous les moyens conseillés pour préserver les grains des maladies, ceux qu’employoient nos ayeux sont encore les seuls dont on se serve avec le plus de succès ; […]
5. De tant d’essais tentés, prônés, approuvés pour faire éclore les poulets à la faveur du fumier, des étuves, de la chaleur de l’eau, il ne nous reste de profitable dans ce climat que l’usage naturel de les confier à la poule, dont l’instinct est plus habile que notre industrie.
6. Les Jardiniers ne se servent pas d’eau de rosée pour faire tremper les graines de cette immense quantité de légumes & de fleurs qui couvrent nos tables et nos parterres. Celui qui conseille ce procédé ne sait, ni comme Physicien ni comme Chymiste, que la rosée n’est qu’une eau d’évaporation, sans qualités propres à fertiliser, féconder ni hâter la végétation plus que l’eau de pluie.
7. Le conseil de multiplier les Choux de boutures n’est point économique, ni le plus naturel & le plus sûr ; ils viennent si aisément & si beaux de semence, qu’il y auroit de la maladresse à préférer la multiplication par boutures, réservée en général pour les plantes à fleurs doubles, & celles dont la graine est plus long-tems à fournir un fort plant que la bouture.
[Extrait de la Bibliotheque Physico-économique, Instructive et Amusante, Année 1788 ou 7e Année, Tome I, pp. iij-xj.]
sous cette forme de nouveaux succès : plus de 50 éditions se succéderont jusque dans les années 1570.
Le second succès, qui sera le premier en termes de diffusion, est le Praedium rusticum de Charles Estienne (1554), plus connu sous le titre de sa traduction française par Jean Liébault, L’Agriculture et Maison rustique, parue en 1564. C’est le record toutes catégories : une centaine d’éditions en six langues jusqu’en 1702, soit pendant près d’un siècle et demi ! Aucun autre ouvrage ne semble avoir approché ce niveau avant le XVIIIe siècle. Pas même le célébrissime Théâtre d’Agriculture et Mesnage des champs, d’Olivier de Serres (1600).
Comme Palissy, comme Sully et pour les mêmes raisons qu’eux - des raisons fort honorables mais qui doivent plus à la politique qu’à l’agronomie - Olivier de Serres a été héroïsé à la fin du XVIIIe siècle. Et cela à un point tel qu’il est devenu pratiquement impossible d’en parler avec objectivité. Que le Théâtre d’Agriculture soit un grand livre, nul ne le conteste. Mais est-il aussi original, aussi unique, aussi exceptionnel qu’on se plaît à le répéter depuis la réédition de 1804 ? Pour le savoir, il faudrait en comparer le contenu, point par point, avec celui des ouvrages contemporains. Tant qu’un tel travail n’aura pas été fait (et publié), il sera impossible de conclure dans un sens ou dans un autre. Le Théâtre a eu 19 éditions de 1600 à 1675 : c’est plus qu’honorable, mais on reste tout de même assez loin de la Maison rustique d’Estienne et Liébault, surtout si on observe qu’il n’a jamais été traduit en d’autres langues11. A partir de 1603, d’ailleurs, l’ouvrage porte un sous-titre qui dispense de plus amples commentaires : Ici est representé tout ce qui est requis et necessaire pour bien dresser, gouverner, enrichir et embellir la maison rustique…
Le modèle de la maison rustique conservera sa prépondérance encore longtemps. La Nouvelle Maison rustique de Louis Liger, est régulièrement rééditée de 1700 à 1792, et même encore en 1798 si on tient compte de l’édition Bastien12. Mais ce qui faisait sa force - une certaine sagesse alliée à un goût prononcé pour l’exhaustivité - va bientôt faire sa faiblesse. Dans l’édition Bastien, il est question de tout, absolument tout ce qui peut intéresser les propriétaires ruraux : de l’acquisition d’une terre à l’apothicairerie et aux tâches de l’office en passant par le métré des bâtiments, la basse-cour, le commerce des bois, l’arpentage, l’orangerie, la cueillette des simples, ou les oiseaux de volière. Il y a quelque chose de confondant dans cet immense effort pour ne rien laisser échapper de ce qui pouvait avoir quelque importance dans la vie des gens aisés à la campagne. Et de ce point de vue, l’ouvrage est une source historique d’un intérêt incontestable. Mais sur ses 2828 pages, on n’en trouve guère plus de 10% qui traitent encore d’agriculture. L’agronomie est réduite à la portion congrue.
Quand et par quoi l’ancien le modèle de la maison rustique a-t-il été supplanté ?
Disons d’abord qu’il ne l’a été que peu à peu. Le commencement de sa fin se situe indubitablement en 1750, quand Duhamel du Monceau fonde ce qu’on peut appeler l’agronomie expérimentale. L’épisode a été raconté en détail par A.-J. Bourde13, et on y reviendra plus loin. Le seul aspect qui doit nous retenir ici est l’accroissement véritablement explosif du nombre de publications qui commence au même moment - c’est-à-dire bien entendu du nombre d’auteurs et de lecteurs. Car cet accroissement n’est pas seulement quantitatif ; il aboutit, sur le plan même des contenus, à des changements sur lesquels on n’a pas assez insisté. Les Maisons rustiques à l’ancienne étaient des compilations solitaires, signées (sinon rédigées) par un unique auteur. La Maison rustique du XIXe siècle est un ouvrage collectif : la liste des collaborateurs ne compte pas moins de 61 noms14. Cela change beaucoup de choses. Le partage des tâches entre spécialistes, qui est une condition nécessaire au fonctionnement de toute discipline qui se veut scientifique, est désormais un fait acquis, en agronomie comme ailleurs. Ce qui ne veut pas dire que de ce seul fait, l’agronomie serait soudain devenue « scientifique » ! Il y aura encore du chemin à faire. Ce n’est pas un hasard si le titre Maison rustique reste très employé au XIXe siècle : cela exprime sans doute un besoin de continuité qu’il ne faut pas sous-estimer. Mais il ne faut pas non plus s’y laisser prendre. Le titre ancien ne recouvre plus l’ancienne marchandise.
Il semble bien que la formule qui a le plus directement supplanté celle de l’ancienne Maison rustique soit celle du Dictionnaire, où l’ordre alphabétique des sujets offrait plus de souplesse aux éditeurs et aux auteurs. Là encore, les choses ne se sont pas faites d’un seul coup. Le Dictionnaire oeconomique de Noël Chomel date de 1709, et quelques années plus tard, Liger publiait un Dictionnaire pratique du bon ménager en 1715. Mais c’est avec l’Encyclopédie que le genre prend toute sa dimension - en devenant collectif justement. L’Encyclopédie elle-même, on le sait, comprend de nombreux articles sur l’agriculture. C’est cependant dans les années 1780 que le tournant est pris, avec, à quelques années d’intervalle, la parution des premiers volumes du Cours complet de l’abbé Rozier (1781) et de la série Agriculture de l’Encyclopédie méthodique, dirigée par l’abbé Tessier (1787).
L’histoire de ces deux publications est compliquée à souhait. Sans entrer dans les détails15, rappelons que ni Rozier (tué pendant le siège de Lyon en 1793) ni Tessier (qui, lui, traversera la Révolution sans y laisser autre chose que son titre d’abbé), ne vinrent à bout de leurs projets respectifs. Le dernier volume du Cours de Rozier ne paraît qu’en 1805, celui de l’Agriculture de Tessier (suppléé par Bosc) en 1816. Mais dès 1809, l’éditeur Deterville publie un Nouveau Cours complet d’Agriculture […], ouvrage rédigé sur le plan de celui de feu l’abbé Rozier, duquel on a conservé les articles dont la bonté a été prouvée par l’expérience. Un des principaux rédacteurs en est Bosc, et l’ouvrage est en fait une synthèse du Rozier et du Tessier. Le succès de ce Nouveau Cours complet (en 13 tomes) ouvre la voie à une concurrence effrénée qui va durer jusque vers 184016. Si bien que pendant toute cette période, les Cours complets, Nouveaux ou non, se multiplient. Il y en a près d’une quinzaine qui portent des titres analogues, qui ont tous entre 12 et 18 volumes, et qui offrent tous un mélange hétéroclite de textes originaux et de textes recopiés, corrigés ou augmentés à plusieurs reprises. Si bien que de fastidieuses vérifications sont nécessaires lorsqu’on veut savoir exactement qui a écrit quoi et à quelle date. On conçoit que cela constitue une vraie difficulté, qui a rebuté trop de chercheurs. Mais il faut faire la part des choses. Aucun travail d’histoire ne peut se dispenser d’une sérieuse critique des sources, quelles qu’elles soient. Et s’il y a beaucoup de choses à écarter dans ces innombrables volumes, il faut savoir qu’ils renferment aussi une multitude d’informations originales et qu’on aurait bien du mal à trouver ailleurs.
Cependant, notre propos ici n’est pas de réhabiliter cette littérature, sur laquelle chacun est libre de se faire son opinion. Notre propos est seulement de comprendre comment le genre Maison rustique a pris fin, et par quoi il a été remplacé. Il a pris fin, on l’a vu, entre 1750 et 1800. Mais il n’a pas disparu sans descendance. Ces Cours complets ou Dictionnaires qui se multiplient entre 1780 et 1840, sont des entreprises gigantesques, où on retrouve la même volonté d’exhaustivité qui était celle des anciennes Maisons rustiques, encore plus démesurée s’il est possible. Certes, le contenu a changé. Il est plus « technique » (pour ne pas dire plus « scientifique »). Mais l’état d’esprit des éditeurs (c’est-à-dire, on peut le présumer, des acheteurs) est resté à peu près le même. Il s’agit toujours d’avoir sous la main tout ce qu’il peut être utile de savoir quand on est propriétaire…
Ajoutons pour finir que l’histoire ne s’achève pas dans les années 1840. A partir de la fin des années 1830, il est vrai, le succès de la Maison rustique du XIXe siècle (sept éditions de 1835 à 1865) met fin à celui de la première génération des Cours complets ou Dictionnaires […]. Mais pour un temps seulement. Dès 1859 commence à paraître l’Encyclopédie pratique de l’Agriculteur, de L. Moll et E. Gayot (Firmin Didot, 13 tomes, 1859-1877). Et il y aura encore le Dictionnaire d’Agriculture de J.A. Barral et H. Sagnier (Hachette, 4 tomes, 1886-1892). Sans parler d’ouvrages plus généraux comme le Dictionnaire des Arts et Manufactures et de l’Agriculture, de C. Laboulaye, qui a eu six éditions entre 1845 et 1886. Mais après 1900, les dictionnaires, trop volumineux sans doute, disparaissent de la circulation. L’Encyclopédie agricole de l’éditeur Baillière n’est plus le titre d’un ouvrage unique (fût-il collectif) mais le nom d’une collection d’ouvrages de même format, qui comptera plus d’une centaine de titres publiés entre 1900 et 1940. Le seul véritable survivant du genre sera le Larousse agricole (1921), dont la dernière édition a paru en 2002
Fin du chapitre
1 « Agronome » est attesté au XIVe siècle (en 1361 d’après le Petit Robert, en 1372 d’après le Trésor de la langue française), mais il s’agit d’un « hellénisme isolé » employé par Nicolas Oresme dans sa traduction de la Politique d’Aristote, sans rapport avec notre sujet.
2 Pour plus de détails, voir Bourde 1967, I : 365-368. A noter que le mot « agrologie » apparaît presque au même moment (cf. la Méthode nouvelle et utile, sous le titre d’Agrologie, pour bien connoistre la nature de chaque espèce de terres, & les façons les plus sures pour les rendre fertiles […] par Idlinger (baron) d’ Espuller, 1771). Mais il n’entrera dans l’usage que beaucoup plus tard, probablement dans le Cours d’Agriculture du comte de Gasparin, en 1843.
3 Alors que les savoirs indigènes ont fait l’objet d’une abondante littérature dans des domaines comme la botanique, la zoologie, etc., il n’y a pratiquement rien dans le domaine de l’agronomie. Pour une exception, cf. Meininger 1998.
4 Sur ces deux textes, cf. J.-L. Huot, Les Sumériens, 1989, p. 86, et M. Civil, The Farmer’s Instruction, A Sumerian Agricultural Manual, Barcelone, 1994. Le dialogue entre la houe et l’araire est en ligne sur : (http://www.gatewaystobabylon.com/myths/texts/disputations/hoevsplough.html).
5 Calendrier du bon cultivateur, ou Manuel de l’agriculteur praticien, 1821,10 éditions jusqu’en 1860.
6 Cette controverse est présentée dans l’article « Mariotte » du Dictionary of Scientific Biography de C. C. Gillispie (vol. IX, 1974, p. 114) ; Mariotte n’en publia les résultats que douze ans plus tard, dans De la végétation des plantes (1679).
7 Source
8 Histoire de l’idée de nature, Paris, Albin Michel, 1969, p. 279.
9 Cf. Bourde 1967, I : 207-216; un titre encore plus accrocheur que la Recepte est Le secret des secrets ou le secret de faire rapporter à la terre beaucoup de grains avec peu de semences, par Prieur de Laperrière, 1698.
10 Scienziati, contadini e proprietari : botanica e agricoltura nell’Europa occidentale 1350-1850. Turin, Einaudi, 1992 (trad. anglaise : The Wild and the Sown, 1997, pp. 136-141).
11 Ce qui ne peut pas être un simple hasard, puisque La cueillette de la soye (1599) a été traduite en anglais dès 1607. La seule explication qui vienne à l’esprit est que le Théâtre n’est pas apparu assez différent des autres Maisons rustiques pour qu’il vaille la peine de le traduire.
12 Chez Déterville et Deray, 3 vol. in 4°, 2828 p. Il y aurait encore eu une édition en 1804.
13 Réf.
14 Dans l’édition de 1844-1845; il y en a eu six autres, échelonnées entre 1835 et 1865.
15 Pour ceux-ci, voir l’appendice bibliographique à la fin du volume.
16 On peut avoir une idée de ce succès grâce à la liste des souscripteurs publiée à la fin du 16e et dernier tome du Nouveau Cours complet de 1821-23 (réédition chez Deterville de celui de 1809) : 618 souscripteurs (dont 184 libraires) en ont commandé 1430 exemplaires.