2007(5) : « L’histoire des techniques : par qui ? pourquoi ? »

L’HISTOIRE DES TECHNIQUES : PAR QUI, POURQUOI ?

 

TROIS EXEMPLES

 

>> Le tire-bouchon

*Evan Perry, Corkscrews & Bottle Openers, Shire Publications, 1980 (rééd. 1998).

*Quatre articles sur les récipients pour le transport des vins dans l’Antiquité, in Techniques et Economie antiques et médiévales, sous la dir. deD. Garcia et D. Meeks, Ed. Errance, 1997, pp. 109-131.

 

>> Le fil de fer barbelé

*Henry & Frances McCallum, The Wire That Fenced the West, Univ. of Oklahoma Press, 1965.

*Robert T. Clifton, Barbs, Prongs, Points, Prickers & Stickers, ibid., 1970.

*Morris & Goscinny, Des barbelés sur la Prairie (n° 29 des aventures de Lucky Luke), Dupuis 1977.

*Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Ed. La Fabrique, 2000.

 

>> Le froid

*Roger Thévenot, Essai pour une histoire du froid artificiel, Institut International du froid, 1978.

*Xavier de Planhol, L’eau de neige, Fayard 1995.

 

 

L’HISTOIRE DES TECHNIQUES : PAR QUI ?

 

Remarque préliminaire. On peut, très sommairement, classer les innovations majeures qui ont fait l’agriculture actuelle en quelques domaines qui sont :

- la mécanisation, suivie par la motorisation, l’informatisation…

- le travail du sol, la fertilisation…

- la lutte contre les ennemis des cultures, les épizooties;

- la sélection génétique, animale et végétale ;

- la conservation et le transport des produits ;

- les aménagements qui relèvent classiquement du Génie rural (bâtiments d’exploitation, adduction d’eau, électricité, irrigations et drainages, chemins…), etc.

Il est facile de vérifier que sur tous ces sujets, notre historiographie est pratiquement muette… sauf quand des non-historiens ont pris l’initiative. Ce sont :

 

>>Des « anciens »

*J. Baratte, Si la motoculture m’était contée, GEP, 1976.

*Albert Rémy, Le machinisme agricole en Eure-et-Loir 1850-1990 (document polycopié s.d.).

*Jean Noulin, Moissonneuses et batteuses en France, E/P/A, 1995.

*… et R. Thévenot (déjà cité), Raymond Laurans, fondateur de la Société d’Ethnozootechnie (et son successeur Bernard Denis), Jean Boulaine, et bien d’autres...

 

>> Des institutions

*Le Cinquantenaire de la Bouillie bordelaise, 1935 (Supplément à la Revue de Pathologie végétale…, vol. XXII).

*Cinquante ans de Machinisme agricole : une dizaine d’articles publiés en 1974 dans Tracteurs et Machines agricoles, 50, n° 3 à 11 (par notamment M. Aubineau, R. Carillon, E. Dalleinne, etc.).

*Denis Lefèvre, Eleveurs, passions solidaires – 50 ans de coopération d’élevage et d’insémination artificielle, UNCEIA, 1997.

 

>> Des collectionneurs (= historiens par les objets)

*Ils sont nombreux : le recensement en cours par l’AFMA en est à 1800 musées et collections de matériel agricole en France.

*Une abondante littérature leur est destinée (cf. le livre de J. Noulin déjà cité) ; il y a des éditions et même des librairies spécialisées. Sur la passion collectionneuse : Roger Welsch, Old Tractors and the Men Who Love Them, Motorbooks International, 1995.

 

>> Des journalistes, des érudits, des amateurs…

*Jean Vennetier, De Puzenat à IVECO, Editions des Cahiers Bourbonnais, 1992.

*Denis Lefèvre, 1997 (déjà cité).

*Henri Letourneau, L’Industrie du machinisme agricole à Vierzon, Guénégaud, 2003.

 

>>Et même quelques chercheurs

*Mme Poisson, « Conservation du grain en silos étanches - Introduction et étude historique », Annales de Technologie (INRA), 1960, pp. 117-137.

 

COMMENT COMPRENDRE CETTE ABSTENTION DES HISTORIENS ?

 

>> Le problème n’est pas nouveau. Cf. Mme du Châtelet à Voltaire : « … toutes ces batailles qui n’ont décidé de rien, et où on ne nous dit même pas de quelles armes on se servait pour se détruire ! ». Cf aussi les bonnes intentions (non suivies d’effets) de Marc Bloch et Lucien Febvre dans les années 1930…

 

>>Est-ce une question de cultures (littéraire/scientifique/technique) qui s’ignorent ? Oui mais pas seulement. Il faudrait aussi s’interroger sur les contraintes matérielles et intellectuelles (conformisme, modes) spécifiques au milieu universitaire. Par exemple :

 

>>>>pour Bachelard l’histoire des sciences est une histoire jugée, par opposition à l’histoire neutre qui est celle des historiens (cf. L’activité rationaliste…, 1951, chap. I ; « L’actualité de l’Hist. des Sciences » (1951), dans L’engagement rationaliste, pp. 137-152 ; Le matérialisme rationnel, 1953) ; on peut soutenir que c’est encore plus vrai pour l’histoire des techniques ;

 

>>>>la spécialisation par périodes (à l’échelle du siècle, voire du demi-siècle), qui caractérise la recherche historique « normale », n’a pas de sens en histoire des techniques.

 

 

L’HISTOIRE DES TECHNIQUES : POURQUOI ?

 

>>Pour la recherche ? Cf. la récente journée de l’INRA sur ce sujet (24 oct. 2006).

 

>>Pour l’enseignement ? Les choses semblent commencer à bouger dans ce domaine-là aussi. Cf. par ex. le programme 2006/2007 de l’Espace Mendès-France à Tours (www.maison-des-sciences.org).

 

>>Pour la culture dite générale ? (A tort, puisqu’elle ignore les techniques !) C’est peut-être la question de fond ; je la formulerais ainsi : Les techniques doivent-elles être enseignées dans une perspective strictement utilitaire (professionnelle) ou comme des connaissances dignes d’intérêt pour elles-mêmes ? Quelques réflexions en ordre dispersé :

 

>>>>L’idée de Diderot, qui est à la base du projet de l’Encyclopédie, (cf. l’article « Art ») est précisément de faire connaître les « arts » aux personnes qui ne les pratiquent pas. Cette idée n’a jamais été réellement mise en œuvre. Malgré des tentatives souvent renouvelées, il n’existe toujours pas de « culture technique » aujourd’hui.

 

>>>>La science elle-même paraît fonctionner de moins en moins comme une « culture », pour des raisons diverses parmi lesquelles on peut citer des spécialisations trop étroites, une professionnalisation trop exclusive…

 

>>>>Or dans l’enseignement scientifique ou des technique, n’est-il pas illusoire de vouloir coller à la dernière actualité dans tous les domaines ? Et plutôt que d’y prétendre, ne vaudrait-il pas mieux situer historiquement ce dont on parle ? C’est ce que fait par ex. R. Feynman dans The Character of Physical Law, 1967 (trad. fr. 1970).

 

>>>>La pratique scientifique elle-même implique une conscience historique. Des revues comme Nature, Science, etc., font souvent appel à des journalistes scientifiques pour mettre en perspective des contributions purement scientifiques, et permettre ainsi à d’autres qu’à la poignée de spécialistes concernés d’y comprendre quelque chose. (Pour un exemple récent : « Two Rapidly Evolving Genes Spell Trouble for Hybrids », Science, 24 nov. 2006, pp. 1238-1239.)

 

>>>>Mais comment surmonter l’attitude encore très répandue de dédain amusé, voire de véritable phobie de l’histoire (prise pour du passéisme), dans les milieux scientifiques et surtout techniques ?

 

EN GUISE DE CONCLUSION

 

On n’a pas assez mis en évidence le rôle fondateur de la conscience historique dans la pensée scientifique. L’esprit critique (la vérification des témoignages, nécessairement historique) et l’esprit scientifique se sont développés ensemble.

 

Je serais tenté de distinguer trois modes de transmission des connaissances : pratique (apprentissage sur le tas, techniques « maternelles » de l’enfance, etc.) ; dogmatique ; et historique. (Auxquels il faudrait peut-être ajouter un mode démonstratif, caractéristique des mathématiques).

 

Autant que faire se peut, ces trois modes doivent être associés. Le mode dogmatique a l’avantage d’aller plus vite ou de demander moins de moyens que les autres. Il n’est pas condamnable en soi, s’il n’est pas trop exclusif. Le recours à la pratique (« La main à la pâte ») est un correctif nécessaire, mais qui a aussi ses limites. L’histoire des notions est le seul moyen de faire comprendre qu’elles ne sont pas arbitraires. Coupées de leur histoire, les sciences risquent d’apparaître comme des doctrines parmi d’autres. On peut se demander si le succès des doctrines dites « alternatives » comme celles qui sont à la base de l’agriculture « biologique » ne vient pas de là.

 

Il arrive même qu’en l’absence de connaissance historique, il n’y ait plus de connaissance du tout : voir les incendies de forêts dans le Midi, qui donnent lieu chaque été à un déferlement d’absurdités d’autant plus consternantes qu’elles se reproduisent à l’identique année après année…

François Sigaut

Le 11 janvier 2007