Tapuscrit n°6-30 daté du 15 janvier 2008 (14 feuillets). Réflexion générale sur les techniques en partant de l’absence de certaines techniques en Amérique précolombienne : la roue, la faucille… Agricultures masculines, agricultures féminines (en lien avec l’activité textile). Critique de la notion de révolution néolithique. Berdaches. Esclavage. Spécialisation tribale. Castes. Sociétés indivisées.
LES TECHNIQUES AMÉRICAINES
Voilà un demi-siècle, C. Lévi-Strauss affirmait que « les différences constituent l’objet propre de l’ethnologie »1. On peut entendre cette maxime de diverses façons. Celle que je défends ici est la plus simple et la plus banale qui soit : la science est le développement de la curiosité, et la curiosité naît de l’étonnement. Nos propres façons de faire nous sont trop familières pour que nous nous interrogions à leur sujet, spontanément du moins. C’est en découvrant des façons de faire étranges, mais aussi familières ailleurs que les nôtres le sont chez nous, que nous en devenons capables. Voilà pourquoi, dit-on, les voyages forment la jeunesse.
Depuis sa découverte, l’Amérique a joué un rôle de premier plan dans cette propédeutique de l’étonnement chez les Européens. Pas dans tous les domaines cependant, et notamment pas dans celui des techniques. Le contraste est flagrant avec la Chine, l’Inde ou les pays du Levant, dont certaines productions sont restées insurpassées en Europe jusqu’en plein XIXe siècle et dont on a souvent souligné l’apport technique et scientifique à notre propre civilisation2. En Amérique, il semble que la vision qui a prévalu depuis longtemps (depuis toujours ?) soit au contraire tout à fait négative. Avant l’arrivée des Européens, on n’y connaissait ni le métal, ni la roue, ni les animaux domestiques, ni rien de ce qui allait de soi partout ailleurs. Ce sont ces manques qui semblent avoir surtout frappé les anthropologues, et pour ainsi dire détourné leur attention. En l’espèce, et c’est peut-être l’exception qui confirme la règle, l’étonnement n’a pas stimulé les esprits, il les aurait plutôt égarés.
Comment revenir au bon sens ? Il faut d’abord redire qu’on ne peut pas poser de bonnes questions à partir de notions trop abstraites. La domestication des animaux, par exemple, cela n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des rapports hommes-animaux d’une immense diversité, diversité dans laquelle les cas dits de « domestication » ne représentent qu’un ensemble découpé de façon plus ou moins arbitraire3. Il est vrai que la plupart des sociétés amérindiennes n’avaient pas d’animaux « domestiques » au sens habituel du terme. Mais d’une part, les exceptions étaient nombreuses – le chien, la dinde, les camélidés andins, le cobaye… – et d’autre part, la rapidité avec laquelle les Indiens des Plaines, au Nord comme au Sud, adoptèrent le cheval montre bien que chez eux du moins il n’y avait pas d’obstacles mentaux ou culturels à la domestication. La réalité, c’est que quand le cheval apparut dans leur environnement, les Indiens des Plaines surent très vite voir et utiliser à leur façon les possibilités nouvelles qu’il leur offrait. La seule question intéressante pour nous est de savoir comment exactement les choses se sont passées. Qu’on décide ensuite qu’il s’est agi d’une « domestication » ou non, cela n’a qu’un intérêt limité, dans la mesure où cela n’ajoute rien à notre compréhension des faits.
On pourrait faire les mêmes remarques à propos de la roue. La roue aussi, en un sens, est une notion abstraite, si on la considère indépendamment des appareillages dont elle fait partie. C’est nous qui, après coup et dans le but (certes justifié) de classer nos documents, avons regroupé sous ce terme des mécanismes variés (roue de véhicule, mais aussi tour, meule tournante, etc.) qui, pour autant qu’on le sache, sont apparus indépendamment les uns des autres. De ce point de vue, l’absence de la roue dans le Nouveau Monde n’est pas une énigme, mais une collection hétérogène d’énigmes différentes dont on n’a aucune chance de trouver les clefs si on ne les traite pas chacune pour ce qu’elle est.
C’est ce dont on peut se rendre compte en revenant vers l’Ancien Monde, qui a lui aussi ce genre d’énigmes. La brouette par exemple. Pourquoi donc cet engin si simple, que la Chine connaît depuis le début de notre ère, n’apparaît-il en Europe qu’au XIIIe siècle ? Depuis peut-être un siècle que la question est posée, personne n’a trouvé une réponse vraiment convaincante. Est-ce une raison pour invoquer on ne sait quelle incompatibilité avec la culture européenne ? Et à ceux qui objecteraient que le cas de la brouette est un peu trop anecdotique, je répondrai par celui-ci, d’une toute autre dimension : du Maroc à l’Afghanistan, au XIXe siècle, il y a une aire immense dans laquelle le véhicule à roues est absent. Il y existait dans l’Antiquité, et c’est même sans doute au centre de cet espace, en Mésopotamie, qu’il fut inventé. Mais à l’époque moderne, il avait disparu depuis de nombreux siècles, sans qu’on sache exactement quand ni pourquoi. On a fait l’hypothèse que le véhicule aurait été supplanté par l’emploi du chameau de bât4. Pour des raisons que je ne peux pas développer ici, je ne la crois pas tout à fait satisfaisante, mais la question n’est pas là. La question est que voilà une région immense, dont les dimensions sont celles d’un continent, et où l’absence de la « roue » (du véhicule à roue pour être précis) est un fait aussi massif qu’en Amérique. Au point qu’on peut se demander pourquoi, avant le livre de Bulliet, personne n’avait posé ce fait comme un problème. Je n’ai pas la réponse. Mais aussi discutable soit-elle, l’hypothèse de Bulliet va dans la bonne direction. Seul l’examen détaillé des fonctions, des moyens et des conditions du transport peut permettre de comprendre pourquoi le véhicule est présent ici et absent là. Il est fort possible que la solution du problème de la roue en Amérique vienne un jour d’une meilleure compréhension de ce qui s’est passé en Iran ou en Egypte5.
Pourquoi les Inuit n’ont-ils pas inventé la machine à coudre ? La question est évidemment ridicule. Mais la question qui consiste à se demander pourquoi les Amérindiens n’ont pas inventé la roue ne l’est guère moins. Les inventions ne sont pas inscrites dans le destin des peuples. Chacune d’elles est le résultat imprévisible d’une longue accumulation de hasards. L’histoire de la machine à coudre est assez bien documentée pour que nous ayons aujourd’hui quelque idée des hasards en question. Dans le cas de la roue, nous n’en savons pratiquement rien, parce que les plus anciens documents que nous ayons ne nous informent que sur les résultats de l’invention, pas sur les démarches qui y ont conduit. La solution étant connue, quel était le problème ? Voilà la question fondamentale de l’histoire des inventions – question à laquelle il est toujours très difficile de répondre pour les époques antérieures aux temps modernes. Nous ne savons pas ce que cherchaient à faire les premiers hommes qui ont fabriqué un véhicule à roues ; nous ne savons pas ce qu’ils savaient, ce qu’ils ignoraient ni quels étaient leurs motifs. La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’ils n’avaient pas la prescience de ce que deviendrait leur invention quelques siècles ou quelques millénaires après eux. Oublier cela, c’est commettre le péché mortel d’anachronisme.
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On sait d’ailleurs tout cela depuis longtemps. Mais il ne faudrait pas en rester à un constat purement négatif. Il y a des constats d’absence qui peuvent conduire à des questions intéressantes, à condition d’être suffisamment précis. La faucille par exemple : voilà un outil qui, à ma connaissance, n’est pas attesté en Amérique précolombienne. Or le fait semble explicable, et l’explication a peut-être un certain intérêt.
La faucille est un outil susceptible d’une définition précise, qui prend en compte à la fois sa forme et les gestes de son utilisation6. Rappelons seulement que tenue d’une main, elle sert à couper des poignées de tiges (de céréales le plus souvent) qui ont été au préalable saisies de l’autre main (la main gauche pour les droitiers). Ce qui implique deux choses. L’une, que la morphologie des céréales et leur disposition dans le champ se prêtent à cette façon de faire. L’autre, qu’on ne récolte pas les épis seuls, mais les épis avec leurs tiges (sur une certaine longueur). Or ni l’une ni l’autre de ces conditions ne vont de soi. On peut récolter par poignées les céréales dites « à paille » comme le blé, l’orge, le seigle, le riz, etc., mais pas le sorgho ni le mil ni le maïs, dont les tiges ne donnent pas de « paille » à proprement parler. Quand paille il y a, on peut la récolter ou non, suivant l’usage qu’on en a (fourrage, litière, toitures, fabrication d’objets divers…). Et si enfin on la récolte, on peut, soit procéder en deux temps, c’est-à-dire récolter d’abord les épis et plus tard les tiges, soit récolter épis et tiges en même temps et par la même opération (ce qui était le procédé le plus courant en Eurasie). La faucille n’intervient dans la récolte des céréales, (1) que quand il s’agit de céréales à paille ; (2) quand on a l’usage de cette paille, et (3) quand on la récolte en même temps que les épis. Toutes les données que j’ai pu collecter le confirment : là où ces trois conditions ne sont pas réunies, soit la faucille n’est pas connue, soit elle ne sert pas à la récolte des céréales.
On aura compris à quoi tendent ces observations. La faucille est aussi absente que la roue en Amérique précolombienne – du moins n’en connais-je aucun témoignage, ni ethnographique ni archéologique. J’ignore pourquoi cette absence n’a pas été remarquée. Mais il se trouve que ce problème se résout presque de lui-même dès qu’on sait exactement ce qu’est une faucille et comment on s’en sert. A de rares exceptions près (le quinoa, etc.), le maïs était la seule céréale cultivée en Amérique. Or le maïs n’est pas une céréale à paille, et sa morphologie est telle qu’avant l’invention du corn-picker, il n’existait pas d’outils plus efficaces que la main nue pour en cueillir les épis. On peut éventuellement abattre les tiges après la cueillette (ou parfois avant) à l’aide d’un outil tranchant, mais ni l’outil ni les gestes de son utilisation ne rappellent la faucille.
La prédominance du maïs a naturellement bien d’autres conséquences que celle de l’absence de la faucille. En Mésoamérique, on prépare le maïs pour la consommation par un procédé connu sous le nom de nixtamalisation7. Les grains sont mis dans une lessive chaude d’eau et de cendres (parfois de chaux) où on les laisse tremper plusieurs heures. C’est dans cet état détrempé qu’après les avoir débarrassés de leur écorce on les passe à la meule manuelle (metate) jusqu’à obtenir une pâte homogène qui sera cuite sur plaque pour donner les célèbres tortillas. Bien que les metates ne diffèrent guère, par leur forme, des pierres à moudre de l’Ancien Monde, leur fonctionnement est radicalement différent. Ce n’est pas du tout la même chose que d’écraser des grains secs pour en faire de la farine, et d’écraser des grains détrempés pour en faire une pâte.
La nixtamalisation a, sur le plan nutritionnel, des avantages certains. Sur le plan technique, le procédé est caractérisé par ce qu’on pourrait appeler son indivisibilité. Du grain entier aux tortillas prêtes à être consommées, les opérations doivent se suivre sans interruption. Il faut donc les répéter toutes chaque jour, ce qui est le propre de beaucoup de tâches ménagères et féminines. C’est aussi ce qui exclut toute innovation. Mais pour le comprendre, il faut faire le détour par l’Ancien Monde.
Dans la Méditerranée préclassique, les femmes étaient aussi étroitement astreintes à leur meule à main que les femmes de Mésoamérique. La différence, c’est qu’elles travaillaient des grains secs pour faire de la farine8. Cette farine était destinée à entrer dans des préparations qu’il n’y a pas lieu de détailler ici (dont le pain, qui n’apparaît qu’assez tard). Le détail important est qu’entreposée dans de bonnes conditions, la farine se conserve plusieurs jours, plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Or cette « conservabilité » (qu’on me pardonne ce barbarisme) a joué un rôle essentiel dans la diversification de la filière. C’est parce que la farine se conserve qu’on peut interrompre le cours des opérations. Que donc les opérations d’amont (mouture) et d’aval (préparation des mets directement consommables), pourront être déconnectées, devenir des activités séparées, et finalement des professions distinctes (meunier, boulanger…). Cela prendra de nombreux siècles, avec des modalités et une chronologie très variables selon les régions, car il est évident que la conservabilité de la farine n’est pas le seul facteur en cause. Mais c’est le facteur premier. Si la farine ne se conservait pas, il faudrait enchaîner sans interruption toutes les opérations qui vont du grain brut au mets consommable, et on se retrouverait dans la situation mésoaméricaine, dans laquelle il n’y a pas d’ouverture pour le changement technique. C’est ce que montre de façon tout à fait convaincante l’article déjà cité d’A.J. Bauer : les techniques de la meunerie européenne sont introduites au Mexique dès les premiers temps de la colonisation, mais elles ne s’appliqueront qu’aux céréales européennes et rien ne changera dans la fabrication des tortillas de maïs avant le XXe siècle.
Or cette situation est singulièrement lourde de conséquences. Il est vital que les femmes remplissent sans défaillance leur tâche nourricière quotidienne. Il n’y a pas d’alternative pensable : c’est cela ou c’est la fin de tout – la faim de tous si on me passe cet à-peu-près. Même à la guerre, les soldats doivent être suivis par des femmes en nombre (une pour cinq ou six hommes) pour la confection de leurs tortillas quotidiennes. Ce qui réduit d’autant plus la mobilité de l’armée que ces femmes elles-mêmes doivent être nourries. D’après Bauer, ce handicap a joué un rôle important dans la défaite de Santa Anna en 1847 contre une armée américaine qui était équipée de cuisines roulantes. Et le machisme mexicain, qui a fait couler tant d’encre, n’est pas sans rapport avec cette situation. Ce n’est pas tant une affaire de sexe qu’une affaire de ventre ; or la nourriture est quelque chose de bien plus fondamental que le sexe. Le résultat est une conception globale, enracinée dans des millénaires d’une pratique quotidienne immuable, qu’on ne peut pas réduire à une simple idéologie.
Naturellement, la réalité est beaucoup plus diverse que ce que je viens d’en dire. Il existe bien d’autres procédés de préparation du maïs que la nixtamalisation, et je n’ai pas dit un mot des millets, du riz, etc. Je n’ai pas non plus parlé du batan, cette pierre à moudre si singulière des régions andines, dont on sait si peu de choses parce que personne n’a daigné s’y intéresser. Mais cela n’ôte rien, je crois, à la valeur démonstrative des exemples proposés. Qu’il faille élargir les comparaisons, c’est l’évidence. Mais il faut bien commencer quelque part : l’intérêt des exemples américains est d’offrir à l’anthropologie comparée des commencements de ce genre, dont l’intérêt est souvent exceptionnel. C’est du moins ce dont j’espère arriver à convaincre quelques lecteurs.
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Un exemple peut-être encore plus suggestif que ceux que je viens d’évoquer est tiré du travail classique de Driver et Massey, que je citerai surtout à partir du résumé qu’en a publié H. Driver en 19619. Il s’agit de deux cartes de répartition, représentant l’une la « Division sexuelle du travail en horticulture », l’autre les « Matières dominantes dans le vêtement ». Le rapprochement de ces deux cartes montre une coïncidence presque parfaite entre présence du coton et « horticultures » masculines d’une part, entre absence du coton et « horticultures » féminines d’autre part. D’où immédiatement la question suivante : et si c’était la présence du coton, c’est-à-dire le développement du filage et du tissage, qui, en occupant les femmes, avait amené les hommes à se mettre à la culture ?
Avant d’en venir au fond, je dois dire pourquoi j’ai mis le terme « horticulture » entre guillemets : c’est qu’il me paraît impropre et même trompeur. Je sais qu’il est entré depuis longtemps dans l’usage pour désigner une agriculture manuelle, sans animaux de travail. Mais d’une part, le critère « animaux de travail » n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. D’autre part et surtout, employer « horticulture » dans ce sens introduit une confusion fâcheuse avec l’usage courant, lequel a de bonnes raisons d’exister. Dans l’usage courant en effet, l’horticulture est une activité de loisir ou de luxe, propre aux sociétés fortement hiérarchisées10. La distinction originaire entre jardins et champs n’est pas d’ordre technique, mais d’ordre économique : les champs produisent le nécessaire, les jardins le superflu11. Il y avait certainement une horticulture (de luxe) dans les sociétés hiérarchisées de Mésoamérique et des Andes, mais ce n’est évidemment pas de cette horticulture-là qu’il est question dans les cartes de Driver et Massey.
Cela étant dit, il me semble possible de résumer comme suit l’état actuel de la question.
1°. En Amérique du Nord, on constate l’existence de deux sortes d’agricultures, les unes féminines, les autres masculines, qui forment deux ensembles géographiques nettement séparés. Les cas intermédiaires sont l’exception. (Il est probable que la situation est semblable en Amérique du Sud.)
2°. On ne voit pas de facteurs proprement techniques (outillage…) qui puissent être mis en rapport avec cette opposition. Au contraire : au début du XXe siècle, le géographe K. Sapper dit sa surprise de trouver, dans le Sud de l’Amérique centrale, des populations voisines, qui vivent dans les mêmes conditions et cultivent leurs terres de la même façon, mais où ce sont ici les hommes, là les femmes qui travaillent aux champs12.
3°. En revanche, la corrélation avec un facteur « vêtement », et plus exactement « vêtement de fibres tissées », est évidente. Elle se traduit de deux façons :
4°. Les agricultures féminines ne produisent que des aliments : soit le vêtement est absent (Amazonie, Guyanes, Antilles…), soit il est fait de peaux et de fourrures d’animaux chassés (Amérique du Nord).
5°. Les agricultures masculines produisent des aliments et des fibres textiles (coton, laine de camélidés, etc.) ; le vêtement est présent, et il est fait de fibres tissées. Elles occupent une zone à peu près continue qui s’étend le long de la côte du Pacifique, du Sud-Ouest des Etats-Unis au Nord du Chili. C’est là que se trouvent les sociétés les plus fortement hiérarchisées.
Il est évident que ce tableau devra être vérifié dans le détail. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’en tirer dès maintenant quelques leçons.
La première concerne la façon dont nous avons classé les sociétés en fonction de leur mode de subsistance : chasse-cueillette, horticulture, agriculture… Il est clair que cette classification ne rend pas compte de la réalité. J’ai dit plus haut ce qu’il fallait penser de la notion d’« horticulture ». La notion de « chasse-cueillette » a ses propres inconvénients. Celui d’abord de ne pas assez tenir compte de la pêche, ce qui, on le verra bientôt, n’est pas véniel. Celui surtout de ne renvoyer qu’à un faux ensemble, défini négativement (par l’absence d’agriculture) et qui n’a donc pas plus de réalité que les « animaux sans vertèbres » de l’ancienne zoologie. En réalité, l’exemple de l’Amérique montre que la chasse, loin de s’opposer à l’agriculture, peut lui être étroitement associée. Qu’il y ait de véritables sociétés de chasse-cueillette, cela n’est pas discutable. Mais il y a aussi des sociétés de chasse-agriculture, et ce sont même celles-ci qui, avant la colonisation européenne, occupaient la majeure partie de l’espace américain. On ne peut pas les ignorer.
La seconde leçon, c’est que si nous acceptons comme un fait l’existence des sociétés de chasse-agriculture, alors la notion de « révolution néolithique » (basée sur le développement de l’agriculture) devient problématique13. Ou du moins il faut la déplacer. Car quelles que soient les différences qui distinguent sociétés de chasse-cueillette et sociétés de chasse-agriculture, il est difficile d’y voir une « révolution ». La véritable révolution, si on tient à conserver le terme, n’intervient pas avec l’agriculture, mais avec l’agriculture masculine. C’est lorsque les hommes travaillent aux champs et que les femmes restent à filer et à tisser à la maison (en plus de leurs autres tâches ménagères au foyer et à la meule) que s’institue le grand partage entre « civilisés » et « sauvages » que nos aïeux ont connu pendant des millénaires. De la Chine à l’Europe, la nouvelle répartition des tâches est à la base de l’idée que se font les élites de ce qu’est une société civilisée, ou du moins de ce qu’elle devrait être, par référence « au temps où Adam labourait et où Eve filait ». Cette vision prend sa source non seulement dans la Bible mais dans toute la littérature de l’Antiquité, dont je ne rappellerai que la figure de Pénélope attachée à sa tapisserie toujours recommencée. Et pendant de nombreux siècles, la fiscalité de l’empire chinois fut basée sur ce que chaque famille paysanne était censée produire en grains (côté hommes) et en tissus (côté femmes). Il ne faudrait pas croire que cette vision des choses n’existe plus. Elle n’a plus de rapports avec notre quotidien actuel. Mais jusqu’au milieu du XXe siècle au moins, elle a conservé la force des traditions classiques. A mon avis, l’idée de « révolution néolithique » (ou agricole), telle qu’elle a été développée par V. Gordon Childe entre autres, en procède directement.
C’est pour la même raison, me semble-t-il, que l’existence d’agricultures féminines a attiré très tôt l’attention des pères fondateurs de l’anthropologie. Malheureusement, ce fait a tout de suite été mêlé à d’autres, sur la magie, la religion, la parenté, etc., qui ont conduit aux théories que l’on sait (mais qu’on a largement oubliées) sur le matriarcat primitif14. Il ne s’agit pas d’y revenir. Mais à tout prendre, ces théories n’étaient pas plus absurdes que celle de Childe. Du moins vaudrait-il la peine de les réexaminer ensemble et avec le même recul, car toutes les théories ont leur intérêt, même quand elles sont fausses. En présence d’une masse confuse de « faits » de toute sortes, l’esprit n’a le choix qu’entre renoncer à comprendre ou se raccrocher à des fictions plus ou moins arbitraires. La seule voie possible, c’est de réduire peu à peu la part d’arbitraire dans les fictions que nous utilisons. Le travail de Driver et Massey nous permet d’avancer dans cette voie, et c’est ce qui en fait tout le prix. Mais il faut redire que si ce travail a été possible, c’est parce qu’il s’agissait de l’Amérique, où les faits se présentent avec une netteté exceptionnelle. Partout ailleurs, les situations sont trop complexes ou trop mal documentées pour qu’une entreprise comme la leur ait été concevable ; et le fait est qu’elle n’a jamais été tentée15.
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Il me reste à répondre à une objection et à dissiper un possible malentendu.
L’objection est celle-ci : pourquoi le textile ? Pourquoi pas d’autres activités, comme par exemple la céramique ? Pourquoi pas, en effet ? Il se trouve que les faits américains suggèrent le textile avec une force d’évidence toute particulière. Mais ici ou là, notamment dans d’autres régions du monde, il est fort possible que d’autres activités aient joué le même rôle. Un disciple de Le Play, Paul Descamps, en avait fait une règle : lorsqu’une activité nouvelle prend de l’importance dans un groupe social quelconque, la répartition des tâches entre hommes et femmes s’en trouve nécessairement réaménagée16. C’est le développement des recherches qui nous dira si d’autres activités ont eu, dans telles ou telles circonstances, une importance comparable à celle du textile.
Quant au possible malentendu, il concerne le sens des changements. De tout ce qui précède, on aura peut-être conclu à un scénario dans lequel l’agriculture aurait été primitivement féminine (comme dans la théorie du matriarcat), pour devenir plus tard masculine, quand les femmes furent occupées à filer et à tisser. L’hypothèse n’est pas absurde, et il est fort possible que les choses se soient passées ainsi dans un certain nombre de cas. Peut-on la généraliser pour autant ? C’est encore un exemple américain – sud-américain cette fois – qui va nous montrer que non.
Depuis une trentaine d’années, plusieurs sites côtiers du Chili et du Pérou ont livré, les uns des traces qui sont parmi les plus anciennes de la présence de l’homme en Amérique, les autres des vestiges monumentaux (pyramides, temples…) qui sont également les plus anciens dans leur genre17. Dans les deux cas, la quasi-totalité de l’alimentation semble provenir de la pêche, qui est particulièrement abondante dans cette région. Dans le second cas seulement (sites de Norte Chico), on a retrouvé des restes de plantes cultivées. Mais il s’agit uniquement de gourdes, de coton et de quelques fruits. Les principales plantes alimentaires (maïs, tubercules) sont absentes. L’agriculture existe, et même l’irrigation, car le climat local est aride. Mais cette agriculture n’est pas « alimentaire », pas directement du moins. Elle produit principalement pour les besoins de la pêche (flotteurs, cordages, filets…) : on pourrait donc la qualifier d’« industrielle », voire de « textile ».
Or selon toute apparence, cette agriculture textile est apparue de façon indépendante, sans influences extérieures et sans être passée par un stade alimentaire préalable. On ne sait pas si elle était féminine ou masculine, et on ne le saura sans doute pas avant longtemps. Mais le seul fait qu’on ne puisse pas la supposer d’emblée féminine incite à sortir des sentiers battus. Voilà en tous cas une agriculture aussi « primitive » qu’aucune autre, mais qui ne produisait pas d’aliments !
Il est à peine besoin d’ajouter que cet exemple péruvien complète admirablement les données colligées par Driver et Massey en Amérique du Nord. Celles-ci nous avaient permis d’identifier deux sortes d’agricultures : l’une féminine et alimentaire, l’autre masculine et (si on me passe l’expression) "ali-vestimentaire". Avec l’exemple péruvien, nous en avons une troisième, dont nous ne savons pas si elle était féminine ou masculine, mais qui était, sinon déjà vestimentaire, au moins "textile". À partir de là, il y a évidemment une pluralité de scénarios possibles. Je me garderai bien d’en proposer. Je rappellerai seulement que sur bien des points, le schéma suggéré par les données péruviennes (pêche → sédentarité → textile → agriculture) rejoint la théorie proposée par le géographe Carl O. Sauer au milieu du siècle dernier. Sauer n’avait utilisé que des données ethnographiques, ce qui avait fait rejeter sa théorie comme trop purement spéculative18, et il est vrai que certaines de ses déductions étaient aventurées. Mais ses intuitions fondamentales étaient justes ; le fait est en tous cas qu’elles se trouvent confirmées par l’archéologie des sites côtiers du Pérou. Il faut cesser d’identifier agriculture et food-production.
Nous revenons ainsi à nos remarques précédentes : l’agriculture en soi, cela n’existe pas – pas plus que la domestication ou la roue. C’est une notion abstraite, qui n’est utilisable que si on précise le contenu qu’on y met. Il faut dire quelles plantes sont cultivées, comment, par qui et pour quels usages. Si on ne le sait pas, et surtout si on ne se rend pas compte qu’on ne le sait pas, on court le risque de tourner en rond.
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Un dernier exemple américain mérite d’être évoqué pour sa valeur démonstrative, c’est celui des berdaches, ces travestis qui ont tellement étonné et parfois horrifié les Européens depuis les premiers contacts19. Si on écarte les interprétations anciennes ou récentes, d’ordre psycho-culturel, qui témoignent souvent d’une certaine naïveté, il reste ceci : les berdaches sont des hommes qui vivent comme des femmes (l’inverse existe, mais c’est plus rare), qui en particulier font des travaux de femmes. Ce n’est pas le seul aspect de leur condition, mais c’en est un aspect important et toujours significatif. Pour exprimer cela à l’aide de catégories qui nous sont familières, on pourrait dire que les berdaches sont des artisans dans des sociétés où le statut d’artisan n’existe pas.
J’ai conscience que cette façon un peu sommaire de présenter les choses est de nature à soulever une avalanche d’objections auxquelles il n’est pas facile de répondre. À commencer par l’artisanat lui-même. Qu’en sait-on ? Comment le définir ? Qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’il existe ici et pas ailleurs, etc. ? Sur tout cela, je l’avoue, mon embarras est grand. Je ne suppose certes pas que le sujet n’ait jamais été traité, mais le fait est que si on compare avec les castes ou l’esclavage, le contraste est saisissant. Sur ces derniers sujets, la bibliographie est absolument immense, alors que sur l’artisanat considéré comme institution, elle est d’une surprenante minceur. Au point qu’on peut se demander si, une fois de plus, ce n’est pas l’obstacle de la « normalité » qui est en cause. A nos yeux d’Européens actuels, les castes et l’esclavage sont des institutions exotiques, étranges voire monstrueuses, d’où un besoin intense et presque instinctif de nous les expliquer. L’artisanat en revanche, avec la notion de métier qui lui est concomitante, nous est totalement familier. C’est quelque chose qui va de soi – et ce qui va de soi n’a pas besoin d’être expliqué.
Mais si on refuse de tenir ce qui est banal pour évident, on s’aperçoit que le statut de berdache est finalement moins étrange que celui d’artisan, ou du moins qu’il est plus facile d’en proposer une explication. Le problème est celui de la spécialisation technique des individus à l’intérieur des groupes sociaux. Si on refuse d’admettre que cette spécialisation ait toujours existé ou qu’elle soit apparue « spontanément » (?), il faut bien postuler qu’il y a ou qu’il y a eu des sociétés où elle n’existe pas. Des sociétés où, par conséquent, chaque membre du groupe social fait (est censé faire) la même chose que ses pairs ; parité qui se définit par l’âge (enfant/jeune/adulte/vieillard…), par le sexe, et éventuellement par la filiation (quand il y a des différences de rang entre lignées). A l’intérieur du groupe, les individus s’identifient par ce qu’ils font – et par ce qu’ils ne font pas. Sans doute existe-t-il des activités non discriminantes, en ce sens qu’elles peuvent être pratiquées indifféremment par tous. Mais elles sont l’exception. La règle, c’est que les activités du groupe sont strictement réparties en fonction de l’âge et du sexe de chacun (et éventuellement de son rang, si rang il y a).
Ce schéma a-t-il une réalité ? La question est évidemment essentielle, mais il faudrait, pour y répondre au fond, analyser des masses de données, ce qui n’est pas possible ici. Disons seulement qu’il n’est pas déraisonnable de le retenir provisoirement, à titre d’hypothèse. La règle de répartition des activités a deux fonctions essentielles : elle définit le cadre dans lequel chacun affirme son identité dans le groupe, et elle assure la cohésion de celui-ci.
Cela marche très bien tant que le répertoire des activités du groupe est relativement limité. Mais on conçoit que des tensions puissent apparaître lorsque, pour quelques raisons que ce soit, ce répertoire tend à s’élargir. Des activités nouvelles, ou les mêmes mais pratiquées à un niveau d’expertise plus élevé, trouvent de plus en plus difficilement leur place dans le cadre existant. Les occasions d’enfreindre la règle se multiplient, alors que la règle reste aussi nécessaire que jamais. Comment sortir de ce dilemme ?
Il semble qu’on puisse distinguer deux classes de solutions.
Dans la première, c’est le groupe social tout entier qui se spécialise, ce qui implique qu’il entre dans un système d’échanges plus ou moins réguliers avec les groupes voisins. R.H. Lowie a parlé à ce propos de spécialisation tribale. L’Afrique Noire apparaît comme le terrain d’élection de ce genre de solution, mais on en trouve de nombreux exemples ailleurs, aussi bien en Amérique qu’en Mélanésie20. Le groupe (ethnie, lignage, village…) conserve son organisation interne et son homogénéité, et chacun continue à y faire ce qui appartient à son âge et à son sexe. Mais le groupe n’est plus aussi autonome, il a besoin d’échanger avec les groupes voisins. Ces relations d’échange ne sont pas forcément inégales. Mais elles peuvent le devenir, et elles tendent d’autant plus à le devenir que les spécialisations se font plus nombreuses donc plus étroites, et que l’idéologie s’en mêle. Les groupes spécialisés tendent alors à devenir des castes. Et on peut se demander si le système des castes de l’Inde n’est pas le point extrême d’une évolution de ce genre21.
Cette supposition n’est pas nouvelle. Elle a été combattue il y a bien longtemps par Louis Dumont, au motif que « pour qu’on puisse parler de caste il faut qu’il y ait système de castes »22. Singulière objection, qui implique l’existence du système avant celle des éléments qui le composent ! D’ailleurs, les castes en Inde forment-elles véritablement un système ? Cela n’est pas si évident23. La question n’est pas simple, mais on peut se demander si elle n’a pas été compliquée à plaisir par le jeu des commentaires successifs. Le seul commentaire que j’ajouterai pour ma part est que dans Homo hierarchicus, la question de la répartition des activités entre les sexes n’est pas posée.
La seconde classe de solutions est faite de ce qu’il faut bien appeler des subterfuges. Le travestissement en est un, qui relèverait presque de la comédie. Dans l’ancien théâtre européen, l’interdiction faite aux femmes de paraître sur scène était tournée en faisant jouer les rôles féminins par des hommes. Dans le cas des berdaches, l’interdiction concerne les hommes, mais l’artifice est le même : les hommes se travestissent pour tenir des rôles féminins.
L’autre subterfuge dont je voudrais dire un mot est l’esclavage. Les formes de servitude sont diverses, mais il est clair que dans la plupart d’entre elles, l’esclave n’est pas une personne mais un objet. Il appartient au groupe, mais il n’en est pas membre. Rien donc n’interdit d’affecter des esclaves mâles à des tâches féminines, ce peut même être un moyen parmi d’autres de marquer leur asservissement. Tant que les esclaves sont peu nombreux, leur présence ne change pas grand-chose à l’organisation du groupe (surtout dans les sociétés où ils sont destinés à être, soit tués, soit adoptés). Mais lorsque leur nombre s’accroît, au point de représenter une large majorité de la population, cela change tout. C’est ce qui s’est passé dans le monde gréco-romain antique, où l’esclavage a fonctionné comme une véritable machine à fabriquer des artisans. A Rome surtout, les esclaves-artisans étaient ordinairement affranchis au bout de quelques années, pour des raisons économiques. Ils pouvaient ensuite se marier et devenir citoyens (eux ou leurs enfants). Il est clair qu’au bout de quelques générations de ce régime, une nouvelle classe d’artisans libres était née sans qu’on s’en aperçoive, pour ainsi dire. La société avait subi une révolution complète sans que les règles traditionnelles de la division du travail eussent été explicitement révoquées.
Est-ce ainsi que l’artisanat, au sens moderne du terme, est apparu ? La question est complexe ; il y a eu des corporations à Rome avant la grande époque esclavagiste. Ce qui est certain, c’est que l’historiographie classique a méconnu le rôle de l’esclavage antique. La plupart des auteurs y ont vu une cause de « stagnation » des techniques, par contraste avec les progrès spectaculaires enregistrés dans le domaine intellectuel (arts, lettres, philosophie…). Or il n’y pas eu stagnation, au contraire. C’est en pleine période esclavagiste qu’apparaissent les moulins rotatifs, à bras, à manège puis à eau, les pressoirs mécaniques pour l’huile et le vin, les machines hydrauliques, etc. (pour ne citer que ce qui concerne directement l’agriculture)24. Il est paradoxal d’ignorer à priori toute relation entre cet imposant cortège d’innovations fondamentales et l’emploi systématique d’esclaves dans la production.
On voit où tout cela nous conduit. Comme les techniques, les institutions sont des solutions dont nous ignorons le problème. Le travestissement n’est peut-être pas très important, statistiquement parlant 25. Mais c’est une solution particulièrement instructive, du fait de son caractère théâtral, pour ainsi dire. Le travestissement n’a pas été inventé pour permettre à des hommes de se livrer à des occupations féminines, mais il a été utilisé pour cela, et c’est cette utilisation qu’il a en commun avec l’esclavage. Les deux institutions sont tellement différentes dans la forme que ce point commun n’a jamais été mis en évidence (à ma connaissance du moins). Je crois que cette évidence sera confirmée par un réexamen attentif des faits – des faits déjà connus pour la plupart, mais dont on n’a pas toujours vu la véritable signification.
C’est après avoir terminé la rédaction des pages précédentes qu’un hasard heureux m’a fait retrouver les lignes qui suivent :
… Ce que les écrits des voyageurs anciens ou des savants modernes ne cessent de clamer sans parvenir à le dire, c’est que la société primitive est, en son être, indivisée. […] Hors celle qui relève des sexes, il n’y a en effet dans la société primitive aucune division du travail : chaque individu est en quelque sorte polyvalent, les hommes savent tous faire tout ce que les hommes doivent savoir faire, toutes les femmes savent accomplir les tâches que doit accomplir toute femme…
Pour Pierre Clastres, qui en est l’auteur, l’absence de division du travail – sauf justement entre les sexes – n’est pas quelque chose d’accessoire26. C’est une des conditions d’existence de ce qu’il appelle la communauté primitive. Je ne sais pas quelle a été exactement la réception de cette idée chez les anthropologues. Peut-être l’expression « communauté primitive » est-elle discutable, mais je ne suis pas sûr que parler de sociétés « froides » ou « holistes » soit vraiment préférable. L’important, encore une fois, n’est pas tant dans les mots que dans le contenu qu’on y met. Or dans la perspective qui est présentée ici, l’article de Clastres est lumineux. Ce dont je croyais ne pouvoir parler que comme d’une hypothèse – des sociétés sans division du travail entre pairs – Clastres en avait affirmé la réalité depuis plus de trente ans. Dans les sociétés indivisées (c’est certainement la meilleure façon de les caractériser) le non-partage des tâches entre pairs rend d’autant plus essentielle la règle qui les répartit entre hommes et femmes. C’est plus qu’une règle, c’est un principe auquel tient toute l’organisation sociale, et qu’il est donc impensable de transgresser. On ne peut que le tourner, ce qui est encore une façon d’en reconnaître l’autorité. Ainsi s’explique peut-être que ce principe soit resté en vigueur si longtemps, jusque dans des sociétés qui n’avaient plus rien de primitif.
*
Le comparatisme n’est guère dans le sens du vent aujourd’hui. Les tentatives passées n’ont pas toujours donné des résultats bien encourageants, et depuis une trentaine d’années, le relativisme radical, qui fait de chaque « culture » une entité incomparable aux autres, lui est contraire. Il n’est pas dit que ce relativisme-là reste à la mode encore longtemps, mais que de temps perdu ! En Technologie en tous cas, le comparatisme est absolument essentiel. Connaître une technique, c’est pouvoir l’identifier, c’est-à-dire la distinguer de ce qui n’est pas elle : cela implique de savoir ce qu’elle est, mais aussi ce qu’elle n’est pas. C’est aussi avoir une idée de ses conditions d’existence, ce qui ne peut se faire qu’en procédant à un inventaire aussi complet que possible des lieux et des temps où elle existe, et de ceux où elle n’existe pas. Dans tous les cas, le recours au comparatisme s’impose donc. Or la tâche n’est jamais facile. Elle peut même avoir un côté fastidieux voire ingrat, qui est souvent celui de la cherche documentaire. Mais la difficulté majeure est qu’on ne peut pas se servir des cadres habituels qui sont ceux de l’historien, de l’anthropologue ou même du géographe. La répartition des techniques dans le temps n’a rien à voir avec les chronologies traditionnelles (Antiquité/Moyen Age/Temps modernes…), et leur répartition dans l’espace ne suit pas davantage le découpage classique en aires culturelles. A tout moment, par conséquent, le chercheur isolé peut se retrouver en terrain inconnu, avec tous les dangers d’erreur que cela comporte…
La solution passe évidemment par une coopération entre chercheurs. Là non plus, les choses ne sont jamais faciles. Ce que j’ai essayé de montrer dans cet article, c’est que cela peut en valoir la peine. L’histoire de l’anthropologie est pleine de questions qui ont été abandonnées, soit parce qu’on les avait mal posées, soit parce qu’elles apparaissaient trop complexes pour être susceptibles d’une solution. Les techniques des « sauvages américains » offrent à l’analyse des matériaux qui nous donnent à penser que certaines au moins de ces solutions sont maintenant à notre portée..
Le 15 janvier 2008
François Sigaut
APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE
L’hypothèse maritime du peuplement de l’Amérique
Jusque dans les années 1970, la seule hypothèse admise dans les milieux archéologiques américains était l’hypothèse dite Clovis, du nom d’un site de ce nom aux Etats-Unis, qui était censé avoir livré les traces les plus anciennes de la présence de l’homme sur le continent, vers 12000 avant notre ère. Les clovistes, si on peut leur donner ce nom, refusaient farouchement d’admettre que les premiers immigrants en Amérique aient pu venir autrement qu’à pied sec. Il fallait donc qu’une glaciation ait asséché le détroit de Behring, tout en laissant libre de glaces un certain couloir situé à l’intérieur du continent, à l’Est des Rocheuses. Compliqué…
Pourtant, l’idée d’une circulation entre l’Asie du Nord-Est et l’Amérique du Nord-Ouest le long des côtes du Pacifique est ancienne. Dans son Archéologie du Pacifique Nord (1946), A. Leroi-Gourhan l’attribue au Russe Stepan Petrovitch Kracheninnikov, auteur d’une Histoire et description du Kamtchatka, publiée à Amsterdam en 1770. Plus près de nous, l’hypothèse fut reprise par Otis T. Mason en 1894 (dans « Migration and food-quest, A study in the peopling of America », Feestbundel […] aan Dr. P.J. Verth, Leyde, 1894, pp. 253-256). Après une longue éclipse dont j’ignore les raisons, cette idée est réapparue dans les années 1970, mais c’est seulement depuis une dizaine d’années, semble-t-il, que les clovistes ont accepté de la prendre en considération. La controverse, qui n’est peut-être pas tout à fait terminée, fut acharnée. Elle s’est nourrie d’arguments pris dans les domaines les plus divers : l’archéologie bien sûr, mais aussi la climatologie, la géomorphologie, la génétique humaine, la linguistique, etc. Et il a longtemps paru invraisemblable à beaucoup d’esprits que certains sites sud-américains soient aussi anciens, voire plus, que les plus anciens sites d’Amérique du Nord. Les partisans de l’hypothèse maritime ont reçu un renfort important avec la découverte des premiers sites « urbains » de la côte péruvienne, qui sont évidemment beaucoup plus récents, mais qui restent basés sur l’exploitation en grand des ressources maritimes.
La bibliographie du sujet est immense et je n’ai pas la prétention d’en donner un aperçu tant soit peu complet. Je me suis limité aux articles que j’ai eu l’occasion de lire en leur temps, auxquels j’ai ajouté les titres des ouvrages qui m’ont paru les plus cités. Dans les deux cas, j’ai suivi l’ordre chronologique.
Articles
- Gruhn, R., « On the settlement of the Americas : South American evidence for an expanded time frame », Current Anthropology, 1987, 28, 3, pp. 363-4.
- Dillehay, T.D., “Early cultural evidence from Monte Verde in Chile”, Nature, 1988, 332, pp. 150-152. [Présentation du sujet dans le même n° par W. Bray, « The Paleoindian debate », p. 107.]
- Gruhn, R., « Linguistic evidence in support of the coastal route of earliest entry into the New World”, Man, 1988, 23, 1, pp. 77-100.
- Morell, V., “Confusion in earliest America”, Science, 1990, 248, pp. 439-441. [Compte-rendu d’un colloque tenu à Boulder, Colorado ; l’article est sous-titré : « An emerging consensus that the Americas were inhabited earlier than has been thought has undone a neat synthesis of linguistic, dental, and archaeological evidence ».]
- Quilter, J., et al., « Subsistence economy of El Paraiso, an early Peruvian site », Science, 1991, 251, pp. 277-283.
- Gibbons, A., “The peopling of the Americas”, Science, 1996, 274, pp. 31-33. [Avec un sous-titre assez semblable à celui de Morell 1990.]
- « Pre-Clovis Sites Fight for Acceptance », Science, 2001, 291, pp. 1730-1733.
- Mann, C.C., « Oldest civilization in the Americas revealed », Science, 2005, 307, pp. 34-35.
- Haas, J., et Creamer, W., « Crucible of Andean civilization – The Peruvian coast from 3000 to 1800 BC », Current Anthropology, 2006, 47, 5, pp. 745-772.
- Pringle, H., “Follow that kelp”, New Scientist, 11 août 2007, pp. 40-43. [Kelp = varech. L’auteur examine les zones côtières où, du Japon à la Californie et de la Colombie à la Terre de Feu, la richesse en algues et en ressources halieutiques qui en sont dérivées a créé un continuum d’écosystèmes littoraux particulièrement favorables à l’occupation humaine.]
- Villeneuve, F., « La saga des premiers colons d’Amérique », La Recherche, 419 (mai 2008), p. 18.
- Balter, M., « Ancient Algae Suggest Sea Route for First Americans », Science, 320 (9 mai 2008), p. 729.
- Dillehay, T.D., et al., « Monte Verde : Seaweed, Food, Medicine, and the Peopling of South America », ibid., pp. 784-786.
- Thomas, M., et al., « DNA from Pre-Clovis Human Coprolithes in Oregon, NA », ibid., pp. 786-789.
Ouvrages
- Lanning, E.P., Peru before the Incas, 1967.
- Fladmark, K.R., A Paleoecological model for Northwest Coast prehistory, 1975.
- Moseley, M.J., The Maritime foundation of Andean civilization, 1975.
- Dillehay, T.D., Monte Verde, A late Pleistocene settlement in Chile, 1989 [rééd. 1997].
- Shady Solis, R., La ciudad sagrada de Caral-Supe, 2003.
1 Anthropologie structurale (Plon 1958) pp. 19 et 358.
2 Voir par exemple les nombreux volumes de Science and Civilization in China (Cambridge 1954 - ) publiés par ou sous la direction de Joseph Needham.
3 Je me permets de renvoyer à F. Sigaut, « Un tableau des produits animaux », Production pastorale et société, 1980, 7 : 20-36, et « Critique de la notion de domestication », L’Homme, 1988, 108 : 59-71.
4 R.. W. Bulliet, The Camel and the Wheel (Harvard University Press, 1975).
5 Voire de ce qui ne s’est pas passé en Afrique Noire, où plutôt que l’absence des véhicules, c’est celle des instruments aratoires attelés qui a rendu perplexes certains anthropologues.
6 « Les techniques de récolte des grains… », dans M.-C. Cauvin (dir.), Rites et rythmes agraires, Lyon & Paris, de Boccard, 1991 : 31-43.
7 S.H. Katz et al., « Traditional Maize Processing Techniques in the New World », Science, 1974, 184, 4138 : 765-773; A.J. Bauer, “Millers and Grinders: Technology and Household Economy in Meso-America”, Agricultural History, 1990, 64, 1: 1-17. (Je remercie J.-P. Berthe de m’avoir communiqué cette seconde référence.)
8 Je ne distingue pas ici les gruaux et semoules de la farine proprement dite, car ils n’en diffèrent que par la granulométrie. Leurs conditions de conservation sont à peu près les mêmes.
9 H.E. Driver et W.C. Massey, « Comparative Studies of North American Indians », Transactions of the American Philosophical Society, 1957, 47, 2: 165-456. H.E. Driver, Indians of North America, University of Chicago Press, 1961.
10 Dans la Genèse, le jardin d’Eden est un paradis, mot d’origine persane qui désignait les parcs où étaient entretenus (sans être domestiqués pour autant) les animaux sauvages destinés aux chasses royales ou princières.
11 Cette distinction tend à s’effacer avec l’évolution des modes de vie. A côté du jardinage de loisir, il existe aujourd’hui une horticulture commerciale qui fonctionne comme toute autre branche de l’agriculture.
12 Karl Sapper, « Der Feldbau der mittelamerikanischen Indianer », Globus, 1910, XCVII, 8-10 et 345-347. D’après Sapper, les « agriculteurs » sont autochtones, alors que les « agricultrices » ont été déportés des Antilles en Amérique centrale vers la fin du XVIIIe siècle.
13 L’expression est d’ailleurs presque abandonnée aujourd’hui, même si c’est pour d’autres raisons que celles qui sont avancées ici.
14 Le grand classique sur ce point est J.J. Bachofen, Das Mutterrecht, 1861.
15 Quel que soit son intérêt, l’Ethnographic Atlas de Murdock ne se situe pas sur le même plan.
16 « L’atelier chez les sauvages », Revue de l’Institut de Sociologie (Bruxelles), nov. 1923, pp. 352-378.
17 Les sites de la première catégorie les plus souvent cités sont Monte Verde (Chili), Quebrada Jaguay et Quebrada Tacahuay (Pérou). Ceux de la seconde, une trentaine, sont groupés dans la région de Norte Chico, située 150 à 200 km au Nord de Lima. La bibliographie est abondante, on en trouvera quelques éléments en annexe.
18 C.O. Sauer, Agricultural origins and Dispersals, New York, The American Geographical Society, 1952. Voir également la critique de P.C. Mangelsdorf dans S. Struever (dir.), Prehistoric Agriculture, 1971, pp. 415-422.
19 Sur les berdaches : P. Désy, « L’homme-femme (les berdaches en Amérique du Nord) », Libre, 1978, 3 : 57-102 (je suis redevable à Ingrid Hall de cette référence); C. Callender et L.M. Kochems, « The North American Berdache », Current Anthropology, 1983, 24, 4 : 443-470 ; B. Saladin d’Anglure, « Le troisième sexe », La Recherche, 1992, 245 : 836-844.
20 R.H. Lowie, An Introduction to Cultural Anthropology, 1934 : 108-109 ou Manuel d’anthropologie culturelle, 1936: 126-127; B. Malinowski, Coral Gardens and their Magic, 1935, I: 15-16.
21 Dans “Totem et caste” (le 4e chapitre de La pensée sauvage (1962, pp. 150-151), C. Lévi-Strauss esquisse ce rapprochement, quoique sur des bases très différentes.
22Homo hierarchicus, 1979 [1966], § 108, p. 271.
23 D’après L. Dumont lui-même, ibid., § 21, p. 51.
24 Tous ces appareils sont décrits par Vitruve, Pline etc., et les données archéologiques récentes n’ont fait que confirmer, (a) qu’ils sont bien apparus dans le monde gréco-romain et non en Orient ou ailleurs, et (b) qu’ils n’ont pas été sous-utilisés. L’idée de Marc Bloch selon laquelle le moulin à eau, invention antique, n’aurait vraiment été mis en œuvre qu’au Moyen Âge, est abandonnée. Pour une mise au point récente, voir le chapitre « Ėvolution des techniques » dans M. Barceló et F. Sigaut (dir.), The Making of Feudal Agricultures, Leyden & Boston, Brill, 2004 (p. 27).
25 Encore qu’il ne soit pas limité à l’Amérique du Nord. Un statut comparable à celui de berdache est attesté en Polynésie (mahu, fa’afafine, etc.). Les études comparatives manquent encore, mais il est fort possible qu’en cherchant un peu, on trouve d’autres exemples ailleurs.
26 « Archéologie de la violence », Libre, 1977, 1: 137-173 (passages cités pp. 156 et 157 ; cet article a été republié plusieurs fois).