2011(6) : Compte rendu de L’Agriculture comparée par Hubert Cochet

 (Quae 2011, 159 p., coll. “Indisciplines”)
(Agricomparée.doc, fichier daté du 9 mars 2012 – 882 mots)

Agricomparée

Compte-rendu de lecture de

 L’Agriculture comparée

Par Hubert Cochet

(Quae 2011, 159 p., coll. “Indisciplines”)

 

L’agriculture comparée est-elle une discipline de plein droit au sein de l’agronomie ? Même si l’auteur ne la pose pas explicitement en ces termes, c’est bien cette question, me semble-t-il, qui sous-tend tout son livre. La première partie (« Approche théorique », cinq chapitres) présente la discipline dans son histoire, avec évidemment, mais pas seulement, la référence à René Dumont, qui en reste la figure la plus emblématique. La seconde partie (« Méthodes et savoir-faire », six chapitres) est plus technique. Après un chapitre sur la petite région agricole comme niveau préférentiel d’analyse, l’auteur nous parle successivement des enquêtes de terrain (ch. 7), de la restitution, souvent problématique, de l’histoire locale (ch. 8), des typologies d’exploitation (ch. 9), de l’économie (ch. 10) et finalement de l’évaluation des situations (ch. 11). Il n’est guère possible de résumer tout cela en quelques lignes. Aussi vais-je me borner à quelques remarques assez ponctuelles.

La première portera sur la diversité géographique des exemples cités, dont, faute d’index, je n’évoquerai que ceux qui font l’objet des développements les plus importants : le Burundi, le Mexique, l’Ukraine… Il y en aurait bien d’autres. Cette diversité illustre un point à mon sens essentiel, savoir, qu’il n’y a pas d’agriculture en soi mais seulement des agricultures (au pluriel). Il est vrai que l’étude exhaustive de toutes ces agricultures serait un objectif impossible. Mais ce qui compte, c’est de prendre conscience de leur nécessaire diversité. Il n’y a pas de modèles universels, et toute l’expérience du XXe siècle est là pour nous dire que lorsqu’on a cru possible d’appliquer tel ou tel modèle, les résultats ont généralement été désastreux. La diversité des agricultures réelles n’est pas le résultat d’un manque de rationalité de la part des agriculteurs, il n’y a plus guère de débat sur ce point aujourd’hui. Mais il importe de savoir qu’il n’en a pas toujours été ainsi, et qu’il n’a pas été facile de « rompre les hiérarchies implicites » (p. 99). Il y a sur ce point plusieurs pages très révélatrices dans le livre de H. Cochet.

Mais il n’y a pas que la diversité des agricultures elles-mêmes, il y a aussi la diversité des approches qui ont permis la constitution de l’agriculture comparée d’aujourd’hui. Jusque vers la fin du XIXe siècle, l’agriculture comparée va de soi, pour ainsi dire, mais elle ne se distingue guère de l’agronomie proprement dite, si bien qu’on ne la « voit » pas en tant que telle. Au XXe siècle, les perspectives ouvertes par les progrès de la science sont telles qu’on se préoccupe beaucoup moins d’analyser les agricultures existantes que de les améliorer, et ces améliorations sont conçues comme ne pouvant venir que d’en haut : c’est la grande époque de la vulgarisation. Du coup, l’agriculture comparée devient un exercice assez secondaire.

Sa renaissance récente tient au fait que cette époque est terminée. Non pas que le progrès se soit arrêté, bien entendu. Mais il a changé de rythme et de contenus, en quelque sorte. Ce n’est pas de sitôt qu’on inventera une machine qui puisse être à la moissonneuse-batteuse ce que la moissonneuse-batteuse a été à la faucille. Et il y a l’immense question des agricultures dites sous-développées, où la moissonneuse-batteuse n’a jamais trouvé d’emploi. Quelles sont les innovations qui conviendraient à ces agricultures-là ? Grande question, vaste programme ! Qu’on ne réalisera qu’à condition de partir des réalités concrètes. Les inventeurs de la moissonneuse-batteuse n’ont pas travaillé dans l’abstrait, ils sont partis des réalités de leur pays et de leur temps. C’est également des réalités propres aux agricultures du Tiers Monde qu’il faut partir pour trouver les voies et moyens de leur développement. Et la connaissance de ces agricultures passe par l’observation et l’analyse, dont les méthodes sont celles des sciences humaines. Au XXe siècle, alors que les agronomes s’adonnaient prioritairement à la vulgarisation, ce sont les géographes, les ethnologues, les historiens, etc., qui prirent le relais. Et c’est bien sur la base de cet héritage, très présent dans l’ouvrage de H. Cochet, que l’agriculture comparée a été réinventée. Elle ne s’y limite évidemment pas, mais c’est en en prenant conscience, en le revendiquant comme sien, qu’elle pourra le dépasser.

Parmi ceux dont l’héritage nous reste, je ne peux m’empêcher de rapprocher René Dumont (1904-2001) et André Haudricourt (1911-1996). Deux exemples très différents (et qui ne sont jamais rencontrés, que je sache), d’agronomes qui n’ont pas hésité à se tourner vers les sciences humaines à une époque où cela n’allait pas de soi. L’Homme et la charrue (1955, rééd. 199?) et La culture du riz dans le delta du Tonkin (1935, rééd. 1995), sont, d’un point de vue purement anthropologique, deux chef-d’œuvres.

Peut-être ai-je trop insisté sur les références à l’anthropologie et à l’histoire, qui ne sont évidemment pas le tout du livre de H. Cochet. Qu’on veuille bien me pardonner ce travers. L’agriculture comparée d’aujourd’hui est issue de cette histoire, mais ne s’y enferme pas. Et si elle renoue avec les traditions anciennes, c’est parce qu’elle a besoin de les connaître pour en tirer tous les enseignements possibles, mais aussi pour les dépasser. Tel est en tous cas, m’a-t-il semblé, le propos de ce livre.

 

Le 9 mars 2012
François Sigaut