1er ouvrage inédit - Homo faber documents (1907-1941)

Premier inédit de François Sigaut1

HOMO FABER

Documents d’un débat oublié, 1907-1941

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 [Accès aux photocopies des documents 1907-1941 sélectionnés par F. Sigaut]

 

Sommaire détaillé et liens vers les documents

Présentation par l’éditeur (René Bourrigaud)

Avant-propos de François Sigaut

 Première partie.- L’ORIGINE DE L’INTELLIGENCE. Durkheim contre Bergson. 

1. H. Bergson, La fonction primordiale de l’intelligence (Homo faber) (1907) [p.1]

2. E. Durkheim, Genèse des notions fondamentales de la pensée ou catégories (Homo religiosus) (1912) [p.9]

3. G. Belot, Une théorie nouvelle de la religion (1913) [p.18]

4. M. Halbwachs, Matière et société (1920) [p.26]

5. C. Bouglé, Les origines de la technique positive (1922) [p.44] 

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 Deuxième partie.- PENSEE TECHNIQUE ET PENSEE REFLEXIVE. Louis Weber et la « loi des deux états ».

6. R. de Gourmont, Une loi de constance universelle (1908) [p.1]

7. L. Weber et al., Y a-t-il un rythme dans le progrès intellectuel ? (Séances des 29 janvier et 5 février 1914 à la Société française de Philosophie, avec la participation de MM. Parodi, Meyerson, Le Roy, Darlu, Leclère.) [p.16]

8. H. Berr, La main et l’outil (1921) [p.37]

9. E. Le Roy, Les voies de l’artificiel (1928) [p.44]

10. L. Weber, Civilisation et technique (1930) [p.55]

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 Troisième partie.- IL N’Y A PAS DE TECHNIQUES PRELOGIQUES. Lévy-Bruhl et ses critiques.

11. L. Lévy-Bruhl et al., La mentalité primitive. (Séance du 15 février 1923 à la Société française de Philosophie, avec la participation de MM. Mauss, Belot, Parodi, Ashbourne, Weber, Lenoir, Piéron, Fauconnet, Gilson) [p.1]

12. C. Blondel, Intelligence et techniques (1927/1939) [p.18]

13. H. Bergson, La fonction fabulatrice (1932) [p.40]

14. H. Wallon, Le réel et le mental (1935) [p.49]

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 Quatrième partie.- VERS UNE SCIENCE DES TECHNIQUES ? D’Espinas à Mauss.

15. A. Espinas, Introduction à la Technologie (1897) [p.1]

16. L. Basso, La technique et sa philosophie (1928) [p.5]

17. J. Lafitte, Sur la science des machines (1933) [p.17]

18. J. Pacotte, L’idée de science de la Technique (1934) [p.26]

19. M. Mauss, Les Techniques et la technologie (1941) [p.42] 

Voir références complètes. 

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Postface

Orientation bibliographique : introduction2

« Le procès de Prométhée »

 Bibliographie [manquante]

 Index [manquant]

 

 

 

 Aux sources de la technologie.

 

Un projet inabouti de François Sigaut : la publication
d’un recueil de textes de la première moitié du XX
e siècle.

 Comme déjà mentionné à propos d’un autre inédit – la réédition commentée du Bon Sens du baron d’Holbach (1770) – je suis de ceux qui découvrent après sa disparition une dimension de François Sigaut que je ne connaissais pas vraiment : son côté philosophe. L’un de ses partenaires dans les musées qui le connaissait sous cet angle – à travers la lecture d’Emile Meyerson, notamment – me disait même que ce qui intéressait François, « ce n’était pas les musées, c’était la philosophie ». 

Aussi étrange que cela puisse paraître, je crois aujourd’hui, après inventaire de ses dossiers en cours, que ce collègue avait en grande partie raison. Mais voilà : il était reconnu comme agronome, ethnologue, anthropologue et/ou historien des techniques, spécialement des techniques agricoles, mais pas comme philosophe. 

Il faut dire qu’il avait de la philosophie une conception à faire se hérisser le poil des philosophes de profession : il la concevait comme un espace de liberté, un échange permanent d’analyses et d’opinions dont la véracité est le plus souvent invérifiable ou encore, selon une boutade qu’il affectionnait, « une conversation de savants après un bon dîner ». 

Grâce à cette approche, il nous libère d’un blocage, tout au moins d’un handicap : si on accepte cette définition, nous pouvons tous nous considérer comme philosophes, nous avons tous le droit de réfléchir par nous-mêmes au monde qui nous entoure et à l’aventure humaine en général ; nous avons le droit et peut-être le devoir de nous construire nos propres représentations, en sachant qu’elles sont discutables bien sûr, mais ni plus ni moins que celles des plus grands philosophes. 

C’est donc pourquoi chacun pourra « faire son miel » de ce dossier resté dans les cartons : un recueil commenté de dix-neuf textes, s’étalant de 1907 à 1941, qui touchent à la genèse de la technologie. Depuis le « débat » entre Durkheim et Bergson sur les origines de l’intelligence humaine – la religion pour le premier, l’outil et la technique pour le second – jusqu’aux définitions de ce que pourrait être une science humaine des techniques et des machines, François Sigaut pose des balises pour nous aider à parcourir un demi-siècle déjà loin de nous. Il ne prétend pas à autre chose : aider son lecteur à gagner du temps dans ce dédale de débats au sein des colloques et revues de philosophie, de sociologie ou de psychologie. 

Le projet, soigneusement présenté et corrigé, était prêt pour la publication3. Un dossier de correspondance4 nous permet de savoir pourquoi et comment il n’a pas abouti. Et je voudrais maintenant vous le résumer brièvement. 

Au printemps 1999, l’auteur cherche un éditeur. Il s’adresse d’abord à Eric Brian, directeur de la Fondation « Pour la Science » – Centre international de synthèse, pour une publication aux éditions Albin Michel qui possèdent une collection du Centre de synthèse, L’Evolution de l’Humanité. Ce dernier se réjouit de voir apparaître un projet d’édition qui viendrait compléter la collection, aux côtés des rééditions d’Henri Berr ou de Halbwachs5. A ce stade, le projet d’ouvrage s’intitule alors « Technique, pensée, société ». 

Parallèlement il s’adresse aussi à certains de ses collègues. L’un d’entre eux à l’EHESS, Wiktor Stoczkowski, est un anthropologue qui a publié Aux origines de l’homme en 1996. Celui-ci accueille favorablement l’idée, mais s’étonne des choix de François Sigaut et manifeste notamment une répugnance pour la métaphysique « spirite et occultiste » de Bergson. Mais il se promet de lire Meyerson6, sur les conseils de François. 

Qu’en advient-il, nous ne le savons pas. Mais un an plus tard, en mai 2000, ce dernier s’adresse aux PUF et plus particulièrement aux responsables de la collection Philosopher qui ont publié  La technique du philosophe Jean-Pierre Séris en 19947. Il s’adresse aussi à Lucien Scubla, philosophe et anthropologue du Centre de recherche en épistémologie appliquée (Ecole polytechnique), qui l’oriente vers les éditions du Seuil par l’intermédiaire d’un ami. 

Suit un échange de courriers importants entre François Sigaut et Lucien Scubla8, qui venait de publier Lire Lévi-Strauss en 1998. Cet échange éclaire le néophyte sur les enjeux et les perceptions possibles du dossier proposé à la publication. L. Scubla commence par se réjouir de ce projet, car il se dit intéressé par le thème de l’Homo faber. Mais il avance immédiatement une critique de fond au présentateur, car il estime qu’il n’y a pas de « contradiction radicale » entre la thèse de l’Homo faber soutenue par Bergson et celle de l’Homo religiosus, résultant de l’approche durkheimienne. Car le rituel est lui-même une technique, une « technique d’auto-domestication de l’homme » précise Scubla qui ajoute que pour Durkheim les « catégories » sont aussi des outils pour l’intellectuel. Il est vrai qu’on peut jouer indéfiniment avec les mots… 

Si, selon Scubla, « il n’y a pas d’incompatibilité entre Bergson et Durkheim9 » – alors que tout l’édifice de F. Sigaut repose sur cette contradiction – c’est le projet éditorial qui risque de s’effondrer. Or il importe effectivement de comprendre le cœur de la démarche philosophique de François Sigaut, illustrée abondamment par son autre projet de réédition inabouti – le Bon Sens du baron d’Holbach : il veut montrer que le processus d’hominisation ne doit rien au phénomène religieux qu’il abhorre, mais tout au contraire à ce qu’il appellera plus tard « l’action outillée »10. 

Désireux d’aboutir, François Sigaut se propose d’amender son texte, de façon à montrer qu’il n’y a pas « d’incompatibilité entre Bergson et Durkheim sur un plan proprement philosophique11 », mais il maintient qu’il y a eu « historiquement, une controverse ou du moins une opposition d’idées » entre ces deux « philosophes » – car, pour Sigaut, Durkheim est surtout un philosophe reconnu comme tel par ses collègues à son époque, et qu’il est moins le fondateur de la sociologie que le promoteur d’une métaphysique particulière qu’il nomme le « sociologisme »12. Le désaccord, qui s’exprime en termes cordiaux, est néanmoins fondamental et ne se résorbe pas dans les échanges suivants, même si les correspondants se plaisent à souligner d’autres points d’accord ; et Scubla transmet à l’éditeur l’ensemble de la correspondance échangée13 pour qu’il puisse se faire un avis. Pas de suite… 

En 2001, ce sont les Editions des Archives contemporaines qui envisagent la publication. Malgré les avis favorables des évaluateurs, la responsable éditoriale renonce à la publication car elle doit porter ses efforts « sur une collection d’ouvrages destinés à un public plus large14 ». 

Nous n’avons pas toutes ces évaluations, mais nous disposons d’une note de lecture, dans le dossier constitué par F. Sigaut lui-même : celle de Simone Mazauric, professeur de philosophie à l’université de Nancy 2, membre du CTHS, section « Sciences, Histoire des sciences et des techniques, et de l’archéologie industrielle ». Elle considère que le dossier rassemblé paraît « d’un très grand intérêt » et que le choix des textes sont judicieux… Mais elle pense que la longueur des textes sélectionnés est excessive et elle aurait souhaité que la présentation de « la conjoncture philosophico-idéologique dans laquelle se déroule ce débat oublié15 » soit faite dans l’avant-propos et non relégué en postface. Après lecture complète et attentive du projet, je ne peux que partager ce point de vue… Et pour ne citer qu’un exemple, je me suis vraiment demandé ce que le texte d’Halbwachs venait faire dans ce dossier : à mon sens il parle de tout autre chose. Mais ce dossier garde au moins un intérêt indiscutable : il permet de suivre l’évolution de la pensée de celui qui l’a constitué, il permet de savoir quels étaient les ouvrages qui avaient formé sa pensée, balisé ses recherches… Il est une pièce indispensable pour l’établissement de la biographie intellectuelle de François Sigaut. C’est pourquoi nous le publions. Car il reste une dernière pièce, révélatrice elle aussi. 

Cette dernière pièce montre que la « technique » domine aussi les problèmes de l’édition. C’est un courriel daté de 2009 – que s’est-il passé entre 2001 et 2009 ? Nous l’ignorons pour l’instant – de la section concernée du CTHS qui demande à l’auteur « une version électronique de l’ouvrage16 ». Demande classique de tous les éditeurs d’aujourd’hui, problème insurmontable pour un auteur qui n’a pas réussi à intégrer la révolution numérique dans son savoir-faire ! Il reste que le champ de ses connaissances était immense et que l’on peut encore en bénéficier malgré sa disparition. Et comme il ne cessait de le répéter lui-même, on n’est pas obligé de partager toutes ses convictions : pour m’être parfois moqué de lui, je sais qu’il appréciait mieux les contradicteurs que les béni-oui-oui. 

René Bourrigaud 

Mars 2013

 

  

Avant-propos

 

 « Raconter le combat sans les armes, le paysan sans la charrue, la société entière sans l’outil, c’est assembler de vaines idées. » Marc Bloc (1938) (dans J. Casson, L’homme, la technique et la nature, Rieder, p. 38.)

Ceux qui, aujourd’hui, s’intéressent aux techniques pour elles-mêmes, c’est-à-dire à leur histoire et à leur rôle dans l’histoire, se plaignent souvent qu’on ne les écoute pas. En un sens, c’est une fatalité. Dans toutes les sociétés, on écoute de préférence ceux qui savent parler. Et ceux qui savent parler savent par expérience qu’ils doivent à tout prix éviter les détails techniques (justement !) qui rebuteraient leurs auditeurs. On peut transposer cette règle dans tous les domaines possibles, cela n’en change que les apparences. En politique comme en philosophie, en littérature comme en histoire ou en sociologie, la technique est un sujet subalterne, incongru, et surtout ennuyeux. Nul n’a mieux dit cela que Diderot, observant que

donner une application constante et suivie à des expériences et à des objets particuliers, sensibles et matériels, c’était déroger à la dignité de l’esprit humain ; et que de pratiquer, ou même d’étudier les arts mécaniques, c’était s’abaisser à des choses dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble, l’exposition difficile, le commerce déshonorant, le nombre inépuisable, et la valeur minutielle.

Diderot avait été précédé par Leibnitz, et il est probable qu’en cherchant un peu, on trouverait sans peine, depuis l’Antiquité classique, une série ininterrompue de protestations semblables. La question est : pourquoi ces protestations restent-elles sans écho ? Pourquoi, aujourd’hui encore, l’enseignement technique est-il considéré comme l’étage inférieur de notre système éducatif ? Pourquoi la culture dite (à tort) générale continue-t-elle à exclure les techniques ?

 Cette question reviendra inévitablement par la suite, et à plusieurs reprises. Je n’ai pas de réponse à proposer. Mais je crois que s’il en existe une, c’est par l’histoire qu’il faudra passer pour la trouver. Or de ce point de vue, il se pourrait bien que l’histoire ait privilégié notre pays. Car si, en France, le mépris des élites pour les techniques a toujours été particulièrement pesant, c’est aussi en France que les protestations contre ce mépris ont été les plus véhémentes.

 Une de ces protestations s’est élevée au début du XXe siècle, dans le milieu philosophique, à l’initiative de Bergson. Cette protestation a soulevé, sur la question des techniques, un débat dont l’ampleur et l’originalité sont peut-être sans équivalent dans notre histoire. Le but de ce livre est de présenter les principales pièces de ce débat.

 Mais avant d’en venir au fond des choses, il faut parler de l’oubli. Car en l’espèce, l’oubli n’a pas été le mécanisme simple et neutre par lequel nous perdons progressivement de vue les objets que le temps éloigne de nous. Le passé, ici, est bien proche. Et surtout, le fait est qu’il ne s’est pas éloigné peu à peu ; il a disparu comme par enchantement. Est-ce à la seconde guerre mondiale qu’il faut imputer cette disparition ? Ce n’est pas impossible, tant la coupure qu’elle a opérée a été profonde dans tous les secteurs de la vie sociale en France. Ce qui est certain, c’est que l’oubli a été si total et si définitif qu’on ne peut s’empêcher de penser au « trou de mémoire » imaginé par Orwell – si ce n’est qu’en l’occurrence, il n’y a même pas eu besoin d’un Big Brother. Aujourd’hui, tout se passe comme si rien ne s’était passé, et je dois avouer moi-même n’avoir pas eu le moindre soupçon avant l’année 1998. A trois ou quatre exceptions près, les textes réunis dans ce recueil ont été pour moi autant de découvertes, avec à chaque fois l’intense étonnement d’avoir à redécouvrir des choses qui n’auraient jamais dû être oubliées.

 Pourtant, la liste des auteurs ne manque pas de célébrités. On y trouve de parfaits inconnus, comme L. Weber, L. Basso, J. Lafitte ou J. Pacotte. Mais entre Bergson, qui lance le débat en 1907 avec son Homo faber, et Mauss, qui le conclut en 1941, s’intercale toute une série de noms illustres : Durkheim et Halbwachs, Bouglé et Berr, Lévy-Bruhl, Wallon… Pour mesurer l’originalité de la situation, il n’est que de la comparer à la nôtre. Imagine-t-on nos philosophes les plus médiatiques, nos intellectuels les plus célèbres, se croyant tenus de contribuer à un pareil débat ? Les techniques sont devenues, ou redevenues plutôt, affaire de spécialistes. Evolution peut-être inéluctable, mais qui nous a fait perdre de vue quelque chose d’essentiel. C’est que la technique est partie intégrante de la nature humaine. Car tel était le sens initial de la formule Homo faber.

 Si toutefois la formule était nouvelle, l’idée ne l’était nullement. « L’art, c’est la nature de l’homme », avait affirmé Espinas en 1878, citant un mot deJoseph de Maistre que celui-ci avait déjà emprunté à Burke – sans parler du bonhomme Franklin et de son non moins célèbre tool making animal17. Mais en dépit de cette espèce d’évidence première (ou à cause d’elle peut-être), l’idée était restée inerte, philosophiquement parlant. Elle ne jouait aucun rôle dans les grands systèmes qui se succédaient depuis Descartes. Bergson fut le premier à lui en donner un, du moins en France. C’est l’immense succès du bergsonisme qui imposa la question de la technique à l’attention de ce qu’on appelle le public cultivé, pendant près d’une quarantaine d’années.

 Il est vrai que l’époque s’y prêtait. Ce n’est pas tout à fait par hasard si La révolution industrielle de Mantoux est publiée en 1906, immédiatement avant L’évolution créatrice (1907). Et au même moment, c’est la préhistoire qui vient bouleverser la vision traditionnelle des origines de l’humanité : La guerre du feu, de J.-H. Rosny aîné, paraît en 191118. On est alors conduit à se demander si ce n’est pas seulement parce qu’il est venu un peu trop tôt qu’Espinas a été si peu entendu. Mais l’époque n’explique pas tout. Le talent littéraire de Bergson, son sens de la formule, ont fait la différence. Quelle trouvaille en effet que cet Homo faber qui réunit tant de points de vue différents, où les philosophes comme les biologistes, les préhistoriens comme les psychologues, peuvent également trouver leur compte !

 Naturellement, le succès de Bergson n’alla pas sans lui susciter des adversaires. Le plus irréductible fut Julien Benda. Toute l’œuvre de Benda, depuis Le bergsonisme (1912) jusqu’à De quelques constantes de l’esprit humain, Critique du mobilisme contemporain (1950) est à consulter comme le catalogue le plus complet des objections qui peuvent être faites à Bergson. Les critiques de Benda sont souvent pertinentes, parfois acerbes, voire cruelles. Mais il est un point sur lequel Benda observe un silence obstiné, c’est la technique. On peut interpréter ce silence de deux façons, qui ne s’excluent d’ailleurs pas l’une l’autre. Soit Benda n’avait pas d’arguments à opposer à l’idée de l’Homo faber, soit il trouvait indigne d’un clerc de discuter de questions aussi bassement matérielles que la technique. Quoi qu’il en soit, son silence s’inscrit parfaitement dans la tradition philosophique classique.

 C’est d’une autre part qu’est venue l’opposition qui nous intéresse ici, de Durkheim et de sa théorie de la religion. Pour Durkheim, l’intelligence humaine est née dans les pratiques religieuses, pas dans les activités matérielles, son origine est sociale et non biologique. Car la société est une réalité sui generis, qu’on ne saurait expliquer par des réalités d’ordre inférieur, psychologique ou biologique. Dans les populations primitives, le moyen par lequel la société s’impose aux individus, c’est la religion. La religion est, en somme, le culte que le groupe se rend à lui-même, à l’être suprême qu’il représente aux yeux de chacun de ses membres. C’est dans les pratiques religieuses que la pensée humaine est née et s’est développée. Elle ne doit rien aux activités matérielles, cueillette, chasse, pêche, etc., qui chez les primitifs sont encore quasiment animales.

 Entre Bergson et Durkheim, on voit qu’il y a donc une contradiction radicale à propos du rôle de la technique dans l’humanisation. Tout notre débat va naître de cette contradiction et des efforts qui seront faits pour la résoudre.

 

*

 

J’ai d’abord envisagé de présenter les documents choisis pour ce recueil dans un ordre aussi neutre que possible, celui, chronologique, de leur parution. A la réflexion, j’ai préféré les regrouper en quatre parties, qui me semblent correspondre assez bien à quatre phases distinctes du débat.

 La première partie commence donc par l’exposé des thèses de Bergson (1907) et de Durkheim (1912). Avec cependant une dissymétrie entre eux qui fait difficulté. C’est que si Durkheim s’explique tout au long sur la religion, il est presque aussi muet que Benda sur la technique. D’où la nécessité de donner la parole à des auteurs qui n’ont pas craint d’être plus explicites que lui sur ce sujet. G. Belot (1913) est un adversaire déterminé de Durkheim, M. Halbwachs (1920) et C. Bouglé (1922) sont au contraire ses plus fidèles partisans. A eux trois, ils nous permettent de nous faire une idée assez exacte des conceptions de l’école durkheimienne en matière de technique et de la façon dont elles ont été reçues.

 Bergson a, lui aussi, laissé à d’autres le soin de développer ses idées sur l’Homo faber. C’est ce que fera, par exemple, un Edouard Le Roy (1928). Il se trouve cependant que les premiers auteurs à s’engager dans la voie ouverte par Bergson ne sont pas bergsoniens. Il s’agit de Rémy de Gourmont (1908) et surtout de Louis Weber (1913). L’un et l’autre ont complètement disparu de notre horizon aujourd’hui, surtout le second, dont l’œuvre se révèle pourtant tout à fait fondamentale. Il est probable que dans le domaine de la philosophie de la technique, Weber a été l’auteur de langue française le plus important entre Espinas et Simondon. Jusque dans les années 1930 en tous cas, ce sont ses idées qu’on trouve au centre de toutes les discussions. La discussion de son livre a occupé deux séances de la Société française de Philosophie (1914), ce qui est exceptionnel. On pourra aussi mesurer son influence aux contributions d’Henri Berr (1921) et d’E. Le Roy.

 Dans la troisième partie intervient à nouveau un personnage bien connu, Lucien Lévy-Bruhl. Pas plus que Durkheim, Lévy-Bruhl n’a manifesté un grand intérêt pour les techniques, et c’est pour cette raison que son premier livre de sociologie, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910) n’a pas sa place dans notre débat. Mais lorsque paraît le second, La mentalité primitive (1922), la situation a changé. Les techniques ont fait leur entrée dans le débat, et elles représentent pour Lévy-Bruhl une difficulté de premier ordre. Car il n’y a de techniques « primitives » qu’en considération des moyens dont elles disposent. Ces moyens étant donnés, aussi rudimentaires soient-ils, leur mise en œuvre en vue d’un résultat déterminé est toujours une opération rationnelle. Il n’y a pas de techniques prélogiques. C’est à cette conclusion qu’aboutit un partisan pourtant convaincu de Lévy-Bruhl, le psychologue Charles Blondel (1927/1939). S’il existe des processus de pensée qui paraissent prélogiques, ce ne peut être que dans des domaines où il n’y a pas de sanctions matérielles possibles. Mais alors, d’autres interprétations sont envisageables, comme l’hypothèse de Bergson (1932) sur la « fonction fabulatrice » ou celle d’Henri Wallon (1935) sur le mythe comme industrie imaginaire. L’hypothèse de Wallon est d’ailleurs l’inverse exact de celle de Bouglé, qui faisait de l’industrie une sorte de mythe appliqué.

 Peut-on, faut-il sortir de la pensée proprement philosophique et faire de la technique l’objet d’une véritable science ? Cette question, qui fait l’objet de la quatrième partie de notre recueil, devient centrale dans les années 1930. Il est vrai qu’elle avait déjà été posée en 1897 par Espinas. Mais comme on a déjà eu l’occasion de le voir, Espinas n’avait pas été entendu, et c’est trente ans plus tard que la question resurgit, avec les contributions de Louis Basso (1928), de Jacques Lafitte (1933) et de Julien Pacotte (1934). Ces noms ne signifient plus rien pour nous aujourd’hui. On jugera, à leur lecture, de ce que leur disparition nous a fait perdre. Peut-être n’ont-ils pas travaillé tout à fait en vain, malgré tout. Car lorsqu’il prononce son exposé sur « Les techniques et la technologie » à Toulouse en 1941, Marcel Mauss fait écho à certaines de leurs idées. Grâce à lui, il en est peut-être passé quelque chose dans l’enseignement de l’ethnologie en France.

 

*

Voilà donc à quoi correspondent les quatre parties de ce recueil. Chacune est précédée d’une introduction de quelques pages où on trouvera un minimum d’informations indispensables sur les textes et sur leurs auteurs. Le tout est suivi d’une postface où sont rassemblées les premières conclusions que j’ai cru pouvoir tirer de cette excursion dans une époque dont, il n’y a pas trois ans, j’ignorais à peu près tout. Ces conclusions sont partielles, on pourra même les trouver partiales. C’est précisément pour qu’on puisse les discuter que je les ai fait figurer après les textes qui les ont inspirées. Ces textes n’étaient pas les seuls possibles. J’ai choisi ceux qui m’ont paru les plus significatifs, et ce choix est également discutable. Mais il fallait bien en faire un. On verra, à l’usage, s’il répond à l’intention qui l’a guidé. En attendant, les lecteurs trouveront en fin de volume une orientation bibliographique qui leur permettra de contrôler les sources que j’ai utilisées.

 Qu’on me permette, pour finir, de revenir un instant sur le problème de l’oubli. L’oubli est souvent nécessaire. On ne peut s’encombrer de tous les résidus du passé dans la vie courante. Mais la pensée philosophique et scientifique s’inscrit dans le temps. Elle est un devenir qui s’appuie sur une tradition. C’est dans la tradition que l’esprit trouve ses points de repère, qu’il apprend à s’orienter dans le dédale des théories et des faits pour parvenir, avec de la chance et du flair, à poser parfois un problème non convenu. Dès lors, il faut s’interroger. Que se passe-t-il quand, dans une discipline, la tradition est mutilée ou travestie ? Car c’est à cette constatation fâcheuse que ce travail nous a conduits. Bornons-nous à rappeler quelques noms. Durkheim est en bonne place dans la tradition des sciences sociales : pourquoi pas Espinas ? Pourquoi Halbwachs et pas Louis Weber ? Pourquoi Lévy-Bruhl et aucun de ceux qui, comme Olivier Leroy19, ont protesté en leur temps contre ses errements ? Et pourquoi tel ouvrage de Daniel Essertier, publié en 1927, a-t-il été réimprimé en 1968… aux Etats-Unis20 ?

 Il ne s’agit pas de mettre les seconds à la place des premiers. Mais que vaut une tradition qui repose sur des jugements aussi manifestement inéquitables ?

 

Première partie

 

L’origine de l’intelligence : Bergson contre Durkheim. 

« L’homme est par nature un animal social et politique, vivant en groupe, à la différence de tous les animaux, ce que montre clairement la nécessité naturelle. Car la nature a préparé aux autres animaux leur nourriture, des poils pour vêtement, des dents, des cornes et des griffes pour se défendre, ou du moins la célérité de la fuite. L’homme n’a reçu aucune de ces choses de la nature, mais à leur place, il a reçu la raison, grâce à laquelle peut se les préparer par l’usage de ses mains, pourvu qu’il ne soit pas seul. Car un homme seul ne pourrait se suffire toute sa vie à lui-même. Il est donc naturel à l’homme de vivre en sociétés nombreuses. » De Regimine Principuum, I, I, [3], env. 1300, attribué à Thomas d’Aquin.

 

Les deux textes sur lesquels s’ouvre ce recueil y ont une place à part. D’abord parce qu’ils sont premiers dans tous les sens du terme, premiers en date, premiers en importance. Ensuite parce que par exception, il n’y a pas eu à les tirer d’un oubli où ils ne sont jamais tombés. Ces différents points méritent un mot d’explication.

 Les formes élémentaires de la vie religieuse ont paru en 1912. Mais le texte qui est donné ici avait été pré-publié en 1909 dans la Revue de Métaphysique et de Morale, sous le titre significatif de « Sociologie religieuse et théorie de la connaissance ». Et les idées qui y sont présentées avaient été déjà mises à l’essai dans un autre article, « De quelques formes primitives de classification », publié en 1903 dans L’Année sociologique sous les deux signatures de Durkheim et Mauss. C’est également cette année-là que Bergson fit paraître dans la Revue de Métaphysique et de Morale un article préfigurant L’évolution créatrice publiée, elle, en 1907. C’est donc bien au tournant du siècle qu’il faut situer le début de notre premier épisode, avec la parution des deux thèses dont l’affrontement va, pour la première fois, ouvrir un véritable espace de discussion sur les techniques dans le milieu des philosophes de langue française.

 Pourquoi, cependant, reproduire ici une fois de plus deux textes tirés d’ouvrages célèbres, régulièrement réédités, et qui ont déjà fait l’objet de commentaires innombrables ? Parce que, m’a-t-il semblé, on n’a pas assez vu à quel point les thèses qui y sont présentées s’opposaient l’une à l’autre. Pour Bergson, l’intelligence humaine s’est formée dans les activités fabricatrices d’outils : Homo faber. Durkheim n’emploie pas la formule équivalente, qui serait Homo religiosus ou Homo socialis, mais peu importe (d’autres, d’ailleurs, le feront à sa place). Pour lui, l’intelligence est un produit de la conscience collective, elle est née du besoin qu’ont eu les hommes d’organiser leurs relations entre eux, et n’a rien à voir avec les nécessités de la vie matérielle. Non seulement les deux thèses s’opposent diamétralement l’une à l’autre, mais elles s’appuient l’une sur l’autre, pour ainsi dire, un peu comme, dans une lutte, deux adversaires qui se soutiennent en cherchant à se renverser. Mais pour s’en rendre compte, il faut lire Bergson et Durkheim en parallèle, et c’est pour cette raison que j’ai cru devoir placer l’exposé de leurs thèses respectives en tête de ce recueil.

 Le titre qui suit est la recension, par Gustave Belot, des Formes élémentaires de la vie religieuse (je n’ai retenu pour le présent recueil que la conclusion de ce long article, paru en 1913). Belot est presque totalement oublié aujourd’hui, et je ne prétends pas le tirer de cet oubli. Mais sa notoriété était alors assez grande, et il a participé activement au débat qui nous occupe, puisqu’on le retrouve parmi les participants aux Journées de la Société française de Philosophie autour de Louis Weber (1914) et de Lucien Lévy-Bruhl (1923). Pour situer sa philosophie, on peut dire que Belot représentait un positivisme bien tempéré, débarrassé de la plupart de ses bizarreries par cinquante ans d’usage. En philosophie comme ailleurs (peut-être plus qu’ailleurs), les grands créateurs sont affectés d’une certaine dose de paranoïa. Leurs constructions sont grandioses mais fragiles. Face à eux, des auteurs comme Belot sont précieux, parce qu’ils représentent le bon sens de leur temps. C’est en tous cas pour cette raison que je l’ai retenu. Belot n’a pas véritablement de thèse à opposer terme à terme à celle de Durkheim. Mais ses remarques sont rigoureuses, pertinentes, souvent profondes. En nous montrant comment les idées de Durkheim pouvaient être comprises et critiquées à leur époque, elles nous éclairent sur la signification de ces idées elles-mêmes.

 Les deux derniers textes de cette première partie sont dus à deux durkheimiens directs, Maurice Halbwachs et Célestin Bouglé. Durkheim ne s’était pas véritablement exprimé sur les techniques. Il ne les avait pas nommément écartées, ce qui l’eût obligé à donner ses raisons ;il s’était contenté d’observer à leur propos un silence à peu près complet. Ne nous interrogeons pas ici sur les raisons de cette attitude. Bornons-nous à la constater, en ajoutant que face aux bergsoniens et à leurs émules d’autres obédiences qui s’intéressaient de plus en plus aux techniques, ce silence n’était pas tenable. Peut-être Durkheim lui-même l’aurait-il rompu s’il n’était pas mort en 1917. Quoi qu’il en soit, ce sont Halbwachs et Bouglé qui, en son absence, vont s’exprimer sur ce point, et c’est ce qui fait l’intérêt de leurs contributions. Mauss lui aussi s’exprimera sur les techniques. Mais il ne le fera que bien plus tard, lorsque la doctrine durkheimienne, allégée de ses éléments les plus originaux et les plus paradoxaux, aura cessé d’exister comme doctrine.

 L’article de Halbwachs est une véritable gageure. Que les activités matérielles fussent asociales du seul fait d’être matérielles, c’est ce qui pouvait à la rigueur se défendre sans trop de risques à propos des Aborigènes australiens ou d’autres sauvages lointains. Mais quid des ouvriers de chez nous, de nos ingénieurs, et même de nos savants, dont l’activité pourtant bien intellectuelle n’en est pas moins tournée vers la matière ? Question bien embarrassante, à laquelle Halbwachs donne une réponse bien embarrassée.

 Il ne manque pas de vues fines et ingénieuses dans son article et chacun pourra en faire son miel. Mais quelle étrange démonstration ! qui mêle paradoxes et préjugés avec une espèce de candeur qu’on ne peut s’empêcher de trouver inquiétante. Nous sommes bien là devant une des apories de la sociologie selon Durkheim. Ignorer les techniques est facile. Déclarer qu’elles sont hors-sujet pour le sociologue, c’est une autre paire de manches. En s’engageant dans cette voie, avec une imprudence que Durkheim n’avait pas eue, Halbwachs nous a donné une démonstration par l’absurde d’autant plus convaincante qu’elle est involontaire.

 C’est une démonstration d’un autre genre que nous donne Bouglé. Dans la doctrine de Durkheim, l’intelligence humaine est née par et pour la religion. Comment, dès lors, peut-elle s’appliquer au domaine si différent des activités matérielles ? La question peut nous paraître saugrenue aujourd’hui. Du point de vue de l’Ecole, elle représentait une difficulté très sérieuse. C’est cette difficulté que Bouglé s’emploie à résoudre. Sa solution tient en deux mots : technique transcendante, technique positive. La technique transcendante, c’est celle qui tient de plus près au « rêve primitif », c’est celle des rites religieux et magiques. La technique positive ne s’en dégage que secondairement, par une sorte de décantation. Le totémisme engendre l’élevage, le culte des morts engendre l’agriculture. Ensuite, le culte des morts et le totémisme peuvent s’effacer, l’agriculture et l’élevage subsisteront comme activités profanes. La magie « ouvre la route à la science », elle « fait le pont entre la religion et la science », etc. On comprend alors l’importance qui lui est prêtée par l’école sociologique. Sans la magie, c’est toute la théorie durkheimienne de la connaissance qui s’effondrerait.

 Est-il bien certain que cette manière de raisonner soit derrière nous aujourd’hui ? Je n’en jurerais pas, mais c’est à chacun d’en juger. Je n’ajouterai que deux remarques, parce qu’une longue expérience m’a montré que ce qui va sans dire va d’ordinaire encore mieux en le disant. La première, c’est que l’explication par la magie est commode, trop commode. Elle marche toujours, mais elle ne conduit nulle part, et pour peu qu’on prenne la peine de l’examiner de près, on s’aperçoit bien vite qu’elle est purement verbale. La magie est à la sociologie ce que l’horreur du vide a été à la physique d’avant Torricelli.

 Mais surtout, et ce sera notre seconde remarque, il se trouve que la validité de l’explication par la magie a été explicitement réfutée, presque aussitôt qu’émise. La magie ne mène pas à la science, elle lui tourne le dos. C’est ce que concluent, entre autres, Raoul Allier, Daniel Essertier et Olivier Leroy, dans trois ouvrages publiés la même année (1927) et tombés depuis dans un oubli total, et totalement injuste. C’est ce que conclura encore J. Filliozat dans Magie et médecine(1943), suivi par Bachelard, qui écrira dans Le matérialismerationnel que « l’alchimie… ne prépare nullement la chimie : elle l’entrave » (1953 : 57).

 La vérité, dit-on, est une erreur corrigée. Mais pour pouvoir corriger une erreur, il faut d’abord l’avoir faite... Bouglé et Halbwachs ont fait l’erreur et ils l’ont faite carrément. Tel est le service qu’ils ont rendu aux sciences sociales. Celles-ci en ont-elles vraiment tiré parti ? Ont-elles reconnu et corrigé l’erreur ? Chacun se fera son opinion sur ce point, mais l’oubli dans lequel toute cette histoire est tombée a de quoi nous en faire douter.

 

Références des textes de la première partie : 

  1. Henri Bergson, La fonction primordiale de l’intelligence (Homo faber) (1907). Extrait de : L’évolution créatrice, Paris, PUF, 1962 [1907], pp. 44-45 et 140-159.   

  1. Emile Durkheim, Genèse des notions fondamentales de la pensée ou catégories (Homo religiosus) (1912). Extrait de : Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, pp. 12-28. Une première version de ce texte a été publiée dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1909, 17 : 733-758, sous le titre « Sociologie religieuse et théorie de la connaissance ».  

  1. Gustave Belot, Une théorie nouvelle de la religion (1913). Extrait de : Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1913, LXXV, pp. 329-379. 

  1. Maurice Halbwachs, Matière et société (1920). Extrait de : Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1920, XC, pp. 88-122. (Rééd. dans Classes sociales et morphologie, Minuit, 1972, pp. 58-94.) 

  1. Célestin Bouglé, Les origines de la technique positive (1922). Extrait de : Leçons de sociologie sur l’évolution des valeurs, (chapitre VIII), Paris, Colin, 1922, pp. 157-177. 

Consulter les documents en pdf : 1ère partie

 

Deuxième partie

 

Pensée technique, pensée réflexive : Louis Weber et la loi des deux états. 

« La technique ne parle pas. De là on induit facilement qu’elle ne pense pas. » J.-M. Auzias, La philosophie et les techniques, 1971 : 16.

 L’idée que l’homme se définit comme un animal fabricant ses outils au lieu de les recevoir de la nature, est aussi ancienne que la philosophie – aussi ancienne, pour mieux dire, que la mythologie. Qu’y avait-il donc de si nouveau dans la formule Homo faber ? D’abord cette formule elle-même, véritable trait de génie si on considère la façon dont elle fut copiée et recopiée ad nauseam (Homo religiosus, politicus, vates, loquens, et même, je crois, un Homo alalus désignant quelque ancêtre doté d’un langage rudimentaire). Mais aussi le fait qu’elle associait de façon tout à fait frappante deux domaines jusque-là séparés, la technique et la préhistoire. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître vu d’aujourd’hui, il semble bien qu’avant Bergson, la philosophie ait ignoré l’une et l’autre. Il y a eu des exceptions, surtout dans les marges de la discipline. Mais si on considère la philosophie classique, celle qui est enseignée dans les universités, qui est publiée par les éditeurs spécialisés et résumée dans les manuels, alors les exceptions disparaissent. C’est à Bergson qu’il faut reconnaître le mérite d’avoir forcé l’attention, ou plutôt l’inattention, de ses collègues. Et s’il y a réussi, c’est probablement parce que, le premier, il a eu l’idée d’associer la technique et la préhistoire dans une même argumentation, résumée dans une même formule. C’est en tous cas probablement pour n’avoir pas eu cette idée qu’Espinas, à peine dix ans plus tôt, a échoué dans un projet du même ordre. Quoi qu’il en soit, c’est à Homo faber et à tous ceux qui ont rallié sa bannière qu’est consacrée cette deuxième partie.

 Le premier rôle y revient à Louis Weber, un auteur dont le nom, depuis un demi-siècle, ne dit plus rien à personne. Mais avant de lui donner la parole, j’ai tenu à faire intervenir un personnage moins inconnu, quoique peut-être aussi inattendu sur cette scène ; je veux parler de Rémy de Gourmont. On le connaît comme homme de lettres, co-fondateur du Mercure de France (1889), révoqué de la Bibliothèque Nationale pour avoir publié Le joujou patriotisme (1891). C’est totalement par hasard que j’ai trouvé, chez un bouquiniste, le volume de ses Promenades philosophiques contenant « Une loi de constance universelle ». Je me suis aperçu par la suite que ce texte n’était pas étranger à notre débat, puisqu’il est cité, par exemple, par Henri Berr (voir ci-après). Mais surtout, j’ai été séduit par cette façon joyeuse de raisonner, si opposée à la lourdeur de nos savants à barbiche. Oui, l’intelligence est invariable dans l’espèce humaine, il suffit de lire les vestiges des premiers âges conservés à Saint-Germain pour s’en convaincre – et tant pis pour Lévy-Bruhl. Non, on ne doit pas sans preuve mettre de la religion partout – et tant pis pour Durkheim. Il y a, comme ça, des petits plaisirs qu’il est bon de prendre en passant.

 On ne sait rien de Louis Weber, hormis ses dates (1866-1949) et ses titres de polytechnicien, chef d’un service au ministère de l’Industrie. A en juger par sa bibliographie, il fut très actif dans le milieu philosophique. Il est particulièrement assidu à la Société française de Philosophie où, de 1901 à 1935, il anime quatre journées, ce qui est exceptionnel. Le Dictionnaire des philosophes (1984/1993) l’ignore. Une brève notice dans le Dictionnaire des Œuvres philosophiques nous apprend qu’il a été, avec Xavier Léon et Léon Brunschvicg, co-fondateur de la Revue de Métaphysique et de Morale. Mais cette revue ne publie, l’année de sa mort, qu’une nécrologie de quelques lignes, insignifiante. Alors que jusqu’à la fin des années 1930, L. Weber avait bénéficié d’une notoriété plus qu’honorable, il tombe ensuite dans un oubli d’une opacité inimaginable. Il est encore cité par P.-M. Schuhl (1938/1947) et par G. Viaud (1946/1961). Mais G. Canguilhem (1947/1965) ne le connaît déjà plus, et il disparaît ensuite aussi complètement que s’il n’avait jamais existé21.

 Pourtant, L. Weber a entre Espinas et Simondon une place qui n’est nullement inférieure à la leur. Je souhaite que Le rythme du progrès soit bientôt réédité, pour que chacun puisse en juger. En attendant, on trouvera ici la présentation que Weber fit de son livre à la Société française de Philosophie au début de 1914. Weber n’a sans doute pas été bergsonien – pas plus que R. de Gourmont, Henri Berr et tant d’autres – mais ses propos, et le rapprochement des dates, suggèrent que la nouvelle liberté imposée par Bergson, celle pour un philosophe de parler technique sans déroger, lui a été profitable.

 Certaines des idées de Weber ont conservé ou retrouvé aujourd’hui une pleine actualité. Ce sont pour moi les plus importantes, mais je ne les commenterai pas, car il y faudrait un autre volume. Je voudrais seulement attirer l’attention sur certains malentendus possibles, par lesquels il ne faut pas se laisser arrêter.

 La « loi des deux états », par exemple, n’est manifestement pas une bonne idée. Aucun des commentateurs de Weber ne s’y trompe, et celui-ci y renoncera d’ailleurs en 1930, dans le second texte de lui qui figure dans ce recueil. Il me semble que cette erreur est due à un certain manque de discrimination chez Weber dans les emprunts qu’il fait à d’autres auteurs. L’« instinct mécanique » qu’il emprunte à Voltaire n’est précisément pas un instinct, et il prend soin de rectifier ce qui aurait pu être une lourde erreur. Il n’est malheureusement pas aussi rigoureux avec les conceptions durkheimiennes. « En quoi le pratique et le technique serait-il moins social que l’explicatif ? » demande avec raison D. Parodi. Excellente question, mais qu’il aurait fallu poser à Durkheim. En l’occurrence, Weber n’a péché qu’en voulant trop concilier ses vues propres avec une doctrine alors triomphante.

 Le compte-rendu des deux séances de la Société française de Philosophie consacrées au livre de Weber étant très long, j’ai dû y faire quelques coupures. J’ai supprimé un passage où, dans sa critique d’Auguste Comte, Weber entre dans des détails qui ont perdu de leur intérêt aujourd’hui. J’ai surtout supprimé deux longues interventions, celle d’Emile Meyerson et d’Edouard Le Roy. La première, parce qu’elle porte presque en entier sur des points d’histoire des techniques sur lesquels l’évolution des connaissances a rendue caduque l’argumentation de l’auteur. La seconde, parce que j’ai préféré reproduire de larges extraits d’un autre ouvrage, dans lequel Le Roy s’est exprimé plus complètement (Les origines humaines et l’évolution de l’intelligence, 1928).

 Avec Le Roy et Henri Berr, c’est la préhistoire qui entre en scène, mais vue par deux hommes qui n’étaient préhistoriens ni l’un ni l’autre. Historien, fondateur de la Revue de Synthèse et de la collection « L’Evolution de l’Humanité », Berr apparaît comme quelqu’un dont le souci le plus constant est de ne se laisser enfermer dans aucune doctrine, ni même dans aucune discipline. A l’opposé, Le Roy est l’homme d’un système, celui de Bergson, à qui il succédera au Collège de France ; et il n’est pas exagéré de dire que Le Roy aura été plus bergsonien que son maître, tant il a poussé à l’extrême les idées de ce dernier. Cela dit, on comprend facilement pourquoi la préhistoire prend une telle place dans les années 1920 : depuis le début du siècle, les découvertes se sont multipliées, et elles paraissent de plus en plus sensationnelles. De notre point de vue, ce progrès a un revers. Parce que dans le même temps, l’histoire des techniques ne progresse guère. Si bien que la question de la technique va être de plus en plus subordonnée, et comme enfermée dans celle de l’hominisation. On tendra donc à considérer qu’une fois celle-ci acquise, le rôle de la technique est terminé : l’Homo enfin redevenu sapiens aura cessé d’être faber, et les philosophes pourront recommencer à faire de la philosophie comme si les techniques n’existaient pas.

 Cette conception n’était pas celle de Bergson, on doit y insister, et chacun pourra le vérifier en se reportant aux passages de l’Evolution créatrice qui figurent dans la première partie. A-t-elle été celle de Weber ? Je ne le crois pas, bien qu’il puisse y avoir un certain doute sur ce point. Mais c’est la conception que Le Roy prête à Weber et à Bergson, et qu’il prend comme hypothèse de travail, malgré le fait qu’au chelléen, l’homme apparaisse déjà comme social. Alors, la conclusion est inévitable. La pensée technique est « directe, réalisatrice, pragmatique, peu attentive à ses propres démarches… ». Et si « elle a, de ce chef, une valeur spécifiante », elle reste « un simple prologue [qui] n’est que sur le seuil du monde humain ». Ici, la dérive est manifeste. La pensée de Le Roy ne s’y réduit certes pas. Elle est à d’autres égards mieux informée et mieux articulée que celle de ses prédécesseurs. Mais c’est précisément pour cette raison que la dérive à laquelle elle cède n’en est que plus dangereuse. Nous sommes en 1928, et il faut convenirque par rapport à Berr, et même à Gourmont, la pensée de Le Roy marque sur ce point un recul.

 Mais rien n’est jamais joué. Dans le dernier texte de cette deuxième partie, L. Weber revient à la charge, en termes plus concis et qui n’en ont que davantage de portée. « L’intelligence technique se retrouve partout et identiquement la même », réaffirme-t-il. Et c’est par elle que « les hommes les plus divers sont en communauté d’entendement ». Communauté d’entendement… je crois qu’il vaut la peine de retenir cette expression admirable22.

 

Références des textes de la deuxième partie :  

  1. Rémy deGourmont, Une loi de constance universelle (1908). Extrait de : Promenades philosophiques (2e série), Paris, Mercure de France, 1908, pp. 7-96. 

  1. L. Weber et al., Y a-t-il un rythme dans le progrès intellectuel ? (Séances des 29 janvier et 5 février 1914 à la Société française de Philosophie, avec la participation de D. Parodi, E. Meyerson, F. Le Roy, G. Belot, Darlu, Leclère.) Extrait de : Bulletin de la Société française de philosophie, 1914, XIV, pp. 61-140. 

  1. Henri Berr, La main et l’outil (1921). Extrait de : L’humanité préhistorique, par J. de Morgan (préface), Paris, La Renaissance du livre, 1921, pp. V-XVI. A été republié dans : En marge de l’histoire universelle, par H. Berr, Paris, Albin Michel, 1934-1953, pp. 26-37. 

  1. Edouard Le Roy, Les voies de l’artificiel (1928). Extrait de : Les origines humaines et l’évolution de l’intelligence, Paris, Boivin, 1928, pp. 202-206 et 259-274. 

  1. Louis Weber, Civilisation et technique (1930). Extrait de : Civilisation, le mot et l’idée, Première semaine internationale de Synthèse, Paris, La Renaissance du livre, 1930, pp. 131-143.

 

  • Troisième partie

  • Le pont aux ânes de Lévy-Bruhl : il n’y a pas de technique prélogique


  • « Il faudrait cependant partir de ce principe, que l’esprit humain n’est jamais absurde à plaisir, et que toutes les fois que les œuvres spontanées de la conscience nous apparaissent comme dénuées de raison, c’est qu’on ne sait pas les comprendre. » E. Renan, « Les religions de l’Antiquité », Etudes d’histoire religieuse, 1865, pp. 7-8 [1ère éd. 1857].

 

Avec la guerre et le décès de Durkheim (1917), la controverse qu’on pouvait attendre entre Bergson et lui était devenue impossible. La paix revenue, c’est Lucien Lévy-Bruhl qui lui succède, sinon comme chef de l’école sociologique – ce rôle serait plutôt dévolu à Mauss – du moins comme son représentant le plus célèbre ou le plus influent. Des Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910) à L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs (1938), Lévy-Bruhl aura consacré six livres et plus de 2700 pages à l’étude de la « mentalité primitive ». Pareille obstination dans une entreprise dont, dès le début, les préjugés et les contresens ont été vigoureusement dénoncés par un grand nombre de critiques, laisse un sentiment profond d’incompréhension et de malaise. D’incompréhension, parce que la littérature disponible ne nous donne pas d’explication entièrement convaincante de ce qu’il faut bien appeler un véritable aveuglement, même pour l’époque. Et de malaise, parce que si l’anthropologie actuelle reconnaît bien que Lévy-Bruhl s’est fourvoyé, elle continue, dans le récit de ses origines, à lui faire une place qu’elle refuse à ceux qui l’ont combattu en son temps. Qui aujourd’hui a entendu parler de l’admirable livre d’Olivier Leroy, La raison primitive (1927), et de ceux de Raoul Allier, Daniel Essertier ou Pierre Jaccard, parus dans le même temps ? Cette inégalité de traitement a quelque chose de troublant. Elle donne à penser qu’on a préféré évacuer l’erreur plutôt que de l’affronter. Si on admet avec Bachelard que la science est une histoire jugée, on ne peut que se demander pourquoi cette histoire-là a été si mal jugée.

 Cela dit, l’épisode Lévy-Bruhl nous intéresse ici pour deux raisons. La première, c’est qu’il introduit une dissension dans le camp des sociologues. En affirmant l’existence d’une mentalité primitive plus ou moins imperméable à la raison et radicalement différente de la nôtre, Lévy-Bruhl ruinait en effet la théorie durkheimienne de la connaissance, selon laquelle la religion est la matrice de l’intelligence. Bouglé, Mauss et Durkheim lui-même avant sa mort ont parfaitement compris le danger de cette initiative, d’autant plus redoutable qu’elle venait d’un des leurs. Il y aura des tentatives pour concilier les points de vue opposés, par exemple celle de G. Davy (1930) ; elles ne serviront pas à grand-chose.

 Ce qu’on a moins bien vu, peut-être, c’est que l’initiative de Lévy-Bruhl recélait un autre danger pour la théorie sociologique. Dès son deuxième livre en effet (La mentalité primitive, 1922), Lévy-Bruhl se trouvait en butte à des objections de plus en plus pressantes sur la question des techniques. Car les sauvages ne sont pas prélogiques en tout. Ils ne le sont pas, ils ne peuvent pas l’être dans leurs activités matérielles courantes, dont leur survie dépend. Et dans la mesure où il y a de la pensée dans les techniques, cette pensée ne peut pas être prélogique. La réponse que donne Lévy-Bruhl, fidèle en cela à Durkheim et, au-delà, à toutes les grandes philosophies aprioristes, consiste précisément à vider la technique de tout contenu de pensée. La technique n’est plus qu’une sorte d’instinct ou d’habileté corporelle obtenue par le dressage ou l’habitude. Les domaines de l’action (matérielle) et de la représentation sont hétérogènes et rigoureusement isolés l’un de l’autre. Et s’il y a une logique (physique) inhérente à l’action technique, les primitifs n’en ont aucunement conscience, d’autant qu’ils attribuent en général la réussite de leurs opérations à des causes surnaturelles. Comme le résume Davy23, « l’activité technique reste ainsi extérieure à l’exercice proprement rationnel de l’intelligence. » 

Dans les années 1920, toutefois, ce genre d’explication commençait à ressembler par trop à une dérobade. Dès 1897, T. Ribot avait affirmé que les activités matérielles impliquaient des raisonnements concrets ayant la même structure formelle que les raisonnements abstraits ou spéculatifs ; ce qui le conduira quelques années plus tard à la formule-choc selon laquelle « la technique est la mère de la logique rationnelle ». Et en 1910, J. Dewey rappelait que chez l’enfant, « la maîtrise du corps est un problème intellectuel24 ». Lorsqu’il reprend la question en 1927, Charles Blondel, pourtant adepte convaincu des idées de Lévy-Bruhl, doit admettre que « l’acte intelligent procède l’intelligence » (voir son article ci-après, chap. 12). Ce mot aurait pu être de James ou de Bergson. Il prend en tous cas la théorie de Durkheim à contre-pied. Celle-ci voulait que l’intelligence, née pour et par la religion, n’eut été appliquée aux activités matérielles qu’en dernier lieu, après le passage nécessaire par les rites et la magie. Cette belle construction ne tient plus debout. Non seulement la religion n’engendre plus la raison, puisqu’elle ne mène qu’à une « mentalité primitive » foncièrement irrationnelle. Mais le seul endroit où, chez les sauvages, on trouve quelque chose qui ressemble à de la raison, c’est dans leurs techniques. Lévy-Bruhl n’avait assurément pas voulu cela. Mais quoi qu’il en eût, c’est bien à cela que conduisaient ses longs travaux. 

Comme celle de Halbwachs, en somme, la contribution de Lévy-Bruhl à notre débat a pour nous l’intérêt d’une démonstration par l’absurde, d’autant plus précieuse qu’elle est involontaire. Tout se passe, dirait-on, comme s’ils s’étaient partagé les rôles. La théorie de Durkheim reposait sur deux postulats que celui-ci s’était prudemment abstenu d’expliciter : que les techniques sont hors société, et qu’elles sont hors intelligence. Halbwachs a pris en charge le premier postulat, et Lévy-Bruhl le second. Tous deux sont arrivés, à leur corps défendant, à des résultats contraires à ceux qu’ils attendaient. 

Voilà en tous cas pourquoi j’ai cru devoir consacrer la troisième partie de ce recueil à Lévy-Bruhl et à ses critiques. Le premier texte retenu est le compte-rendu de la séance de février 1923 de la Société française de Philosophie, où Lévy-Bruhl vint présenter La mentaIité primitive. Presque tous les intervenants sont réservés, certains sont sévères. Fauconnet et Mauss représentent les durkheimiens orthodoxes, Belot et Parodi le positivisme universitaire, Piéron la psychologie expérimentale, etc. R. Lenoir déploie une érudition un peu agaçante, mais il a bien vu le caractère essentiellement métaphysique de la sociologie durkheimienne, à propos de laquelle il parle d’Homo religiosus, comme avait fait Gourmont. C’est l’intervention de L. Weber qui a pour nous l’intérêt le plus direct. Elle est brève et il est d’autant moins nécessaire de la commenter ici que nous avons déjà fait connaissance avec l’auteur. Attirons tout de même l’attention sur le vif échange entre Weber et Mauss à propos de la roue, échange primordial car c’est toute la validité de la théorie durkheimienne de la connaissance qui s’y trouve mise en question. 

Le deuxième texte de cette troisième partie, « Intelligence et techniques », a été écrit par Charles Blondel pour son Introduction à la psychologie collective, publiée en 1927 ; mais, supprimé par l’éditeur, il ne fut publié qu’après la mort de Blondel, en 1939, dans le Journal de Psychologie. Disons, en simplifiant un peu, que Blondel a fait pour Lévy-Bruhl à peu près ce qu’Halbwachs avait fait pour Durkheim. En 1925, Halbwachs avait publié un petit livre vulgarisant la doctrine du maître, Les origines du sentiment religieux d’après Durkheim. En 1926, Blondel faisait paraître La mentalité primitive chez le même éditeur, dans le même format et la même collection25. C’était se poser en disciple dévoué de Lévy-Bruhl, qui lui donna d’ailleurs une préface. 

Seulement, Blondel avait un autre ami, Paul Lecène, chirurgien de son état et auteur d’une Evolution de la chirurgie parue en 1923. Dans ce livre, Lecène insistait sur deux points. D’abord sur la visibilité des opérations du chirurgien, qui s’oppose au caractère occulte et invérifiable des interventions du médecin (avant les grandes découvertes du XIXe siècle). Ensuite, sur l’existence d’une chirurgie « primitive » parfaitement digne de ce nom, observable tant chez les sauvages actuels que chez les peuples de la préhistoire (d’après les traces lisibles sur les squelettes). Le premier point remettait en cause, dans un domaine particulier mais important pour l’histoire de la pensée (la médecine a toujours eu une place d’honneur dans les sciences), l’antériorité du théorique sur le pratique. Et avec le second, la mentalité primitive devenait problématique, puisqu’à côté de leurs errements mystiques, les sauvages se montraient capables d’opérations aussi bien conduites, à égalité de moyens, que les chirurgiens civilisés. 

Lecène meurt prématurément en 1929 et Blondel, fidèle à sa mémoire, fait publier les notes qu’il avait laissées sur un ouvrage qu’il préparait (Fragments philosophiques sur 1’homme et la connaissance, 1931, Vrin). On y retrouve un net écho des idées de L. Weber. Et il devient alors très visible que dans « Intelligence et techniques », Blondel a tenté de concilier ses deux fidélités, l’une à Lévy-Bruhl, l’autre à Lecène. La chose ne lui fut pas facile, et son embarras est presque palpable par moments. Mais comme on a déjà eu l’occasion de le voir avec Halbwachs, c’est un embarras instructif. Si on lit « Intelligence et techniques » au premier degré, on pourra trouver ce texte embrouillé, long et répétitif ; c’est ainsi que je l’ai trouvé moi-même, il y a bien des années, alors que j’étais à mille lieues de soupçonner tout ce qu’il y avait derrière. Si au contraire on le lit comme un témoignage des difficultés dans lesquelles la théorie de Lévy-Bruhl mettait ses partisans les plus sincères dans les années 1920, alors ce texte devient fort éclairant, et même par moments attachant. C’est en tous cas pour cette raison qu’il m’a semblé utile de le reproduire presque en entier, malgré sa ou ses longueurs. 

Avec le texte suivant, nous revenons à Bergson. C’est en effet dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932) qu’on trouve une des réfutations les plus serrées des thèses de Durkheim et de Lévy-Bruhl. Avec le brin d’humour qui le caractérise, Bergson commence par montrer que seuls des êtres doués de raison peuvent déraisonner. Qu’est-ce que déraisonner, d’ailleurs ? N’est-ce pas tout simplement un autre nom pour fabuler, et ne doit-on pas admettre l’existence d’une fonction fabulatrice, aussi nécessaire à la survie d’une espèce raisonnable que la raison elle-même ? Nous n’avons pas besoin de suivre Bergson jusqu’au bout de sa théorie. Mais nous pouvons reconnaître que cette façon de poser le problème aide à sortir des impasses de l’apriorisme traditionnel. Du reste, la plupart des adversaires du prélogisme en sont passés par un raisonnement de ce genre. Si en effet on refuse l’idée qu’il y ait des races plus ou moins douées de raison les unes que les autres, il n’y a plus qu’un moyen de rendre compte du prélogisme apparent des sauvages : c’est de chercher du côté de ces modes de pensée qui n’obéissent pas aux règles strictes de la raison critique. Ce qui complique les choses, c’est l’anarchie du vocabulaire. Autant d’auteurs, autant de termes différents, qui empêchent de voir la ressemblance des solutions. Car parler de fonction fabulatrice, poétique, mythique, mystique, symbolique, voire tout simplement d’imagination, où est la différence ? Dans tous les cas, c’est d’abord par opposition à la rationalité pure qu’on identifie ce mode de pensée. Dans Le rite et l’outil (1939), Charles Le Cœur fait de l’homme social un composé d’Homo faber et d’Homo vates. Et quand, dans La psychanalyse du feu (1937), Bachelard entreprend d’explorer le monde de la rêverie, c’est que celui-ci se présente comme une sorte de contrepoint au monde de la science. Ce n’est pas que Bachelard ou Le Cœur aient été bergsoniens. C’est que cette opposition coule de source, en un sens. « Si nous avions une fantastique comme nous avons une logique, l’art d’inventer serait inventé », avait dit Novalis plus d’un siècle avant Bergson26. Ce qu’il faut reconnaître à Bergson, c’est, encore une fois, un sens aigu de la formule. On peut faire bien des réserves sur sa fonction fabulatrice et le rôle qu’il lui fait jouer. Mais c’est une solution qui a l’avantage d’ouvrir des voies nouvelles, y compris vers son propre dépassement. Le succès même de la théorie de Lévy-Bruhl nous montre, rétrospectivement, combien ces voies étaient étrangères aux esprits formés (ou déformés) par l’enseignement philosophique du début du XXe siècle. 

On pourra remarquer qu’au vocabulaire près, la solution que propose Henri Wallon est assez proche de celle de Bergson. On ne peut, pourtant, imaginer esprits plus différents, puisque Wallon était marxiste – le seul parmi tous les auteurs de notre recueil. Je n’ai retenu qu’un tiers à peu près du long article qu’il consacre à La mythologie primitive dans le Journal dePsychologie en 1935. Comme presque tous les critiques de Lévy-Bruhl, Wallon commence par rejeter l’idée d’une différence irréductible entre mentalités primitive et civilisée. Son point de départ n’est pas très éloigné de celui de Durkheim, à cela près que c’est l’émotion, plutôt que la religion, qui joue les premiers rôles : « […]l’émotion a été entre les individus le premier moyen d’union […].Et c’est la vie affective qui a donné la conscience de soi pour matrice à la conscience des choses. » Mais les mythes ne relèvent pas seulement de l’affectivité, ils expriment un intérêt direct et intense pour le réel. « Entre les mythes et l’industrie, il y a différence de moyens, mais… l’attitude est la même…, le programme est identique ». Et si les mythes relèvent du mimétisme, il s’agit d’un mimétisme « concerté, industrieux, rituel ; [qui] a ses outils, sa technique, ses formules. » Assurément, le monde imaginé par les primitifs (qui n’est surnaturel que pour nous, pour eux, il est simplement naturel) nous semble bien extraordinaire. Mais le monde que nous dévoile la science est-il moins merveilleux ? « La vraie différence, c’est qu’en l’absence de techniques qui leur permettent d’entreprendre une analyse suffisamment poussée de l’expérience concrète…, ils ne savent la doubler que d’êtres semblables à eux-mêmes : ce sont les seuls agents dont l’efficience leur soit immédiatement familière et leur permette de distinguer l’action des résultats, la cause de l’effet. »

De tous les auteurs que nous avons vus jusqu’ici, H. Wallon est assurément celui dont la pensée nous est la plus proche. Nous ne pouvons que lui donner raison lorsqu’il répudie le « manichéisme » de Lévy-Bruhl, de Blondel et même de Piaget, dans leur façon d’opposer la raison et les mythes27. Et nous ne pouvons que regretter qu’il n’ait pas davantage développé sa « catégorie de l’occulte » correspondant à « l’effort de l’esprit pour passer des données brutes… de l’expérience immédiate, sur le plan de la causalité réfléchie », ce qui nous aurait permis de mieux comprendre les différences et les ressemblances entre sa pensée et celle de Bergson sur ce sujet. Mais nous devons nous arrêter là. L’étude de la pensée de Wallon ouvrirait des perspectives passionnantes, mais qui excèderaient largement les limites de ce travail. Retenons seulement que comme celle de Mauss, son aîné de six ans seulement, la pensée de Wallon doit peut-être davantage à notre débat sur les techniques qu’on ne l’imagine généralement. 

Références des textes de la troisième partie : 

  1. Lucien Lévy-Bruhl et al., La mentalité primitive. (Séance du 15 février 1923 à la Société française de Philosophie, avec la participation de M. Mauss, G. Belot, D. Parodi, Ashbourne, L. Weber, R. Lenoir, H. Piéron, P. Fauconnet, E. Gilson). Extrait du Bulletin de la Société française de philosophie, 1923, XVIII, pp. 17-48. 

  1. Charles Blondel, Intelligence et techniques (1927/1939). Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1938, 35, pp. 325-367. 

  1. Henri Bergson, La fonction fabulatrice (1932). Extraits de : Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1997 [1932], pp. 106-113 et 148-159. 

  1. Henri Wallon, Le réel et le mental (1935). Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1935, 32, pp. 455-489.

 

Quatrième partie 

D’Espinas à Mauss : l’idée d’une science des techniques 

If there is such a thing as a science of language, and none can doubt it, who shall affirm that there is no such thing as a science of the arts? Augustus Henry Lane Fox Pitt Rivers, 1874. 

« Les faits où interviennent des éléments conscients » peuvent-ils être objets de science ? Le XIXe siècle avait longuement débattu de cette question. Pour Abel Rey, écrivant en 1904, la réponse ne faisait plus aucun doute : 

Tant qu’on n’aura pas, une bonne fois, rompu avec l’attitude scolastique, tant qu’on n’aura pas pris les procédés d’investigation scientifique pour des faits, tant qu’on ne les aura pas replacés dans leur milieu et leur développement historiques, produits de l’activité humaine comme les rites religieux, les règles juridiques, bref comme tous les faits sociologiques, il n’y aura pas d’étude positive des connaissances humaines ; il n’y aura ni épistémologie ni logique positives, mais une métaphysique vaine, stérile, malfaisante. (« Ce que devient la logique », Revue philosophique, 1904, 47 : 612-625.)

Aujourd’hui, la question est réglée. Mais qu’en est-il des techniques ? La science prolonge la philosophie par certains de ses aspects. Il a donc toujours paru assez naturel aux philosophes d’y employer leur savoir-faire, rendu redoutablement subtil par une longue tradition d’exégèse. Le passage de la philosophie des sciences à l’épistémologie positive au sens de Rey ne s’est pas fait sans crises, mais enfin il s’est fait, et même relativement vite si on mesure le temps en générations. Il n’en a pas été de même pour les techniques, parce que celles-ci ont toujours été victimes de fortes réactions de rejet, d’ailleurs contradictoires. Pour les sciences de la nature, les techniques ne sont pas naturelles. Pour la philosophie, elles ne sont que naturelles, puisqu’elles ne sont que mécaniques. Et pour la sociologie durkheimienne, comme on a eu amplement occasion de le voir, elles ne sont pas sociales. A quelque discipline qu’on s’adresse (sauf l’enseignement professionnel, et encore !), les techniques sont hors sujet. Abel Rey pouvait dire, après Ampère, que la technique et la science sont deux points de vue coextensifs, complémentaires, d’égale valeur et nécessité, sous lesquels chacun des objets connaissables par l’homme peut être considéré. Cet argument tout théorique n’a jamais suffi à vaincre des résistances d’autant plus obstinées qu’elles ne sont pas du ressort de l’argumentable. C’est ici qu’une psychanalyse à la Bachelard pourrait nous être utile.

A défaut, il n’est peut-être pas sans profit de tirer de l’oubli ceux pour qui l’idée d’une science des faits techniques, d’une technologie, a paru nécessaire ou souhaitable. Ils ont été plus nombreux qu’on ne pense. J. Guillerme et J. Sebestik en ont donné un recensement, pour la période qui va de 1666 à 186728, dans une perspective d’ailleurs plus large que celle qui est la nôtre ici. Je n’ai pas entrepris de travail comparable pour la période qui nous intéresse ; mais j’ai retenu cinq auteurs dont les contributions m’ont paru spécialement remarquables : Alfred Espinas, Louis Basso, Jacques Lafitte, Julien Pacotte et Marcel Mauss. 

A tout seigneur tout honneur : il allait de soi que la première place devait revenir ici à l’auteur des Origines de la technologie (1897). Les idées qu’il y défend avaient longtemps mûri. Dans l’Introduction à sa thèse, Des sociétés animales (2e édition, 1878), Espinas avait repris de Joseph de Maistre, qui l’avait lui-même emprunté à Burke, l’idée que « l’art est la nature de l’homme ». (L’art, c’était alors à peu près ce qu’on appelle « technique » aujourd’hui.) Mais en 1897, le moment n’était pas favorable. Durkheim et son école dominaient déjà le champ d’une sociologie qu’ils voulaient absolument indépendante de la psychologie et de la biologie. 

Suspectées (bien à tort, me semble-t-il) d’organicisme, les idées d’Espinas n’étaient plus en phase avec les modes intellectuelles de l’époque. Il y a là une histoire qui mériterait d’être éclaircie, car Espinas a favorisé activement la carrière de Durkheim, pour lequel il aurait éprouvé une certaine admiration. Quoi qu’il en soit, son œuvre est tombée toute entière dans une obscurité fâcheuse, et qui dure encore. Il faut attendre une trentaine d’années pour que la question soit reprise. Dans « La technique et sa philosophie », Louis Basso n’envisage assurément pas l’élaboration d’une technologie au sens d’Espinas. Mais il lève un préalable, en quelque sorte. Contre Fouillée, qui n’y voit qu’application et imitation, Basso montre que la technique a toujours un contenu de pensée. « Toute technique enveloppe nécessairement un problème scientifique, c’est-à-dire un problème de connaissance. » L’empirisme y est certes présent, mais c’est un empirisme conscient, limité, rationnel, destiné à pallier le manque de solutions plus complètement calculables. Manque provisoire ou définitif, peu importe : l’ingénieur n’a pas le temps d’attendre, il a des délais à respecter. Il travaille avec ce qu’il a29, c’est-à-dire avec la théorie d’art élaborée, vérifiée et rectifiée par la tradition du groupe professionnel auquel il appartient. C’est par rapport à cette théorie qu’il faut comprendre la science appliquée, science mal nommée parce qu’elle n’est justement pas l’application d’une science supposée pure. La science appliquée est une science différente, mais de plein droit. « Construire et comprendre représentent comme les deux fins extrêmes entre lesquelles se partage l’effort vers le savoir… » et « le besoin de savoir pour construire… est en lui-même tout aussi objectif et désintéressé que le besoin de savoir pour comprendre. » 

On ne sait rien de Louis Basso, si ce n’est qu’il est l’auteur de deux ouvrages sur l’industrie navale figurant au catalogue de la Bibliothèque Nationale30. On en sait davantage sur Jacques Lafitte, grâce à Jacques Guillerme, à qui l’on doit la réédition, en 1972, des Réflexions sur la science des machines (1932). On connaît au moins ses dates (1884-1966), on sait qu’il fut architecte et ingénieur et que les Réflexions avaient été rédigées assez longtemps avant d’être publiées, partie en 1911 et partie en 1919. Deux idées que je crois fondamentales ont été exprimées avec une clarté particulière par Lafitte ; ce sont les suivantes :

1° Les machines mettent en œuvre des phénomènes d’ordre mécanique, physique, chimique, etc. Les sciences correspondantes nous rendent compte de ces phénomènes, mais elles ne nous rendent pas compte des machines elles-mêmes, en tant que phénomènes. 

2° Il est donc besoin d’une science des machines, la mécanologie. Et comme les machines sont des productions des hommes vivant en société, la mécanologie fait partie de la sociologie. 

Lafitte avait un esprit très systématique, nous dit Guillerme, qu’il poussait volontiers jusqu’à un certain prophétisme. Ayant fait le choix d’appeler « machine » tout objet fabriqué par l’homme, le terme de « mécanologie » s’ensuivait très logiquement. C’est un résultat assez malencontreux, dans la mesure où ce terme fait double emploi avec la technologie d’Espinas. Mais il ne faut pas trop s’arrêter à ce genre de détails. Lafitte a eu de sa science des machines une conception très structurée, très précise, et qu’il exprime avec vigueur. Les machines sont des corps organisés, caractérisés par un fonctionnement spécifique, ce qui les rapproche des êtres vivants. La biologie et la mécanologie se rejoignent alors dans une science de niveau supérieur, l’organologie. Tout cela peut paraître naïf ou désuet aujourd’hui. Mais c’est du même ordre d’idées que naîtront, outre Atlantique, la théorie des systèmes et la cybernétique. La comparaison n’est pas déshonorante pour Lafitte ; si elle l’est, ce n’est que pour ceux qui, à l’époque, n’ont pas su l’entendre. 

Julien Pacotte n’est pas mieux connu que L. Basso. Il semble pourtant avoir été un philosophe chevronné, si on en juge par sa bibliographie, qui ne compte pas moins de dix ouvrages de 1921 à 193931. Il y a bien une notice à son nom dans le Dictionnaire des Œuvres philosophiques, mais aucune information d’ordre biographique n’y figure, pas même ses dates. Il habitait sans doute Bruxelles, puisque plusieurs de ses préfaces sont datées de cette ville ; c’est finalement la seule chose que nous sachions de lui. 

Malgré leurs différences d’approche, de style, de vocabulaire, etc., Pacotte et Lafitte se rejoignent sur l’essentiel. Je ne crois pas utile de commenter cette convergence, que chacun pourra constater ; je préfère dire un mot de ce qui les distingue. Pacotte, par exemple, ne partage pas ce qu’il y a d’un peu trop prophétique dans les vues de Lafitte. En revanche, sa conception de la technique est plus large, en ce sens qu’il ne la limite pas aux machines, c’est-à-dire aux objets. Pour lui, c’est l’activité humaine dans son ensemble qui est l’objet de la science des techniques, depuis ce qu’elle a de plus élémentaire, le mouvement musculaire humain, jusqu’à ce qu’elle a de plus élaboré, dans la mise en œuvre des conceptions scientifiques les plus complexes. Loin donc que la technique soit une sorte de sous-produit de la science, comme le voulaient les théories classiques de la connaissance, c’est au contraire la science qui devient une application de la technique, en vue de fins particulières. La mesure, par exemple, si fondamentale pour la pratique scientifique, « est une fin propre à la technique ». Et il en est de même de tous les appareillages qui perfectionnent nos perceptions, au point de nous « rendre visible la trajectoire d’une particule atomique unique ». En définitive, « la science de l’activité humaine passe et conditionne toute science humaine. Il faut penser la physique à l’intérieur de la science de la technique », et non l’inverse. 

Bon nombre des thèmes présents chez Basso, Lafitte et Pacotte se retrouveront une génération plus tard chez Simondon (1958). Il ne s’agit pas d’engager ici une querelle de priorité, qui ne pourrait être que contre-productive. Mais il s’agit de replacer Simondon, Pacotte, Lafitte, Basso et les autres qui, peut-être, restent à redécouvrir, dans le courant d’idées auquel ils ont appartenu sans le savoir. C’est la seule façon de donner aux idées qu’ils ont défendues, chacun à sa façon, une autorité et un statut qu’elles ne pourront jamais avoir tant qu’elles resteront les idées de tel ou tel. Une discipline est une tradition. Et il n’y a pas de tradition tant que chaque génération laisse perdre l’acquis de la génération précédente. Il n’y aura pas de technologie possible tant qu’on n’aura pas mis fin à ce processus d’autodestruction récurrente. 

Ayant commencé cette quatrième partie avec Espinas, il était normal de la terminer avec Mauss, qui parle de lui comme de « son vieux maître ». Car Mauss lui aussi, et peut-être pour la première fois, emploie le terme technologie dans son exposé de 1941. On sait dans quelles circonstances fut présentée cette contribution à la « Journée de psychologie et d’histoire du travail et des techniques », organisée par Lucien Febvre et Ignace Meyerson à Toulouse le 23 juin 1941. Le Mauss de cette époque – le contraire serait à vrai dire étonnant – a profondément changé depuis le début du siècle. Il persiste certes à marquer ses distances avec le bergsonisme  "Homo faber", soit. Mais l’idée bergsonienne de la création est exactement l’idée contraire de la technicité… »). Mais lorsqu’il affirme que « le signe certain de l’humanité, c’est l’existence des techniques… La classification certaine des humanités existe, c’est celle de leurs techniques… », on est tenté de dire qu’il surenchérit sur Bergson. A moins de supposer que ces idées s’étaient tellement répandues que le souvenir de leurs origines bergsoniennes se fût déjà perdu. Quoi qu’il en soit, il y avait là un revirement complet par rapport à l’orthodoxie durkheimienne, et ce n’était pas en racontant que son oncle lui avait fait lire « ces bonnes histoires de l’industrie telles que les faisaient les Becquerel et les Figuier, et dont nous n’avons pas gardé la tradition » que Mauss pouvait espérer le masquer. 

L’évolution de Mauss a donc été très importante. Ce n’est pas ici le lieu d’y insister, d’autant qu’on dispose maintenant de bonnes études sur ce sujet (Karsenti 1997, Warnier 1999). Il y a toutefois un point sur lequel Mauss a peu varié, c’est sa définition de la technique comme acte traditionnel efficace. On la cite le plus souvent d’après « Les techniques du corps » (1934/1936). En fait, on la trouve déjà, sous une forme un peu moins explicite, dans l’« Esquisse d’une théorie générale de la magie » (1902-1903). Elle y est appliquée aux rites, pour les distinguer des actes purement juridiques, des conventions. « Les actes rituels… sont, par essence, capables de produire autre chose que des conventions ; ils sont éminemment efficaces ; ils sont créateurs ; ils font. » En sorte que les rites peuvent être appelés « des actes traditionnels d’une efficacité sui generis. » 

Mais alors, comment distinguer les rites des techniques ? Car « les techniques, elles aussi, sont créatrices. Les gestes qu’elles comportent sont également réputés efficaces. [Et] la plus grande partie de l’humanité a peine à les distinguer des rites32. » 

Un certain relativisme post-moderne répondrait que, justement, la distinction n’a pas lieu d’être et qu’on ne doit pas utiliser, pour décrire une société, des catégories qui n’ont pas cours dans cette même société. C’est une vieille discussion, et qui a déjà fait couler tellement d’encre qu’il serait oiseux d’y entrer ici. Disons seulement que cette forme de relativisme ne fait que renouveler, en pire, les errements déjà jugés d’un Lévy-Bruhl. Il reste que si on n’accepte pas cette façon d’escamoter le problème, celui-ci n’est pas facile à résoudre. Dans « Les techniques du corps », la solution de Mauss est que « l’acte traditionnel des techniques est senti par l’auteur comme un acte d’ordre mécanique, physique ou physico-chimique, et qu’il est poursuivi dans ce but. » Et c’est encore sur ce « but connu comme physique, chimique ou organique » qu’il revient en 1941. Réponse surprenante, pour deux raisons différentes. La première, c’est qu’en prêtant à M. et Mme Toutlemonde une conception aussi scientifique de leurs intentions, Mauss offrait une cible magnifique aux critiques des relativistes. La seconde raison me semble plus sérieuse. Nous avons vu avec J. Pacotte que la physique devait être pensée à partir de la technique. Or voilà que Mauss nous propose de définir la technique à partir de la physique ! Il y a là, évidemment, une circularité bien fâcheuse. 

J’ai l’impression que c’est en précisant la notion d’efficacité qu’on peut espérer en sortir. Mauss avait commencé à le faire en 1902 dans l’’’Esquisse…’’. C’est en effet par leurs registres respectifs d’efficacité qu’il cherche à distinguer les actes juridiques des actes rituels, techniques et autres. Malheureusement, il ne semble pas avoir persisté dans cette tentative. Pour quelles raisons ? La notion jumelle de causalité, par exemple, a donné lieu à une littérature abondante, tant en philosophie qu’en anthropologie. Et pourtant, c’est une notion seconde, abstraite et particulière, en ce sens qu’elle suppose une pensée déjà consciente de ses propres questionnements. L’idée d’efficacité, au contraire, est première, concrète et générale, puisqu’elle naît avec l’expérience la plus commune qui soit, celle de la différence entre un acte réussi et un acte manqué. C’est même un lieu commun philosophique que de faire naître la réflexion des échecs qui forcent à suspendre l’action. Pourquoi, cela étant, un tel déséquilibre dans les préoccupations des philosophes entre causalité et efficacité ? On peut regretter que, sur ce point, Mauss soit peut-être resté trop philosophe pour suivre ses premières intuitions. C’est en tous cas à nous qu’il appartient de reprendre la question là où il l’a laissée. 

Références des textes de la quatrième partie : 

  1. Alfred Espinas, Introduction à la Technologie (1897). Extrait de : Les origines de la technologie (Etude sociologique), Paris, F. Alcan, 1897, pp. 5-12. 

  1. Louis Basso, La technique et sa philosophie (1928). Extrait de : Revue philosophique, 1928, CVI, pp. 357-386. 

  1. Jacques Lafitte, Sur la science des machines (1933). Extrait de la Revue de Synthèse, 1933, VI, 2, pp. 143-158. 

  1. Julien Pacotte, L’idée de science de la technique (1934). Extrait de : La connaissance – Mathématique – Technique – Humanisme – Métaphysique, Paris, F. Alcan, 1934, pp. 105-134. Ce texte a simultanément été publié dans la Revue philosophique. 

  1. Marcel Mauss, Les Techniques et la technologie (1941). Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1948, 41, pp. 71-78.

 

Postface

 

Les documents qui composent ce recueil peuvent paraître d’une lecture facile. L’époque est récente, et la langue dans laquelle ils sont écrits est trop proche de la nôtre aujourd’hui pour éveiller notre méfiance. Nous avons du mal à imaginer que le sens du texte ne soit pas simplement ce qu’il paraît être. Le cas est pourtant assez fréquent, comme j’ai eu moi-même l’occasion de le constater à plusieurs reprises. Les philosophes – puisqu’il s’agit de philosophie – sont comme tout le monde. Quels que soient leurs efforts pour innover, ils travaillent un matériau qui n’est pas autre chose que le sens commun de leur temps. Or depuis le début du XXe siècle, ce sens commun a profondément changé, sans que, peut-être, nous ayons pris toute la mesure de ce changement. Pour les périodes plus anciennes, la cause est entendue. Il y a beau temps que personne ne prétend plus accéder au sens d’un texte quelconque sans un minimum de travail interprétatif. Ce que j’ai découvert, avec sans doute une certaine naïveté, c’est qu’il en va exactement de même pour des écrits dont moins d’une vie d’homme nous sépare. Sous certains aspects au moins, les années 1920 sont presque aussi exotiques pour nous que le XVIIe siècle – elles le sont même peut-être davantage, dans la mesure où nous sommes moins prémunis contre les surprises de cet exotisme-là. 

Cela dit, il est probablement trop tôt pour faire plus que constater cette situation. J’ai envisagé un moment de rédiger une véritable introduction critique aux textes de ce recueil. J’y ai vite renoncé, tant le but m’a paru s’éloigner à mesure que j’essayais de m’en approcher. Mais il me restait un ensemble d’étonnements, d’observations, de questions, d’hypothèses, etc., que je ne voulais pas passer sous silence. Je les propose ici, sans souci excessif d’objectivité ni de cohérence. J’espère seulement que chacun y trouvera une invitation à se former sa propre opinion. 

*

 Et d’abord, qu’est-il nécessaire de savoir de la situation de la philosophie et du mouvement des idées en France au début du XXe siècle ? Je ne peux donner ici que des impressions de lecture assez subjectives, mais deux ouvrages de cette époque m’ont été précieux pour vérifier que ces impressions ne s’écartaient pas de la vraisemblance. Ce sont La philosophie moderne d’Abel Rey (1908) et La philosophie contemporaine en France de D. Parodi (1920). L’ouvrage de Rey est un essai, où l’auteur présente les choses d’un point de vue bien défini. Celui de Parodi est une somme, qui vise plutôt à une certaine exhaustivité. Au total, les deux se complètent admirablement. 

Il me semble que pour résumer l’essentiel en quelques mots, on peut dire ceci : vers 1900, il y a deux doctrines de référence, le positivisme et le pragmatisme et il n’y en a pas d’autres ; le marxisme, par exemple, est presque totalement absent. 

Cette absence du marxisme a quelque chose d’un peu étonnant aujourd’hui, si on se rappelle que le premier volume du Capital fut publié en 1867 et que le Congrès de Tours eut lieu à la fin de l’année 1920. Mais le fait est là : les noms de Marx et d’Engels n’apparaissent pratiquement nulle part dans la littérature (ils ne sont cités qu’une fois, sans commentaire, dans le livre de Parodi), et l’ignorance est telle qu’on n’a même pas l’impression d’un rejet délibéré, qui laisserait au moins quelques traces. Les choses changeront dans les années 1920 et surtout 1930, et on verra quelques auteurs se déclarer marxistes, comme Henri Wallon. A part cela, il faut se rendre à l’évidence. Le marxisme est absent de la scène philosophique française au début du XXe siècle. 

Le pragmatisme, lui, y joue les premiers rôles, et c’est aussi un peu étonnant pour nous dans la mesure où, avant son récent retour en vogue, on avait assez largement oublié cette philosophie. Le fait est que la réception du pragmatisme en France fut immédiate et passionnée, comme en témoigne l’ouvrage d’E. Leroux (1923). William James est alors le plus célèbre des philosophes étrangers, et d’assez loin. Seuls Spencer et Nietzsche lui disputent la vedette. Mais Spencer appartient à une autre génération, et si on le cite encore, c’est pour mémoire. Quant à Nietzsche, il n’est pas l’auteur d’un système susceptible d’entrer en concurrence avec le pragmatisme. Au contraire, on considère le plus souvent que ses idées relèvent du pragmatisme au sens large. 

Il y a en effet un sens strict et un sens large du pragmatisme, comme d’ailleurs du positivisme. Au sens strict, le pragmatisme désigne la doctrine de James et de ses émules anglo-américains et italiens (Leroux). Au sens large, le pragmatisme peut inclure des auteurs comme Bergson et Nietzsche, Mach et Duhem, M. Blondel et E. Le Roy, etc. Quant au positivisme, s’il s’applique au sens strict à la doctrine de Comte et de ses adeptes, il s’étend au sens large à toutes les philosophies qui reconnaissent le monopole cognitif de la science (Abel Rey). Aussi n’est-il pas toujours facile, lorsqu’un auteur fait allusion au pragmatisme ou au positivisme, de savoir dans quel sens il faut l’entendre. 

Mais en première approximation, ce n’est peut-être pas absolument nécessaire. Car si on suit Abel Rey, par exemple, le fait véritablement nouveau dans la pensée philosophique de son temps est que les problèmes de la science et de l’action, jusque-là traités séparément, ont été réunis. Dès lors, « l’antinomie fondamentale de la pensée philosophie actuelle » porte sur les rapports entre la science et l’action. Rapports qu’on ne peut concevoir que de deux façons : 

Ou bien l’activité pratique sera la conséquence de la science, ou, au contraire, la science sera la conséquence de l’activité pratique. [ ... ] Dans un cas, nous avons les systèmes rationalistes, intellectualistes et positivistes : le dogmatisme de la science. Dans l’autre, nous avons les systèmes pragmatistes, fidéistes, ou de l’intuition active (comme celui de Bergson) : le dogmatisme de l’acte. (Rey 1908 : 28.) 

Dès lors, tout se passe comme si la philosophie était condamnée à osciller indéfiniment entre scientisme et pragmatisme. Et c’est bien à une telle oscillation qu’on assiste du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe. Un premier épisode scientiste (Renan, Taine) est suivi d’une réaction pragmatiste (James, Bergson), à laquelle ne tarde pas à succéder un nouveau rationalisme (Alain, Brunschvicg, Bachelard). Ce qu’on a quelque mal à comprendre, c’est pourquoi une synthèse n’a pas été tentée. Car il suffit en somme de débarrasser le pragmatisme de ses oripeaux mystiques et occultistes pour obtenir une théorie assez proche de l’expérimentalisme d’Abel Rey. C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse. Tout au plus suggérerai-je que si réponse il y a, c’est probablement du côté de Louis Weber qu’il faudrait la chercher. Car à ma connaissance, Weber est le seul à avoir tenté de surmonter l’antinomie d’Abel Rey. En 1903, lorsqu’il publie Vers le positivisme absolu par l’idéalisme, Weber est un rationaliste dont les idées sont très proches de celles de Brunschvicg (Parodi). Dix ans plus tard, il procède à une véritable réhabilitation de l’action technique dans Le rythme du progrès (1913). 

*

 Il y a cependant un point sur lequel Abel Rey avait vu juste. C’est que dans la philosophie traditionnelle (avant l’intervention du pragmatisme), la connaissance et l’activité étaient traitées comme deux problèmes séparés. Et cela d’autant plus que l’activité n’était elle-même considérée que dans ses dimensions morales ; l’activité matérielle, c’est-à-dire technique, était ignorée de la philosophie. Il y a bien sûr quelques exceptions, certaines illustres comme Leibniz ou Diderot. Mais les exceptions ne font que confirmer une règle. Et cette règle, c’est Simondon qui l’a formulée. « La culture s’est constituée en système de défense contre les techniques », dit-il au début de son livre (1958 : 9). Peut-être est-ce un peu excessif pour la culture au sens des ethnologues, dont les manifestations sont trop diverses pour qu’on puisse en juger aussi globalement. Mais c’est évidemment vrai pour ce qu’on appelle la culture générale – qui, en cela, n’est précisément pas générale – et encore plus pour la culture philosophique. Dans le système de défense dont parle Simondon, la philosophie est une des principales places fortes. Avec, au cœur de cette place, une citadelle imprenable : la théorie de la connaissance. 

Il s’agit en fait d’un corps de théories, nombreuses et diverses, qu’on a depuis longtemps classées en genres et en familles33. Mais aussi différentes soient-elles, ces théories ont toutes un point commun : elles ignorent les techniques. On ne peut même pas dire qu’elles les rejettent. Car le rejet est un choix, justifié par une argumentation, laquelle implique de reconnaître au moins l’existence de la chose rejetée. Or les théories de la connaissance ne rejettent pas les techniques, elles les passent sous silence, comme s’il était impensable qu’elles eussent un rapport quelconque avec leur sujet. Ce qui rend presque impossible la critique interne – car comment analyser le silence ? 

Heureusement, il y a ici aussi quelques exceptions. Ce peut être un simple mot d’auteur, derrière lequel on discerne tout un monde de préjugés. « La philosophie est la protestation constante de l’esprit contre la routine des techniques » écrit par exemple E. Bréhier (Les thèmes actuels de la philosophie, 1951, p. 6-7). Ce peut être une digression révélatrice dans une argumentation qui porte sur tout autre chose : dans sa préface aux Premiers principes de la métaphysique de la nature, par exemple, Kant explique que la chimie n’est qu’un « art systématique » dont les principes sont « purement empiriques » et qui ne peut donc pas devenir une véritable science. Passons sur le fait qu’au moment où il publiait son livre, Lavoisier et ses émules étaient en train de démentir cette vision des choses. L’important est que pour Kant, il n’y a science que là où il y a certitude apodictique, selon le modèle de la démonstration mathématique. C’est bien avec les données sensibles que travaille l’entendement pour produire la connaissance. Mais ces données sont reçues par les sens de façon passive. L’action matérielle n’a rien à voir avec la connaissance. Il n’y est fait aucune allusion dans aucune des trois Critiques. Pour Kant, il n’y a d’action que morale. L’action matérielle n’existe pas, ou du moins pas pour la philosophie. 

L’exemple de Descartes paraît plus difficile à interpréter. D’un côté, en effet, on trouve chez lui d’indéniables marques d’intérêt pour les techniques, comme celle-ci, tirée de la dixième des Règles pour la direction de l’esprit : 

Il faut approfondir tout d’abord les arts les moins importants et les plus simples, ceux surtout où l’ordre règne davantage, comme sont ceux des artisans qui font de la toile et des tapis, ou ceux des femmes qui brodent ou font de la dentelle… 

Et on imagine sans peine que l’inventeur de la géométrie analytique ait trouvé une inspiration dans la façon dont on peut réaliser toutes sortes de figures en croisant une chaîne et une trame. Le tissage est en effet une géométrie en acte. Mais d’un autre côté, le même Descartes oppose radicalement 

les sciences, qui résident tout entières dans la connaissance qu’a l’esprit, et les arts, qui requièrent un certain exercice et une certaine disposition du corps… (Règle I).

 A quoi on peut ajouter ce passage souvent cité du Discours de la méthode : 

Je me plaisais surtout aux mathématiques… ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé. 

Le problème est que malgré d’utiles tentatives (e.g. Canguilhem 1937), nous n’avons pas d’étude vraiment complète de la pensée cartésienne en matière de techniques. Tout ce qu’on peut dire est qu’à en juger par ces trois passages, et par les plus connus de ceux du même genre qui sont disséminés dans ses écrits, la conception de la science qu’a Descartes ne diffère guère de celle de Kant. Le travail de la connaissance est purement déductif, et relève exclusivement de l’esprit. Les arts, qui relèvent du corps, fournissent parfois à l’esprit l’occasion de s’exercer utilement. Mais l’exercice n’est pas la science. Le corps ne pense pas, et les arts ne sont que mécaniques. Leibniz dira « l’importance des connaissances non-écrites qui se trouvent dispersées parmi les hommes de différentes professions », et Diderot célébrera « l’honneur que les arts font à l’esprit humain34 ». Pareille idée semble inconcevable chez Descartes. La science peut et doit guider les arts, comme l’esprit commande le corps. Mais elle n’a rien à en recevoir. Les arts sont étrangers à la connaissance. 

On pourrait s’attendre à trouver une autre attitude chez les empiristes. Il n’en est rien, car eux aussi sont prisonniers du schéma selon lequel tout se passe entre les sens, récepteurs passifs, et le jugement. C’est même chez l’un d’entre eux, Hume, que le mépris pour les techniques – ou du moins pour les techniciens – s’exprime avec le moins de nuances : 

Si nous examinons un navire, quelle haute idée devrons-nous nous faire de l’ingéniosité du charpentier qui a monté une machine si compliquée, si utile et si belle ? Et quelle sera notre surprise de ne trouver qu’un manœuvre stupide [a stupid mechanic] qui en a imité d’autres, copiant un art qui, par d’innombrables essais, erreurs, corrections, délibérations et controverses, s’est graduellement perfectionné d’âge en âge ? 

L’exemple du navire n’est pas de l’invention de Hume. Il est déjà dans la Fable des abeilles de Mandeville – et on le retrouvera au XXe siècle chez Alain (Séris 1994 : 223-224, Sigaut 1987: 15). Chez Hume, il s’agit d’un passage des Dialogues concerning natural religion ([1779] 1948 : 39) dans lequel Philon, l’un des deux interlocuteurs, s’emploie à réfuter l’argument qui prouve Dieu par son œuvre (l’argument de l’Horloger de Voltaire). Une longue exégèse serait nécessaire pour préciser le sens dans lequel Hume utilise cet exemple. Mais nous n’avons pas à y entrer ici. L’essentiel, c’est que le qualificatif de stupid mechanic va de soi pour les deux protagonistes ; aucun ne songe à élever la moindre protestation. Même Descartes n’aurait pas osé aller jusque-là ! 

*

 Peut-être voit-on un peu mieux maintenant pourquoi, et surtout en quoi, le bergsonisme a été révolutionnaire. L’anti-intellectualisme n’y est pour rien. Sans contester l’importance de ce mouvement dans les années 1890-1910, et même ensuite, il faut reconnaître qu’il ne s’agissait que de la résurgence momentanée d’une tendance de la philosophie de tous les temps. Rousseau est le premier représentant de l’anti-intellectualisme moderne, et on lui trouverait sans doute des précédents. Ce qui est révolutionnaire chez Bergson, ce n’est pas non plus l’idée même de l’Homo faber, dont on a vu qu’elle remontait à la mythologie grecque (voire à celle d’autres peuples). Ce qui est révolutionnaire, c’est l’idée que l’intelligence est née dans et pour l’action matérielle. Car cette idée contredit frontalement toutes les théories de la connaissance ayant eu cours depuis Descartes. C’est la première brèche ouverte dans le système de défense dont parle Simondon.

 Il se peut d’ailleurs que Bergson ait eu cette idée pour de mauvaises raisons – rabaisser le statut de l’intelligence pour favoriser celui de l’intuition mais peu importe. Comme toutes les philosophies à succès, celle de Bergson ne compte ni ses erreurs ni ses contradictions, et on peut même se demander si, par l’intermédiaire du scandale qu’elles provoquent, l’erreur et la contradiction ne sont pas nécessaires au succès d’une philosophie. Mais ce n’est pas notre sujet. Ce qui nous intéresse, c’est le résultat. La doctrine de Bergson a eu un immense succès, et grâce à ce succès, la technique a enfin été prise en compte dans les théories de la connaissance – au moins pour un temps.

 Peut-on dire cependant que la priorité de Bergson est indiscutable ?

 Pour s’en assurer, il faudrait examiner en détail les philosophies concurrentes de la sienne, en particulier le marxisme et le pragmatisme. Pour ce que j’en sais, la tâche paraît assez peu prometteuse. Dans le marxisme, les techniques n’occupent qu’une place subalterne, celle d’une sous-catégorie des forces productives. Or ce point de vue, rigoureusement conforme à l’orthodoxie économique classique (voire néo-classique), s’est toujours montré stérile, parce qu’il dépouille les techniques de ce qui en fait l’essentiel. Marx lui-même a-t-il été plus attentif à cette question que les marxistes ? Ce n’est pas impossible. Ses papiers montrent en effet qu’il avait lu et annoté les bons auteurs (Beckmann, Karmarsch, Poppe, Ure…). Mais on ne voit pas quelles idées originales il en a tiré. Les passages de lui qu’on citait rituellement quand le marxisme était encore à la mode (« le moulin à bras… / le moulin à vapeur… ») sont d’une banalité qui ne peut qu’entretenir le doute. S’il existe une pensée originale chez Marx et les marxistes à propos des techniques, elle est bien cachée35.

 S’agissant du pragmatisme, la question est plus difficile. L’auteur important sur ce point n’est probablement pas James, malgré ses affinités bien connues avec Bergson, mais plutôt Dewey. On sait que celui-ci a choisi le terme d’instrumentalisme pour désigner sa version du pragmatisme, voulant marquer par là l’importance qu’il attachait à l’action instrumentale comme modèle de l’action en généra136. Il reste que c’est l’action en général (morale, sociale, politique, éducative, etc.) qui intéresse Dewey, et que si l’action technique lui sert de modèle, c’est parce qu’il lui trouve une évidence première dont l’analyse lui paraît superflue. D’où un effet de dilution, pour ainsi dire. Car toute action étant technique, la technicité n’a plus rien qui la distingue en propre, et on retombe sous la critique d’Espinas, qui reprochait à la praxéologie d’être trop générale. On a reproché à Bergson, à juste titre, de réduire la technique à la manipulation des corps solides. Il y a néanmoins quelque chose de vrai au fond de cette façon de voir. D’une part parce que toute action technique implique la manipulation de solides, même si elle ne s’y réduit pas37. D’autre part et surtout, parce que c’est cette réduction qui fait toute la valeur heuristique de la théorie bergsonienne. Bergson cherche à expliquer la genèse de l’intelligence en lui trouvant une fonction précise et limitée qui ne la suppose pas déjà constituée. On peut discuter le choix qu’il fait de la manipulation des solides pour remplir cette fonction, on ne peut pas discuter la nécessité d’un tel choix. Or ce choix devient impossible si toutes les formes d’action se valent, si toutes sont également techniques. On est alors ramené à l’aporie qui est celle de toutes les théories classiques de la connaissance, où il n’y a rien qui puisse expliquer l’intelligence, si ce n’est l’intelligence elle-même. 

*

 Que Bergson ait été un philosophe, nul n’en a jamais douté. Que Durkheim ait également été un philosophe, on a tendance à l’oublier, et c’est tout le problème. Avant d’entreprendre ce travail, l’image que j’avais moi-même de Durkheim était celle, classique, du père-fondateur d’une sociologie rigoureusement scientifique. Je me suis aperçu que cette image n’était qu’un masque. Il est vrai que j’avais déjà quelques doutes. Si Durkheim a fondé la sociologie, par exemple, que deviennent les Tocqueville, les Le Play et tous les autres qui, injustement oubliés parfois, n’ont pas attendu les Règles (1895) pour faire de la sociologie ? Mais surtout, les lectures que j’ai faites pour préparer ce recueil m’ont progressivement convaincu que l’image traditionnelle de Durkheim était véritablement un obstacle pour comprendre la signification de son œuvre. Je résumerai les arguments sur lesquels s’appuie cette conviction en deux points : 

1°. Les philosophes contemporains de Durkheim l’ont toujours considéré comme l’un des leurs, sans la moindre réserve. 

2° La sociologie de Durkheim est moins un projet scientifique qu’un projet philosophique, voire métaphysique – moins une sociologie qu’un sociologisme. 

Sur le premier point, je me bornerai à citer quelques exemples. A en juger par la place que lui fait Parodi (1920), Durkheim est alors le deuxième philosophe français par ordre d’importance, après Bergson mais ex-aequo avec Boutroux. Et c’est un point de vue qui ne changera pas de sitôt. En 1965, Durkheim fait encore l’objet d’une biographie dans la collection « Philosophes » des P.U.F. (Durkheim, sa vie, son œuvre, avec un exposé de sa philosophie, par J. Duvignaud). Et il a toujours droit à de copieuses notices dans le Dictionnaire des Philosophes (1984/1993) et dans Les Œuvres philosophiques (1992). Bien sûr, quatre références ne font pas une preuve. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit possible avant longtemps d’entreprendre les analyses statistiques qui seraient en toute rigueur nécessaires. Ces quatre exemples me paraissent pleinement représentatifs, et tout ce que j’ai pu lire par ailleurs les confirme. 

Cela dit, qu’y a-t-il de spécifiquement philosophique dans l’œuvre de Durkheim ? D’abord une théorie de la connaissance qui revient à l’apriorisme traditionnel. Ensuite une métaphysique qui fait de la Société (avec un grand S) une entité transcendante et créatrice, dotée d’un dynamisme qui lui est propre. Sans doute y aurait-il d’autres aspects encore. Mais ce sont ces deux-là qui nous intéressent le plus directement ici, d’autant qu’ils sont étroitement dépendants l’un de l’autre. 

Passons rapidement sur la théorie durkheimienne de la connaissance, puisqu’elle fait l’objet du deuxième article reproduit dans ce recueil. Il suffira de rappeler que le grand dilemme des théories aprioristes, c’est qu’elles ne peuvent pas proposer d’origine compréhensible aux notions premières dont elles font les bases de toute connaissance. D’après Kant, par exemple, ces notions ne peuvent pas venir de l’expérience, puisqu’elles rendent l’expérience possible et qu’elles doivent donc lui préexister. Il fallait par conséquent, soit déclarer le problème insoluble, soit faire intervenir une création ou une révélation. Durkheim choisit le second terme de cette alternative. Mais il met la Société à la place de Dieu (ou de toute autre entité transcendante). C’est de la Société que l’homme reçoit les éléments fondamentaux de toute connaissance. Celle-ci conserve donc sa dignité, puisqu’elle continue à transcender l’expérience. Et cependant, elle a une origine réelle et vérifiable, et non plus imaginaire. 

Mais de quelle société s’agit-il ? Le mieux est de partir d’un exemple. En forçant un peu l’expression, on peut dire que les Aborigènes australiens ne vivent en société que lors de leurs grands rassemblements saisonniers, les corroborees. Le reste du temps, ils vivent dispersés dans la brousse, menant une vie quasi-animale, occupée toute entière à la recherche de leur nourriture. La société, donc, ce n’est pas seulement le fait pour les hommes de vivre ensemble, de partager leur expérience et d’organiser leur vie commune. C’est ce qui se manifeste dans l’état de foule. C’est l’effervescence collective née des grandes concentrations humaines, l’exaltation poussée jusqu’à la frénésie et à la transe (tous ces termes sont de Durkheim). C’est le sentiment du sacré que fait naître cette exaltation, et qui aboutit à la religion. La Société, c’est une force psychique. Et cette force porte un nom : le mana. 

A ceux qui croient que cette présentation est exagérée, je suggère de relire avec attention certains passages des Formes élémentaires (le chapitre 7 du Livre II, entre autres)38. Mais il faut aussi lire les commentateurs et les critiques de Durkheim, pour se rendre compte que c’est bien comme cela qu’ils l’ont entendu. Charles Blondel, par exemple, observe que les « choses » de la sociologie sont bien singulières, puisqu’il s’agit de représentations, c’est-à-dire d’états mentaux. Mais comme ces états mentaux n’existent qu’en dehors des individus, 

Il nous faut donc imaginer pour eux une réalité psychique d’un nouvel ordre, qui ne se limite pas aux données de la conscience individuelle. Dans l’univers mental, tout de même qu’au-dessous de la conscience se sont maintenant ouverts les abîmes de l’inconscient, au-dessus d’elle les représentations collectives devront désormais élever leurs cimes. (Blondel 1927/1941 : 41.) 

Henri Berr (1911/1953) et Daniel Essertier (1927b) vont plus loin. Pour eux, dès lors qu’on part d’une conception réaliste de la « conscience sociale » ou de l’« être psychique collectif », on aboutit nécessairement à la Psychologie des foules du Dr. Le Bon (1895), pourtant durement critiquée par Durkheim lui-même. Mais celui qui est allé le plus loin dans cette logique perverse est un certain R. Brugeilles, auteur d’un très étrange article sur « L’essence du phénomène·social : la suggestion », publié dans la Revue philosophique en 1913 (75 : 593-602). Brugeilles ne critique pas Durkheim, pas plus d’ailleurs que Tarde et Worms, auxquels il l’associe. Son but est plutôt de réunir leurs doctrines en une synthèse générale. Et c’est bien alors « l’essence du phénomène social » qui fait question. Comment comprendre, en effet, l’existence de ces choses immatérielles que nous sommes obligés d’admettre dans les sciences sociales ? Voici sa réponse : 

Or ces choses immatérielles ne sont autres choses que des suggestions individuelles accumulées, puissantes, conservant une existence propre en dehors de la personnalité de ceux qui les ont émises. Elles présentent une ressemblance étrange avec ce que les occultistes appellent des « élémentaux », et qui flottent dans une atmosphère astrale. Au lieu de ces termes barbares, disons qu’il existe une atmosphère psychique dans laquelle est plongée la société, et que cette espèce d’éther, dont nous ignorons encore la nature, est capable de conserver les idées, les suggestions individuelles, et de les véhiculer selon des lois encore inconnues. La Langue et le Droit constitueraient par excellence ces véhicules, ce milieu, cet éther social. Nous n’aurons alors fait que traduire en langue vulgaire des idées très anciennes chez les occultistes, auxquels l’examen approfondi et sérieux de la genèse des faits sociaux et des faits de suggestion nous oblige à donner créance. Cette atmosphère psychique, astrale, présente une analogie qui va jusqu’à l’identité avec la « conscience sociale » que beaucoup d’auteurs estiment être aussiréelle que la conscience individuelle. 

Brugeilles m’est entièrement inconnu par ailleurs, et j’ignore s’il faut le considérer comme un naïf ou un plaisantin. Peut-on penser qu’il a dit tout haut ce que Durkheim pensait tout bas ? Je n’irai pas jusque-là, encore que la question puisse se poser. On sait quel a été le succès de l’occultisme au XIXe siècle, y compris dans les milieux les plus rationalistes. Lorsqu’on lit dans Les formes élémentaires (p. 298) que la société « a une efficacité qui lui vient uniquement de ses propriétés psychiques », on est un peu troublé. Bergson n’a jamais fait mystère de son intérêt pour le mysticisme ; aussi, de son côté, les choses sont-elles claires. Chez Durkheim, il y a, sinon un mystère, du moins une zone d’ombre. Duvignaud parle à ce propos de « démarches surprenantes » (p. 39). Au reste, ce n’est pas tant l’évolution de la pensée personnelle de Durkheim qui nous concerne, que celle de sa doctrine. Renan a répété à maintes reprises que ce sont les grands défauts, plutôt que les grandes qualités, qui font les grands hommes. Ce mot s’applique presque trop bien à des personnalités comme Bergson ou Durkheim. Car on voit bien que c’est aux polémiques déclenchées par leurs idées, plutôt qu’à ces idées elles-mêmes, qu’ils ont dû leur succès. Que Durkheim se soit posé en fondateur de la sociologie est une chose. Qu’il ait trouvé autant de gens « assez simples pour le croire » en est une autre, beaucoup moins facile à comprendre. C’est, à mon sens, le problème le plus important qui reste à résoudre aujourd’hui à son sujet.

* 

Nous étions partis d’un antagonisme ponctuel entre Durkheim et Bergson, à propos des techniques. Nous pouvons maintenant élargir cette confrontation, pour la mettre en perspective. Car en dépit de certaines apparences, le sociologisme de Durkheim se situe sur le même plan que le vitalisme (ou le biologisme) de Bergson. Les deux doctrines sont homologues, en ce sens qu’elles sont construites de la même façon, quoiqu’avec des matériaux différents. 

Toutes deux reposent sur une ontologie bien précise. Pour Bergson, il y a une entité transcendante qui est la Vie, et dont le dynamisme créateur est appelé Elan vital. Pour Durkheim, l’entité transcendante est la Société, et si l’Elan social n’est pas nommé, on reconnaît sans peine sa présence dans l’exaltation collective qui anime les hommes rassemblés pour prendre conscience, en le célébrant, de leur être collectif. Le mana, le sentiment du sacré sont des manifestations concrètes de cet Elan social.

 Pour Bergson, la Vie impose en premier lieu d’affronter la matière dans l’action, et c’est dans cet affrontement que l’homme, dépourvu de l’outillage inné et des instincts des animaux, fait usage de son intelligence. La Technique est la façon spécifiquement (zoologiquement) humaine d’agir et d’être au monde. Pour Durkheim, la Société impose aussi une forme d’action matérielle, mais qui n’est matérielle qu’en apparence : c’est le rite. La réalité du rite est d’être une action en commun, dont la fonction est d’élever le fidèle au-dessus de lui-même. C’est la Religion qui crée les catégories fondamentales de la pensée, et, on peut dire, la pensée elle-même ; c’est elle aussi qui crée les institutions. Seule l’économie fait exception, parce que dans la vie pratique (dite aussiprivée, profane, individuelle), pas plus d’ailleurs que dans la vie animale, on n’a besoin de représentations conceptuelles39. Voilà donc, chez nos deux auteurs, quatre paires de notions opposées, en ce sens qu’elles se substituent l’une à l’autre dans leurs doctrines respectives. On peut représenter cela par le tableau suivant : 

Bergson

Durkheim

Vie

Société

Elan vital

Exaltation collective

Action matérielle

Rite

Technique

Religion

 Faut-il pousser les choses plus loin ? Je ne l’ai pas tenté, parce que cela dépasserait largement les limites de ce travail. Ce qui n’est peut-être pas inutile, par contre, c’est d’élargir cette comparaison au marxisme. Celui-ci, on l’a dit, n’a joué aucun rôle dans notre histoire. Cependant, il faut bien admettre qu’il lui appartient tout de même, par sa chronologie. Et rien n’interdit de mettre le matérialisme de Marx sur le même plan que le biologisme de Bergson ou le sociologisme de Durkheim. Dès les années 1930, en tous cas, il ne manque pas d’auteurs pour reconnaître dans le marxisme une métaphysique assez classique40. Partant de la conception hégélienne de l’histoire, Marx a certes remplacé l’esprit par la matière ; mais ce fut pour doter aussitôt la matière des propriétés dynamiques et créatrices de l’esprit. C’est dès lors le Progrès des forces productives qui tient la place de l’Elan vital de Bergson. Quant à l’homme, il est le produit de la société, comme chez Durkheim – avec cette différence que la société n’est qu’une organisation qui répond plus ou moins bien à l’état des forces productives. L’institution fondamentale n’est pas la Religion mais l’Economie (le mode de production), et l’activité humaine par excellence n’est pas le rite ni l’action technique proprement dite, mais le Travail. 

Nous pouvons reprendre notre tableau, en lui ajoutant deux colonnes, l’une pour la doctrine de Marx, l’autre pour désigner les étages de la structure commune auxquels correspondent chaque triade de notions antagonistes : 

 

Marx

Bergson

Durkheim

Entité créatrice

Matière

Vie

Société

Sa manifestation dynamique

Progrès

Elan vital

Exaltation collective

Activité humaine caractéristique

Travail

Action matérielle

Rite

Institution fondamentale

Economie

Technique

Religion

Comme tout tableau, celui-ci résulte de simplifications qui ne sont pas sans inconvénients. Néanmoins, la similarité de structure qu’il suggère, entre trois philosophies qui paraissaient n’avoir pas grand-chose de commun entre elles, n’est peut-être pas tout à fait illusoire. On dirait même que cette structure s’est imposée aux auteurs, qui n’avaient plus, dès lors, que la ressource de faire varier les contenus. Matérialisme, biologisme, sociologisme apparaissent comme trois variétés de la même espèce métaphysique. Mais les résultats sont très différents. Il n’est pas utile de redire ici ce qui l’a déjà été sur les raisons pour lesquelles Marx et Durkheim ont méconnu la technique. Observons seulement que leurs erreurs sont presque parfaitement symétriques. Marx réduit la société à l’économie, Durkheim réduit la société à ce qui n’est pas l’économie. Dès lors, il importe peu que le premier inclue la technique et que le second l’exclue. Car ces deux solutions opposées (en apparence) ne sont que les conséquences du même contre-sens. L’un et l’autre réduisent la technique à sa matérialité, comme l’avaient fait Descartes, Hume et Kant. Seul Bergson donne à la technique sa véritable place, qui est celle d’une institution fondamentale de l’humanité. Car la technique est aussi bien dans le jeu, dans l’art (au sens moderne du terme), dans les rites, dans la guerre, etc., que dans la production (qui n’en est qu’une finalité parmi d’autres) ou dans le travail (qui n’est qu’une forme particulière d’activité). Il n’y a pas un moment de notre vie où nous ne devions avoir recours à quelque geste ou quelqu’objet technique. La technique est la manière proprement humaine d’agir, et donc d’être au monde. 

* 

Il y cependant un point commun entre Marx, Bergson et Durkheim. Tous trois affirment, ou du moins admettent41, l’unité de l’espèce humaine, et donc de son intelligence. Cette unité avait été contestée au XIXe siècle par les polygénistes et les racistes. Mais vers la fin du siècle, ceux-ci avaient beaucoup perdu d’une influence qui, à vrai dire, n’avait jamais été bien forte du moins en France. Dans De l’histoire considérée comme science (1894/1930, chap. 17 et 18), Paul Lacombe n’a pas grand mal à démontrer le caractère fallacieux des arguments raciaux, et on peut considérer qu’il n’y a plus personne pour les soutenir sérieusement. La question paraît réglée. 

Et pourtant, le succès de Lévy-Bruhl marque un indéniable retour en arrière. C’est, on l’a déjà dit, le jugement de P. Jaccard (1932 : 327-328). Mais pour qu’on se rende bien compte du point où en étaient arrivés certains partisans de Lévy-Bruhl, je ne crois pas inutile de citer cette critique, adressée par Halbwachs à Olivier Leroy42 : il croit que la nature humaine est la même dans tous les lieux et dans tous les temps. Pour lui, les sauvages ne sont ni plus égoïstes, ni plus cruels, ni plus insouciants de l’avenir, ni moins respectueux de la propriété, ni plus paresseux que les civilisés… 

J’ai déjà eu l’occasion de dire combien, dans l’état de mes connaissances (ou de mes ignorances) sur le sujet et sur l’époque, le succès de Lévy-Bruhl me paraissait incompréhensible. Je me demande si, là encore, il ne faut pas élargir la perspective pour essayer d’y voir plus clair. Il n’y a pas que la question de l’unité du genre humain qui soit posée. Il y a aussi celle de la continuité dans le développement des civilisations. Durkheim, Bergson et leurs nombreux émules considèrent cette continuité comme une évidence, puisque chaque pas dans ce développement est l’œuvre du même génie humain. De plus, explique H. Berr (1953 : 26), « le chaos n’a pas d’histoire », ce qui revient à dire que le changement sans continuité n’a pas de sens. C’est cet ensemble de postulats que Lévy-Bruhl remet en cause. De l’état sauvage à l’état civilisé, croit-il, l’abîme est trop immense pour avoir pu être franchi sans changements mentaux radicaux. 

Or on retrouve ce discontinuisme (qu’on me pardonne ce néologisme assez laid) en philosophie des sciences, où son représentant le plus illustre est Bachelard. Le terrain de Bachelard est, à vrai dire, si différent de celui de Lévy-Bruhl qu’on voit mal de prime abord, ce que les deux auteurs peuvent avoir en commun. L’œuvre de Bachelard, pour l’essentiel, apparaît comme un hymne à la gloire des dernières conquêtes du rationalisme. C’est là qu’intervient ce que j’appellerai la question de Julien Benda43. Les progrès de la science impliquent-ils des changements dans la nature même de la raison ? Si la réponse est non, on est ramené au point de vue des partisans de la continuité. Mais si c’est oui, il faut dire quels sont ces changements, qui, évidemment, ne peuvent être ni dans les méthodes ni dans les concepts, puisque ce ne sont là que des instruments de la raison et non ses attributs. « C’est une question que j’ai posée vingt fois, sans succès », écrit Benda à la fin de sa lettre. « Peut-être serai-je plus heureux aujourd’hui avec l’illustre conférencier. » Il n’en fut rien. Bachelard ne répondit que par exclamations (« la mécanique quantique ! Toute la mécanique quantique est là ! Ou la physique nucléaire !... »). 

On a l’impression que Bachelard est trop fasciné par les prodiges du rationalisme (voire du « surrationa1isme ») pour prendre au sérieux la question de Benda. Or c’est la même chose pour Lévy-Bruhl. Lui aussi se montre fasciné par les prodiges de la mentalité primitive – comment être sauvage ? comment être savant ? comment être Persan ? – au point de s’absorber dans une interminable entreprise de description, où l’explication s’éloigne à mesure qu’on avance. Il est vrai que les deux fascinations sont d’ordre opposé. Celle de Bachelard est admirative, celle de Lévy-Bruhl est consternée. Mais elles aboutissent au même résultat, qui est une réification indue de leur objet. Toute perception commence par une dichotomie, parce qu’il faut bien distinguer A de non-A. 

L’erreur est de traiter non-A aussi comme si c’était une chose. La notion de mentalité primitive aurait pu avoir une utilité, pour attirer l’attention sur un problème bien réel, celui de l’impossibilité réciproque de se comprendre entre européens et indigènes dans les colonies44. A partir du moment où on en fait une chose, on se fourvoie. Lévy-Bruhl est obligé de lui opposer une mentalité civilisée, logique par nature, dont ses critiques n’ont pas de mal à montrer l’inconsistance. De même, Bachelard est obligé d’opposer au rationalisme un irrationalisme dont on ne voit pas trop ce que c’est, sinon un montage hétéroclite de tout ce qui lui paraît contraire au rationalisme : obstacles épistémologiques, vésanies (un terme qu’il affectionne), voire rationalisme lui-même, lorsqu’il fait obstacle à son propre dépassement (par le surrationalisme, lequel à son tour…). Dans tout cela, seules les rêveries trouvent grâce à ses yeux, parce qu’il est possible de les ramener à un autre ordre, qui est celui de la poésie. Mais tout le reste est un fatras de choses qui n’y sont que pour leurs propriétés négatives. 

Les deux démarches symétriques de Lévy-Bruhl et de Bachelard aboutissent à doter le sens commun de caractères rigoureusement contradictoires. Par contraste avec la mentalité primitive du premier, le sens commun (des civilisés que nous sommes) est, en gros, logique et rationnel. Par contraste avec le rationalisme du second, le sens commun (des non-savants que nous sommes) n’est qu’un fatras dont la pensée scientifique doit se dépêtrer. C’est dans la nécessité où elles se trouvent de défigurer le sens commun que se manifeste le mieux, me semble-t-il, le défaut que partagent les deux doctrines. 

*

 Bachelard n’a pas été le seul philosophe de la discontinuité. Il n’est en fait que le représentant le plus en vue (aujourd’hui) d’un courant qui remonte au moins à Léon Brunschvicg et qui comprendrait aussi Alexandre Koyré, Ignace Meyerson, peut-être Piaget, etc. Il y a toutefois un autre représentant de ce courant qui mérite particulièrement d’être évoqué ici, c’est Alain (Emile-Auguste Chartier). Contrairement à Bachelard, Alain n’a pas choisi comme terrain la science la plus moderne de son temps, et la notion de « surrationalisme » l’aurait probablement horrifié. Mais il insiste pour placer une barrière infranchissable en un endroit qui nous concerne directement dans cette discussion : entre la technique et la raison. 

On peut parler chez Alain d’un véritable acharnement à poser technique et raison comme s’excluant l’une l’autre. C’est ainsi qu’il reprend l’argument du navire de Hume, en le transposant aux « barques pontées de l’île de Groix » et en lui ajoutant une dose de darwinisme. Ces barques sont « des mécaniques merveilleuses ». Mais chez leurs constructeurs, pas plus que chez les abeilles de la ruche, on ne trouve « trace de raisonnement ni de géométrie ». Tout s’explique par l’action de la sélection sur l’imitation aveugle : 

C’est la mer elle-même qui façonne les bateaux, choisit ceux qui conviennent et détruit les autres… L’artisan en est toujours à copier, et à dire qu’il ne faut rien changer ; et le progrès résulte justement de cet attachement à la routine. 

On pourrait objecter que cet exemple n’est qu’un exemple, et qu’entraîné par la logique de son argument, Alain a dépassé sa propre pensée, mais on trouve ailleurs chez lui des affirmations beaucoup plus générales : 

Quel est donc le propre de cette pensée technicienne ? C’est qu’elle essaye avec les mains au lieu de chercher par la réflexion… En tout technicien… on retrouvera toujours cette impatience qui exige l’action et ne sait point penser avant que l’objet réponde ; et comme conséquence naturelle ce vide de l’esprit [c’est moi qui souligne] résultant de ce que l’idée est toujours ramenée au procédé, ce qui efface la notion même du vrai et du faux. 

Ces deux textes, que j’ai trouvés dans le recueil Technique et technologie, de J. Guillerme (1973), sont tirés, le premier des Propos publiés de 1906 à 1914 et réunis en volume en 1920, le second de Les idées et les âges (1927). Publiés un peu plus tard, les Propos sur l’éducation (1932) fourmillent littéralement de notations hostiles ou méprisantes à l’endroit de tout ce qui est technique. Les expressions les plus vigoureuses se trouvent dans le propos 29, « L’apprentissage est l’opposé de l’enseignement », où on peut lire que « l’apprenti apprend surtout à ne point penser » et que « l’esprit renonce devant l’outil », etc. 

Il serait facile, mais sans profit, d’allonger ce bêtisier. Il vaut mieux essayer de comprendre à quoi correspond ce parti pris anti-technicien. Disons d’abord qu’il est conforme à toute la tradition philosophique classique (Descartes, Kant, etc.) dont il ne fait que rompre le silence ordinaire sur ce sujet. La théorie de la connaissance d’Alain apparaît comme un composé de kantisme et de positivisme sans originalité particulière. 

Mais il faut dire aussi qu’Alain a trouvé chez Durkheim, et peut-être aussi chez Lévy-Bruhl, des raisons de persister dans cette tradition. Chez les peuples anciens, dit-il, la perfection des métiers n’est pas contradictoire avec les superstitions les plus ridicules et les raisonnements les plus fantastiques. Or c’est à ces « extravagances théologiques » que la science doit le plus (propos 16 et 2645). Alain, en fait, se méfie de l’expérience presque autant que des techniques, et pour les mêmes raisons. Ce sont les mathématiques qui forment l’esprit, parce que « la géométrie enseigne la nécessité » et que « les opérations de l’arithmétique sont entièrement transparentes » (propos 19 et 62). L’expérience en elle-même n’éclaire pas plus l’esprit que l’empirisme des métiers (propos 59). L’observation vaut mieux, comme le montre l’exemple de l’astronomie ; celle-ci doit en effet son privilège de priorité dans l’histoire des sciences au fait que, les astres étant hors de portée, toute « curiosité indiscrète » y est interdite (propos 16). D’une manière générale, « il n’est pas bon que le pouvoir d’observer se développe plus vite que l’art d’interpréter » (propos 61). 

Qu’on ne s’y trompe pas. Je ne prétends nullement assimiler des philosophies aussi différentes que celles d’un Lévy-Bruhl, d’un Bachelard, d’un Alain, d’un Koyré, d’un Ignace Meyerson, etc. Ce serait tout simplement ridicule. Mais je crois qu’il n’est pas absurde de les rapprocher sur la base d’un point et d’un seul, qui n’a peut-être pas grande importance pour chacune d’elles prise en particulier, mais qui en a une pour nous : la discontinuité. Tout se passe en effet comme s’il y avait quelque part, dans chacune de ces œuvres, l’étrange besoin d’obscurcir non-A pour mieux éclairer A. Koyré nous en donne un exemple de plus dans son article « Du monde de l’ ‘à-peu-près’ à l’univers de la précision » (1948/1971). Il doit reconnaître en effet que ce monde de l’à-peu-près est capable de précision dans certains cas, comme le théodolite de Vitruve ou la balance pour métaux précieux – et s’il avait pensé à l’architecture, à la construction navale, aux machines de guerre, etc., il se serait rendu compte qu’il ne pouvait pas s’agir de simples exceptions. Les Anciens étaient parfaitement capables de précision dans la mesure où cela leur était nécessaire. Mais il n’y a pas de précision en soi. Bachelard, je crois, a dit quelque part qu’une précision excessive était aussi absurde qu’une précision insuffisante : on ne mesure pas Paris-Brest en millimètres. Il n’y a de précision que relativement à une échelle et à un but. Le monde de l’à-peu-près et l’univers de la précision n’existent que par contraste. Un contraste aussi artificiel que celui qui oppose les mentalités primitive et civilisée. 

Quant à Ignace Meyerson, c’est peut-être lui qui a poussé le plus loin l’idée de discontinuité. Il lui a consacré un article, « Discontinuités et cheminements autonomes dans l’histoire de l’esprit » (1948/1987) dans lequel, après avoir montré que la discontinuité dominait tous les aspects de l’histoire, il concluait que l’homme n’est que « jaillissements, révélations à lui-même, … dépassements imprévus ou reculs imprévus et même chutes, ou tournants brusques », etc. « Impossible dès lors », commente J.-P. Vernant dans son Introduction aux Ecrits 1920-1983 d’I. Meyerson, « de poser ... un esprit immuable, des fonctions psychologiques permanentes, un sujet intérieur fixe ». Admettons. Mais si ces déclarations sont à prendre au sérieux (c’est-à-dire au premier degré), il s’ensuit que les sciences humaines sont une entreprise aussi insensée que la fameuse carte à l’échelle 1/1 de Borges46.

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 Il existe cependant une philosophie qui ne rejette pas la continuité, et où la science n’est pas coupée du sens commun. C’est celle d’Emile Meyerson – l’oncle, à ne pas confondre avec son neveu Ignace. Meyerson fait partie de ces auteurs du premier XXe siècle dont j’ai déjà dit combien l’oubli dans lequel on les maintient me semble injuste, inexplicable et même honteux. Son œuvre a pourtant connu un rayonnement exceptionnel, dont deux petits livres contemporains permettent de se faire une idée, ceux d’A. Metz (1928/1934) et de l’historien H. Sée (1932). La déduction relativiste (1925) a même fait l’objet d’une réaction élogieuse de la part d’Einstein lui-même. Par la suite, Meyerson a été sévèrement critiqué par Bachelard, et surtout par Piaget47. Récemment, on a réédité deux ouvrages importants de lui, De l’explication dans les sciences (1921/1995), et La déduction relativiste (1925/1992), ce qui est peut-être l’indice d’une fin prochaine de son purgatoire. Il faut enfin mentionner la notice remarquable que lui a consacrée J.-C. Dumoncel dans Les Œuvres philosophiques (1992), dans laquelle il nous explique que Meyerson se permet d’anticiper à la fois sur Kuhn, sur Popper et sur Quine. On ne saurait mieux dire à quel point cet auteur négligé est tout sauf négligeable. 

Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est la réhabilitation du sens commun opérée par Meyerson. Dumoncel en résume très précisément la logique : « c’est à condition de partager avec le sens commun son réalisme que la science peut remettre en question ce sens commun dans ses contenus ». Si tout change tout le temps et n’importe comment, en effet, la raison n’a plus prise sur le réel. Il lui faut absolument « quelque chose qui demeure constant », suivant le mot de Poincaré cité par Meyerson (Identité et réalité, 1908/1926 : 234). Ce principe d’identité qu’il découvre dans les sciences, Meyerson l’applique dans sa philosophie. Il faut aussi que « quelque chose demeure constant » dans les manifestations de la pensée. C’est alors le réalisme, bien qu’on l’ait prétendu naïf, qui fait le lien entre science et sens commun. 

Pour nous aujourd’hui, le sens commun, c’est à peu près la culture des anthropologues. C’est l’ensemble des connaissances qui vont de soi dans un groupe social donné à un moment donné de son histoire. Il y a des groupes sociaux de toutes natures et de toutes dimensions : il a bien fallu que la science parte du sens commun de l’un d’eux. L’histoire qui a suivi est longue et compliquée. Il s’est constitué une cité savante, à l’intérieur de laquelle sont apparues des spécialisations de plus en plus poussées, par disciplines, branches, sous-branches, etc. L’état de la science à un moment donné n’est autre que le sens commun de tous ces groupes. Il est vrai que l’évolution des connaissances crée une distance de plus en plus grande entre ceux qui ont suivi des chemins différents, surtout bien sûr entre savants et non-savants. Mais c’est seulement lorsqu’on perd de vue les transitions que la distance entre mentalités, cultures, paradigmes, etc., paraît infranchissable. Elle est couramment franchie, d’ailleurs, car les sociétés savent inventer des raccourcis ; tel est par exemple le rôle de l’enseignement scientifique. 

L’innovation déconcerte toujours le sens commun (scientifique ou non), sans quoi elle ne serait pas l’innovation. Mais le destin de toute innovation réussie est de cesser d’en être une. Non seulement les innovations passées ne nous déconcertent plus, mais c’est leur absence (si elle pouvait se réaliser) qui nous déconcerterait, comme elle a déconcerté Lévy-Bruhl. Il y a un effet de perspective inévitable, qui fait paraître le travail de la raison toujours plus merveilleux dans les innovations les plus récentes. Mais cette apparence est-elle une réalité ? Et d’une innovation à la suivante, y a-t-il vraiment progrès de la raison elle-même, de la rationalité, de l’intelligence, du génie, de tout ce qu’on voudra ? Observons que le même effet de perspective peut jouer en sens inverse lorsqu’on tente de replacer les innovations anciennes par rapport au sens commun dont elles sont issues. Alors, quel génie transcendant n’a-t-il pas fallu pour inventer la métallurgie, le véhicule, le métier à tisser, le feu... ? C’est sans doute pour cette raison que toutes ces inventions primordiales ont été considérées comme des dons divins. Il vaut mieux admettre, avec Bertrand Gille (1954 : 74) que « les premiers cheminements de la pensée technique [ajoutons : et scientifique] ont sans doute été les plus difficiles, et par conséquent les plus longs ». Mais nous n’avons aucune chance de parvenir à restituer ces cheminements si nous ne postulons pas la permanence de l’intelligence humaine48. 

Ce n’est pas seulement par souci moral ou par engagement politique que Meyerson, mais aussi tous les auteurs continuistes qui ont été mentionnés dans ce travail (Lacombe, Gourmont, Bergson, Durkheim, etc.) ont insisté sur la permanence ou l’unité de l’esprit humain. C’est parce que cette unité est un principe aussi nécessaire aux sciences humaines que les principes de conservation (de la matière, du mouvement, de l’énergie…) le sont aux sciences physiques. 

Il faut encore ajouter deux remarques à propos de Meyerson. La première, c’est que sa philosophie est vide de toute métaphysique. Parodi (1920 : 211) lui enfait le reproche explicite, et il est probable que cela l’a desservi dans l’esprit de nombre de ses contemporains philosophes. La seconde, c’est que Meyerson ne s’interroge pas sur l’origine du sens commun lui-même. Peut-être par anti-bergsonisme, il refuse de s’intéresser à l’action matérielle en tant que telle. C’est la plus justifiée des critiques que lui fait Piaget (1971 : 153). Mais en un autre sens, c’est une conséquence des limites que Meyerson s’était données. Il a cherché à comprendre comment la science avait pu se constituer à partir du sens commun, il n’a pas cherché à élucider la formation du sens commun lui-même, ce qui est un problème tout différent. Que les techniques jouent un rôle primordial dans la genèse de tout sens commun, c’est une évidence à laquelle de nombreux auteurs ont fait droit, après Bergson et avant lui. C’est le cas de Louis Weber avec sa « communauté d’entendement » (qui n’est qu’un autre nom pour le sens commun) et de Koyré (1948/1971 : 338, 344). Mais une autre évidence est que la technique, à elle seule, n’engendre pas la science, puisque toutes les sociétés ont leurs techniques, alors que très rares sont celles qui ont élaboré une véritable science. Si Alain n’avait dit que cela, il aurait eu raison. Car il est vrai que le raisonnement technique diffère profondément du raisonnement scientifique, du fait qu’il ne vise pas les mêmes buts. Son tort a été d’affirmer, soit qu’il n’y avait pas de raisonnement technique du tout, soit qu’il ne pouvait s’agir que d’une espèce de sous-raisonnement, inférieur et informe, et en tous cas sans intérêt pour le philosophe. Meyerson ne dit rien de semblable. On peut regretter qu’il ne se soit pas intéressé aux techniques, mais c’est simplement parce que celles-ci n’entraient pas dans sa problématique. Et si cela doit lui être reproché, alors il faut adresser le même reproche à 99 % des philosophes.

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 Où en sommes-nous ? Nous avons fait le tour des philosophies qui ont été présentes dans notre débat, directement ou indirectement. Nous avons d’abord essayé de préciser en quoi l’Homo faber de Bergson avait été une innovation, et comment s’expliquait son succès, à première vue un peu surprenant. Cela nous a conduits à un retour sur les théories classiques de la connaissance, pour vérifier qu’elles avaient été toutes complètement fermées à la technique avant l’intervention de Bergson. De même, la mise en parallèle, avec le biologisme de Bergson, du sociologisme de Durkheim et du matérialisme de Marx, nous a permis de voir combien ces trois métaphysiques étaient semblables dans leur structure, quoique différentes dans leurs contenus. En particulier, Marx et Durkheim ont commis exactement la même erreur, celle de réduire la technique à l’une de ses fonctions (l’économie) ou à l’un de ses aspects (la matérialité). Il reste que Bergson est bien le seul à avoir compris, au moins potentiellement, que la technique est la forme spécifiquement humaine de l’action. 

Aussi différentes soient-elles, les doctrines de Marx, de Bergson et de Durkheim ont cependant un point commun, par lequel elles s’opposent en bloc à la théorie de Lévy-Bruhl. Elles postulent l’unité du genre humain, et en particulier l’unité de la raison, de l’intelligence ou de l’esprit, alors que Lévy-Bruhl croit constater un écart à peu près infranchissable entre les primitifs et les civilisés. Il y avait donc lieu de se demander si Lévy-Bruhl était le seul de son côté, s’il n’y avait pas d’autres philosophes de la discontinuité. Nous en avons trouvé plusieurs exemples : Alain, Bachelard, Koyré, Ignace Meyerson, etc. Les œuvres de ces auteurs sont très différentes les unes des autres. Elles ont néanmoins en commun une certaine tendance à exagérer ou à réifier les contrastes qui opposent leur objet de prédilection (A) à ce qui n’est pas lui (non-A). Le résultat, c’est que non-A (voire A parfois par contrecoup) n’est plus qu’un conglomérat de traits arbitrairement choisis pour leurs qualités négatives. Les techniques, le sens commun sont les victimes ordinaires de ce jeu, exactement pour les mêmes raisons que la mentalité primitive. A moins, comme chez Ignace Meyerson, que l’homme tout entier se définisse par une diversité irréductible. Rhétorique séduisante, mais qui, prise au sérieux, interdirait aux sciences humaines de viser autre chose que l’accumulation illimitée de descriptions singulières. 

Avec Emile Meyerson, enfin, nous sommes revenus à une philosophie de la continuité. L’identité sous le divers, la permanence sous le changement, sont des nécessités sans lesquelles la raison n’aurait plus de prise sur le réel. En physique, cette nécessité s’est traduite, au niveau le plus général, par les grands principes de conservation. Dans les sciences de l’homme, elle conduit au postulat de l’unité et de l’immutabilité de l’esprit humain. La science diffère assurément du sens commun ordinaire, si on peut dire. Mais le sens commun ne se définit pas par un contenu particulier en termes de savoirs, de croyances, etc. Comme son nom l’indique, le sens commun n’est pas autre chose que ce qu’une communauté (d’entendement) a en commun à un moment donné de son histoire. Les communautés scientifiques ont donc leur sens commun tout comme les autres. Et si la distance qui sépare les diverses communautés humaines, scientifiques ou non, civilisées ou primitives, etc., peut paraître incommensurable, c’est seulement parce que la trace des chemins divergents qu’elles ont suivis s’est perdue. Mais au bout comme au début de chaque chemin, ce sont toujours les mêmes êtres humains. 

En définitive, et si nous laissons de côté le marxisme (pour les raisons déjà dites), nous sommes en présence de trois hypothèses épistémologiques, qui placent respectivement, 1° la technique (Bergson), 2° la religion (Durkheim), et 3° le sens commun (Meyerson) à l’origine de l’intelligence. Ces théories ne sont pas de même niveau. La première et la seconde sont métaphysiques, pas la troisième ; la seconde exclut les deux autres, mais n’est pas exclue par elles, etc. Néanmoins, nous pouvons considérer que ces trois théories sont celles qui se partagent l’espace dans lequel se déroule notre débat (celui qui fait l’objet de ce recueil). En ce sens, et en ce sens seulement, elles sont équivalentes. 

Mais elles ont en commun de postuler l’unité de l’esprit humain et la continuité de son histoire. Or on assiste, contre ces postulats, à une vigoureuse offensive des partisans de la discontinuité. Lévy-Bruhl vient ruiner l’hypothèse de Durkheim en creusant un fossé infranchissable entre mentalités primitives et civilisées. Alain oppose la technique et la raison, et en cela prend le contre-pied de l’hypothèse de Bergson. Et Bachelard rejette avec indignation l’idée meyersonnienne que l’esprit scientifique puisse avoir quelque rapport que ce soit avec le sens commun. Ce qui est intéressant pour nous dans tout cela, c’est que les anti-théories, si on peut les appeler ainsi, ne sont pas construites autrement que les théories qu’elles sont censées réfuter. Elles se bornent à nier ce que celles-ci affirment, mais sans proposer de solution de rechange. 

Nous pouvons dès lors mettre facilement en tableau cette triple paire d’oppositions : 

Hypothèses sur la connaissance

Partisans de la continuité

Partisans de la discontinuité

Technique

Bergson

Alain

Religion

Durkheim

Lévy-Bruhl

Sens commun

Meyerson

Bachelard

 Comme les précédents, ce tableau n’est qu’une façon schématique de présenter les choses. Je crois cependant qu’il résume assez bien l’état des lieux auquel nous sommes arrivés au terme de notre parcours.

*

Nous n’en avons pas encore tout à fait fini avec Bergson. Pour comprendre Durkheim sociologue, il a fallu rétablir dans ses droits le Durkheim philosophe, dont on avait quelque peu perdu de vue l’existence. Avec Bergson, c’est l’opération inverse qui est nécessaire. Le philosophe est bien connu, c’est le sociologue, ou pour mieux dire l’anthropologue, qu’il faut rétablir dans ses droits. 

L’exemple nous a été montré par C. Lévi-Strauss. Dans Le Totémisme aujourd’hui (1962, ch. V), il nous révèle en effet que Bergson avait trouvé dès 1932, c’est-à-dire vingt ans avant sa découverte officielle par Radcliffe-Brown, la solution du « problème totémique » si malencontreusement embrouillé jusqu’alors notamment par Durkheim. Est-ce parce que le philosophe « pensait comme un sauvage » (le mot est de Lévi-Strauss) qu’il a réussi là où les sociologues les plus soucieux d’érudition et de méthode ont si longtemps échoué ? Bergson lui-même, qui n’hésitait pas à se réclamer du sens commun, n’aurait sans doute pas récusé cette explication. « La méthode, c’est le chemin parcouru », a-t-on dit49. En voulant imposer à la sociologie une Méthode définie à l’avance, Durkheim s’interdisait les véritables découvertes, qui sont imprévisibles par nature (si elles ne l’étaient pas, on ne les considérerait pas comme telles). En donnant libre cours à sa pensée, Bergson a semé sur sa route quantité de remarques et d’observations dont l’intérêt échappe souvent, parce qu’elles n’apparaissent que comme des à-côtés d’une argumentation dirigée vers d’autres buts. Le passage où Bergson donne la solution du problème totémique n’est qu’une brève digression dans Les Deux sources dont ni ses lecteurs, ni Bergson lui-même probablement, n’avaient les moyens de mesurer la véritable importance. Il aura fallu pour cela l’œil exercé d’un Lévi-Strauss. 

Mais voici un autre exemple : l’ennui. « Isolé de la société ou ne participant pas assez à son effort, l’homme souffre d’un mal… bien peu étudié jusqu’à présent, qu’on appelle l’ennui », nous dit Bergson en un autre endroit des Deux sources (reproduit dans ce recueil). On voit assez bien pourquoi l’ennui est si peu étudié. Ce n’est ni une institution (pour les sociologues), ni un comportement ou une pathologie (pour les psychologues), ni un fait repérable et dénombrable, comme le suicide. Pourtant, l’ennui est une souffrance bien réelle, qui peut devenir insupportable à la longue. Voltaire avait déjà dit quelque part que « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin » – dans cet ordre, qui est significatif. Car le vice (qui peut d’ailleurs naître de l’ennui) et le besoin ne sont que des dérèglements partiels, aussi fâcheux et condamnables qu’ils soient. L’ennui est un mal plus profond, parce qu’il touche à ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, le besoin de se réaliser dans des activités ayant un sens. L’ennui, c’est la souffrance infligée à l’Homo faber quand il est privé de la possibilité de se réaliser comme faber. 

Il est évidemment impossible de faire le compte des idées bergsoniennes qui attendent d’être reconnues à leur juste valeur. Il n’est pas inutile, en revanche, de revenir sur certaines de celles qui ont eu le plus de succès et de voir ce qu’il en est advenu. 

Homo faber en est certainement un des meilleurs exemples. Le succès n’a pas été seulement celui d’une formule, il a aussi été celui d’une alliance avec la préhistoire, grâce à laquelle il a été possible de forcer les portes de la citadelle philosophique, pour y faire entrer les techniques. Cette alliance était indispensable, elle reste nécessaire aujourd’hui et il n’y a pas lieu de la remettre en cause. Mais elle a eu une conséquence fâcheuse, c’est qu’Homo faber est devenu une espèce d’homme préhistorique, prédécesseur d’Homo sapiens. Telle n’était pas l’idée de Bergson. Pour lui, Homo faber était un autre nom pour Homo sapiens, qui se justifiait par la nature foncièrement fabricatrice de son intelligence. Homo faber, c’était nous. L’erreur, qui remonte au moins à E. Le Roy, va égarer les esprits pendant une cinquantaine d’années. Les quelques lignes qui suivent, dues à Georges Bataille (1953) montrent parfaitement à quel point l’erreur était devenue générale dans les années 1950 : 

[…] Les anthropologues désignent sous le nom d’Homo faber l’Homme du Paléolithique inférieur, qui n’avait pas encore la station droite, qui se tenait encore très loin de nos possibilités multiples et n’avait de nous que l’art de fabriquer des outils. Seul l’Homo sapiens est notre semblable, à la fois par l’aspect, la capacité crânienne et, au-delà du souci de l’immédiate utilité, par la faculté de créer, plus loin que les outils, les œuvres où la sensibilité affleure. 

Car il est clair que cet Homo faber bis, qui n’est qu’un sous-Homo sapiens privé d’une partie de son (de notre) intelligence, n’existe que par contraste avec Homo sapiens. Autant dire qu’il n’existe pas. Et en effet, les préhistoriens n’en trouveront nulle trace. L’avis de fin de recherche est donné en 1952 par A. Leroi-Gourhan : 

Ainsi donc, en suivant les voies de la technologie, rien ne permet de distinguer un Homo qui serait faber d’un Homo qui serait sapiens. […] La dissociation entre faber et sapiens est une dissociation fallacieuse et d’un très faible secours pour la compréhension des origines de l’homme. 

Au risque de nous répéter, redisons une dernière fois que cette dissociation fallacieuse n’est pas le fait de Bergson, mais de certains de ceux qui ont voulu ou cru le suivre. Tant il est difficile, même pour des bergsoniens convaincus, d’admettre que l’intelligence, telle qu’elle se manifeste dans les techniques, ne soit pas quelque chose d’inférieur à l’intelligence tout court – une sorte de sous-intelligence, en somme. 

Dans un domaine tout différent, celui de la psychologie, il y a une histoire assez curieuse, qui, si elle était mieux connue, montrerait peut-être un déroulement analogue. C’est celle de l’adjectif sensori-moteur (-trice). 

On aura sans doute remarqué avec quelle fréquence il revient dans « Intelligence et techniques », de C. Blondel, article reproduit dans ce recueil et qui, rappelons-le, a été écrit en 1927. Et Blondel n’est pas le seul ; Piaget et d’autres feront un très large usage de ce terme. Mais que signifie-t-i1 au juste ? Répondre à cette question exigerait l’analyse d’un corpus dont je ne dispose pas. Au risque de nous en tenir aux apparences, on peut dire toutefois que des activités ou des conduites sont dites sensori-motrices quand elles ne sont pas (ou pas encore, chez l’enfant) intelligentes au plein sens du terme. Il peut être question d’intelligence sensori-motrice, comme chez Piaget ; mais c’est alors pour désigner des formes primitives ou incomplètes d’intelligence, dans lesquelles les concepts, les symboles, etc., c’est-à-dire les caractéristiques de l’intelligence évoluée, sont censés faire défaut. 

Nous sommes maintenant trop avertis du danger des notions négatives pour ne pas sentir notre méfiance éveillée par celle-ci. Se pourrait-il que « sensori-moteur », comme Homo faber (bis) ne soit qu’une pseudo-idée ? Pour en avoir le cœur net, il faudrait savoir d’où sort ce terme, qui l’a créé, par qui il a ensuite été employé, dans quels contextes et dans quels buts, etc. En l’absence du corpus qui permettrait de trouver les véritables réponses, voici les éléments dont je dispose. 

Ce ne sont certainement pas Blondel ni Piaget qui ont forgé le terme. Le 17 mai 1928, Piaget animait une séance sur « les rapports de la pensée et de l’intelligence motrice » à la Société française de Philosophie. Un des intervenants, H. Delacroix, parla à plusieurs reprises d’intelligence sensori-motrice et de comportement sensori-moteur. Mais Piaget ne reprit pas ces termes à son compte, il resta fidèle à son intelligence motrice. Cela peut vouloir dire qu’en 1928 encore, l’emploi du terme sensori-moteur n’était pas encore devenu général. 

Aussi est-ce avec une certaine surprise que je l’ai trouvé dans Matière et mémoire, publié trente ans auparavant (1896). Surprise redoublée quand je me suis aperçu que c’était avec une acception entièrement différente. Voici en effet comment Bergson introduit ce terme : 

Ce que j’appelle mon présent, c’est mon attitude vis-à-vis de l’avenir immédiat, c’est mon action imminente. Mon présent est donc bien sensori-moteur. (P. 156, éd. de 1968.) 

C’est qu’il ne s’agit nullement, pour Bergson, de distinguer entre des conduites qui seraient plus ou moins intelligentes. Ce qui le préoccupe, c’est d’opposer le présent au passé, la perception au souvenir. Il est vrai qu’il n’y a pas chez l’homme d’état purement sensori-moteur, qui signifierait l’effacement de toute mémoire, et donc la réduction du comportement à la réactivité pure. Mais l’état contraire, qui serait effacement de toute disposition à l’action au profit de la seule contemplation des souvenirs, n’existe pas davantage – hormis le rêve et la folie. Les deux états ne sont pas dissociables, s’ils sont analysables. Et l’état normal est un mixte des deux. Dans cette conception, il n’y a aucun sens à opposer l’intelligence à l’état sensori-moteur, puisqu’elle en fait partie. L’intelligence, c’est la faculté qui nous permet de sélectionner vite et bien les souvenirs utiles pour nous guider dans notre action présente. 

Est-ce Bergson qui a créé l’adjectif « sensori-moteur » ? Je l’ignore, pas plus que je ne sais ce qu’il en est advenu entre 1896 et 1927. Mais au risque d’un démenti ultérieur, je crois pouvoir relever une ressemblance assez troublante entre cette histoire et celle d’Homo faber. Dans les deux cas, on assiste au succès d’une idée et de la formule qui l’exprime, mais le succès est surtout celui de la formule, l’idée en est rendue méconnaissable. On n’est jamais si bien trahi que par les siens.

 

*

 Que reste-t-i1 aujourd’hui de notre épisode oublié ? 

La question est d’abord celle des successeurs respectifs de Durkheim et de Bergson. Du côté de Durkheim, il y a bien sûr Marcel Mauss, le fondateur incontesté de ce qu’on appelle parfois l’école française de technologie. Mais Mauss n’a assumé ce rôle qu’au terme d’une longue évolution personnelle, dont l’analyse ne pouvait pas trouver place ici. Observons seulement qu’au terme de cette évolution, Mauss n’est plus sociologue, mais ethnologue, et que la sociologie proprement dite (la discipline identifiée comme telle dans le milieu universitaire) continue à ignorer les techniques, comme si rien ne s’était passé. De temps en temps, cette ignorance est critiquée, tantôt par des sociologues de l’objet, tantôt par des sociologues des sciences. Mais quelle que soit la vigueur de ces critiques, on n’a pas l’impression qu’elles atteignent la masse de la discipline. Il suffit de feuilleter au hasard les ouvrages et les revues de sociologie pour constater, non seulement que la technique en est absente, mais surtout que cette absence ne fait pas problème. De ce point de vue, c’est la conception de Durkheim qui l’a emporté. La technique est bien hors du champ de la sociologie. 

Bergson, quant à lui, n’a pas fondé d’école comparable à l’école sociologique de Durkheim. Son influence, qui a été extrêmement forte, s’est d’abord exercée par la circulation directe de ses idées, qui ont atteint absolument tous les milieux – y compris l’armée. Bergson est probablement le seul philosophe à qui on a pu prêter des adeptes jusqu’au sein de l’état-major de Joffre50. Mais il a eu aussi de nombreux disciples déclarés. J’en mentionnerai deux, dans un domaine qui nous intéresse plus directement, celui de la préhistoire : P. Teilhard de Chardin (S.J.) et A. Leroi-Gourhan. Du premier, il suffira de rappeler qu’il représente excellemment l’aspect mystique et spiritualiste de la pensée bergsonienne, et que l’époque de son plus grand succès se situe dans les années 1950. Du second, il serait superflu de rappeler les titres ici. Disons seulement qu’il représente tout aussi excellemment l’autre aspect, réaliste, attentif aux détails concrets et significatifs de la vie quotidienne, de la pensée bergsonienne. L’élaboration de ce recueil m’aura conduit à renouveler l’idée que je me faisais de son œuvre, dont les sources bergsoniennes m’apparaissent maintenant avec la clarté de l’évidence. 

Une autre évidence concerne la philosophie proprement dite. Il est à peine besoin de rappeler combien, après la seconde guerre mondiale, le paysage philosophique a changé. L’existentialisme, le marxisme, le structuralisme, etc., ont envahi le devant de la scène. On n’a plus parlé de Bergson qu’avec un sourire ironique, et la question des techniques a été reléguée au dernier sous-sol. Ce n’est pas, d’ailleurs, que la tradition fondée avant la guerre se soit éteinte ; elle a été prolongée par G. Canguilhem et quelques autres auteurs. Mais elle ne se situe plus au même niveau de notoriété. Si on considère les grandes figures philosophiques de l’après-guerre, celles qui ont atteint la célébrité d’un Bergson, on n’en voit aucune qui ait prêté au sujet le poids de son autorité. Le système de défense dont parle Simondon s’est refermé. 

Ou plutôt, il s’est reformé. Car un organisme a toujours deux stratégies de défense contre les corps étrangers : le rejet, et l’enkystement. Et il semble bien que ce soit la seconde qui l’ait emporté, avec Simondon dans le double rôle de son premier acteur et (malgré lui) de sa première victime. On peut dire en effet que c’est lui qui a fondé la philosophie des techniques en France. Mais il l’a fondé comme spécialité, et c’est tout le problème. Il est vrai que cette spécialité s’est bien développée, et que si on faisait le compte des philosophes qui ont produit des travaux dignes d’intérêt sur les techniques dans la deuxième moitié du XXe siècle en France, on en trouverait une bonne quinzaine. La question est de savoir si ce développement a affecté ou non la masse de la discipline – et si, comme c’est à craindre, la réponse est non, il n’y a rien de fait. 

Le problème est exactement le même pour l’ensemble des sciences sociales, en particulier pour l’anthropologie et pour l’histoire. Il y a une spécialité « histoire des techniques », dont les fondateurs ont été Maurice Daumas et Bertrand Gille, comme il y a une spécialité « anthropologie des techniques », fondée par A.-G. Haudricourt et A. Leroi-Gourhan. Et il était souhaitable, nécessaire, inévitable que ces spécialités fussent créées. Mais leur création a eu un effet pervers, qui a été d’autoriser à nouveau les historiens et les anthropologues généralistes (j’emploie ce terme faute de mieux) à se désintéresser des techniques. Nous sommes loin du temps où Marc Bloch et Lucien Febvre militaient activement, dans les Annales, pour que tous les historiens, spécialistes ou non, s’ouvrent au problème des techniques. 

C’est à cela qu’on doit mesurer, me semble-t-il, ce qu’a eu d’absolument exceptionnel le succès de Bergson. Bergson n’a pas créé de spécialités. Il a placé la question des techniques là où elle devait l’être, c’est-à-dire au centre même de toutes les interrogations sur la condition humaine. Et ce qui est extraordinaire, c’est que pendant vingt ou trente ans, il a été entendu. Des savants de premier plan, bien que non spécialistes, n’ont pas jugé indigne d’eux de s’expliquer sur les techniques. Tel est, me semble-t-il, le sens profond de la formule Homo faber. Nous avons vu comment ce sens s’est perdu, par le succès même de la formule. C’est à nous tous aujourd’hui qu’il appartient de le retrouver.

 

Le 21 février 2000 

 



 Orientation bibliographique

 

Les textes, dit-on, doivent être replacésdans leur contexte. La chose est plus facile à dire qu’à faire. Surtout dans le cas présent où, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, le contexte est si proche de nous dans le temps que nous avons du mal à mesurer la distance intellectuelle ou mentale qui nous en sépare. Il n’y a pas de recette-miracle pour résoudre la difficulté. Aussi précieux soient-ils pour nous aider à comprendre les thèmes respectifs dont ils traitent, les ouvrages récents ne peuvent pas nous transmettre ce sentiment d’étrangeté qui nous met en alerte. Pour qui veut s’imprégner des façons de parler, de raisonner et de sentir d’une époque révolue, il n’est d’autre moyen que de se plonger dans la littérature de cette époque, de s’y plonger sans choisir, en quelque sorte, pour se libérer des choix antérieurs qui en donnent inévitablement une vision convenue. Et dans cette exploration, ce ne sont pas les œuvres dites majeures qui sont les plus utiles. Car en général, ces œuvres ont été choisies parce qu’elles ont paru spécialement originales à un moment donné. Elles sont donc moins représentatives de leur temps que la masse des écrits de second rang qui, parce qu’ils n’innovaient pas, ou pas dans le sens de l’histoire, n’ont connu au mieux qu’un bref succès d’estime avant de sombrer dans l’oubli. 

Mais comment s’orienter dans cette masse d’écrits sans y perdre trop de temps ? Je répondrai d’abord qu’il faut accepter d’y perdre un peu de temps, c’est le prix à payer dès lors qu’on s’aventure en dehors des sentiers battus. Je dirai ensuite que c’est pour éviter au lecteur de perdre autant de temps que j’en ai perdu moi-même, que je lui livre ici le résultat de ce que le hasard et la chance m’ont fait découvrir à la périphérie de cette anthologie. Il pourra s’en servir de deux façons. Soit pour abréger ses propres recherches, s’il veut en savoir plus. Soit, s’il connaît déjà la période, pour repérer plus facilement les erreurs et les omissions que j’ai pu commettre. 

Cette orientation bibliographique n’est pas une bibliographie, en ce sens que je n’ai pas visé à l’exhaustivité. Je n’ai cherché qu’à baliser des chemins où je ne pouvais ni ne voulais m’aventurer moi-même. Les titres cités ne sont là que pour permettre de s’assurer que ces chemins existent, et qu’ils mènent probablement quelque part. Pour procéder à ce balisage, je suis parti successivement : 

1°) des auteurs (les dix-sept noms dont des écrits figurent dans ce recueil, de Basso à Weber), 

2°) des disciplines les plus concernées (philosophie, psychologie, etc.), et 

3°) de ce que j’ai appelé, après d’autres, le « procès de Prométhée » – cette controverse sur les machines et le progrès qui, bien qu’ancienne, a connu un véritable emballement à partir de la fin des années 1920. Ces perspectives sont partielles, mais mon propos n’est pas de présenter un tableau complet de l’évolution des idées dans la première moitié du XXe siècle. Si je les sais insuffisantes, je les crois du moins nécessaires pour ne pas aller tout à fait au hasard dans un domaine aussi peu fréquenté que le nôtre. 

Pourquoi ce domaine est-il aussi peu fréquenté ? La question est revenue à plusieurs reprises dans ce qui précède, mais il me semble qu’outre les causes générales de la désaffection ordinaire du monde académique envers les techniques, il faut tenir compte d’un effet de génération tout à fait particulier à la France du XXe siècle. Cet effet, c’est l’entrée en scène presque simultanée, entre la fin des années trente et la fin des années quarante, d’une dizaine d’auteurs de tout premier plan : Maurice Daumas, Bertrand Gille et François Russo pour l’histoire des techniques, André Haudricourt, André Leroi-Gourhan et Charles Parain pour l’ethnologie, Pierre Ducassé et Gilbert Simondon pour la philosophie, Georges Friedmann pour la sociologie, Jean Fourastié pour l’économie, et j’en oublie. Cette génération d’auteurs a produit, dans les trente années qui ont suivi la Libération – les Trente Glorieuses de Fourastié – un ensemble d’œuvres d’une telle ampleur et d’une telle nouveauté que tout ce qu’il y avait auparavant a été comme rejeté dans l’insignifiance. Il y a une sorte de fatalité mécanique dans ce phénomène, où le nouveau éclipse l’ancien au point de le faire disparaître, et dont il serait futile d’imputer la responsabilité à tel ou tel. Ce qui importe, c’est de prendre conscience du phénomène pour pouvoir le dépasser. Car c’est à cette condition qu’on apprendra peut-être, dans les sciences sociales, à distinguer les nouveautés vraies des nouveautés d’apparence. 

Le 5 mars 200451

 

 Cette introduction à l’orientation bibliographique est suivie de trois dossiers : 

1 – Le premier contient les fiches de présentation des dix-sept auteurs, avec leurs principales publications. 

2 – Le second est constitué de fiches de mise au point pour les principales disciplines concernées : philosophie, psychologie, sociologie et économie, histoire, ethnologie, archéologie, géographie, linguistique. 

[Sur ces deux premiers dossiers, le chercheur d’aujourd’hui peut se faire facilement sa propre documentation, grâce aux dictionnaires spécialisées, aux manuels et maintenant grâce à internet. Seuls quelques auteurs, particulièrement oubliés comme Basso ou Pacotte, sont plus difficiles à repérer. Mais comme le travail de documentation de l’auteur est resté manuscrit, donc difficile à retranscrire, nous l’avons différé.] 

3 – Enfin un dossier intitulé « Le procès de Prométhée ». Compte tenu du thème, particulièrement d’actualité, il nous a semblé utile de le reproduire ici. (Note RB)

 

 

Le procès de Prométhée

 

Le procès de Prométhée – la formule et d’E. Girardeau (1955) – est ouvert depuis l’Antiquité. Faut-il rappeler que Prométhée est un des héros de la mythologie grecque ? Il est vrai que l’eschatologie chrétienne l’avait fait tomber dans un oubli prolongé. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on y revient, avec des péripéties qui restent à déterminer. Dans l’ensemble, le verdict a d’abord été plutôt favorable. Il faut attendre la fin du siècle pour que l’optimisme d’ailleurs mitigé de Jules Verne (1828-1905) fasse place aux anticipations nettement plus noires des frères Rosny (1856-1940, 1859-1948) et surtout d’un Wells (1866-1946). Encore les dangers annoncés par ceux-ci restent-ils bien lointains. C’est la boucherie industrialisée de 1914-1918 qui donne à ces dangers toute leur réalité. Onze ans plus tard, la crise de 1929 impose à beaucoup d’esprits l’idée que le progrès technique peut être aussi redoutable dans la paix que dans la guerre. Tout est prêt pour que le procès de Prométhée reprenne, avec une publicité qu’on n’avait jamais connue. Ce sera la grande affaire des années 1930, et les controverses conserveront leur vitalité jusque dans les années 1960. 

De par sa nature même, le procès de Prométhée a donné lieu à une littérature particulièrement hétéroclite, où tous les genres sont représentés, depuis le gros traité savant jusqu’aux entrefilets dans la presse, en passant par les articles et les brochures de tout format. Plus que jamais, il faut redire que dans cette masse d’écrits pratiquement inexplorée, les quelques références rassemblées ci-après ne peuvent servir que de jalons. 

Le premier de ces jalons est un ouvrage classique, que nous avons déjà eu l’occasion de citer : 

- P.-M. Schuhl, Machinisme et philosophie, 1938/1947, PUF. 

On y trouvera une centaine de références, avec, dans l’édition de 1947, quelques compléments utiles. D’autres titres, plus récents, proposent également une vision d’ensemble, avec un recul supplémentaire : 

- E. Girardeau, Le progrès technique et la personnalité humaine, 1955, Plon. [« Le procès de Prométhée » est le titre de la deuxième partie.] 

- Y. Cuchet, Technique et liberté, 1967, Nouvelles Éditions Latines. 

Assez naturellement, les parties au procès se classent en optimistes et pessimistes (Schuhl). Mais il faut aussi compter avec les neutres, qui prétendent à une objectivité réelle ou supposée, avec les volontaristes ou les utopistes, qui saisissent l’occasion de faire passer leurs idées, etc. Ce vocabulaire peut susciter des réserves, mais il a l’avantage de la commodité. 

Les pessimistes, en apparence du moins, sont l’immense majorité. Je me bornerai cependant à deux exemples, qui ont été des succès de librairie tout à fait exceptionnels : 

- G. Lombroso, Le tragedie del progresso meccanico, Torino, 1930 ; trad. fr. La rançon du machinisme, 1931, Payot. 

- G. Duhamel, Scènes de la vie future, 1930, Mercure de France. 

Gina Lombroso (1872-1944) est la fille du célèbre criminologiste Cesare Lombroso. Son livre, traduit dans une douzaine de langues, a été lu, cité et commenté dans toute l’Europe et dans les Amériques. Quant à l’ouvrage de Duhamel, il est allé au moins à une 251e édition (NUC), ce qui, pour un essai de ce genre, paraît tout à fait exceptionnel. 

Les philosophes ne tardèrent pas à monter dans le train en marche. Les noms et les titres qui reviennent le plus souvent sont : 

- O. Spengler, Der Mensch und die Technik, 1931 ; trad. fr. L’homme et la technique, 1958, Gallimard. 

- N. A. Berdiaev, L’homme et la machine, 1933, éd. « Je sers », Der Mensch in der technischen Zeitalter, 1948 (trad. du russe par R. Heine-Geldern). 

- J. Ortega y Gasset, « Meditación de la Técnica », Rivista de Occidente, 1939 ; trad. all.  Betrachtungen über die Technik, 1949. 

- J. Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, 1954, A. Colin. Le système technicien, 1977, Calmann-Lévy. 

- M. Heidegger, « Die Frage nach der Technik », dans Die Künste im technischen Zeitalter, 1956 ; trad. fr. dans Essais et conférences, 1958, Gallimard. 

Commentant le livre de Spengler, Mumford observe qu’il est « alourdi par un mysticisme rance », et que l’auteur y est "at his Faustian worst". Il serait sans doute exagéré d’étendre ce jugement à tous les auteurs dits pessimistes. On doit pourtant reconnaître que dans l’ensemble, cette littérature est de lecture pénible, tant la répétition des mêmes arguments est lassante. Il y a sans doute quelques exceptions, mais l’impression dominante est que les auteurs, mêmes philosophes, ont été plus soucieux de se placer sur le marché de la technophobie que d’affronter les réalités et les complexités de leur sujet. 

Les optimistes ont deux avantages sur les pessimistes : ils sont moins nombreux et ils vont à contre-courant, ce qui les pousse à approfondir leur réflexion. Jacques Laffitte fut l’un d’eux, et on voit par son exemple que l’optimisme, en la matière, conduit nécessairement au volontarisme. Une fois acceptée l’idée que le progrès et le machinisme ne sont pas nécessairement une calamité, en effet, la question qui se pose est de savoir comment faire pour que la société en tire le meilleur parti possible. Question qui est à la base d’innombrables projets allant de la mécanologie de Lafitte aux utopies les plus curieuses. 

Avant d’en venir à celles-ci, il faut observer que tous les philosophes n’ont pas été technophobes, tant s’en faut. En France, des philosophes chrétiens comme Jacques Maritain (1882-1973), Gabriel Marcel (1889-1973) et Emmanuel Mounier (1905-1950) se sont intéressés à la technique, directement ou par disciples interposés. Girardeau, par exemple, se réclame du personnalisme de Mounier, avec lequel avait correspondu Lafitte vingt ans plus tôt. Après la seconde guerre mondiale, bon nombre de théologiens professionnels se mettront même de la partie ; parmi eux, je citerai les RR PP Russo (jésuite), Rotureau (oratorien), Serran et Chenu (dominicains), etc. Voici quelques échantillons de cette littérature, choisis pour le caractère évocateur de leur titre : 

- G. Marcel, « Technique et péché », Le Cheval de Troie, 1947, 1 : 76-94 ; réédité dans Les hommes contre l’humain, 1951. 

- H. Queffélec, La technique contre la foi ?, 1962, Fayard. 

- A. Z. Serran, évolution technique et théologie, 1965, éditions du Cerf. 

On trouvera plusieurs dizaines d’autres références dans l’ouvrage sur Bergson de R. Ebacher, cité plus haut52, et qui figure parmi les « Travaux de l’Institut Catholique de Paris ». Enfin, pour en terminer avec la théologie, voici un ouvrage collectif où le nom de Leroi-Gourhan apparaît parmi les philosophes et les théologiens : 

La technique et l’homme, 1960, Recherches et débats du Centre catholique des intellectuels français, Cahier n° 31. 

Après cette excursion du côté de la théologie, revenons aux écrits qui traitent du futur des sociétés machinistes d’une façon plus profane et moins abstraite dans une perspective essentiellement politico-économique. 

L’ouvrage déjà cité de R. Girardeau aurait sa place ici. Mais c’est dès la fin de la première guerre mondiale que les choses commencent, avec ce que les historiens de la période appellent le « Rapport Clémentel », dont le titre complet est : 

Rapport général sur l’industrie française, sa situation, son avenir. Rapport général sur l’organisation de la production française, 1919, Imprimerie nationale, 3 vol. 

Ce rapport est l’œuvre d’un groupe d’experts réunis à partir de 1917 par Étienne Clémentel, le ministre du Commerce. Tous ceux qui l’ont lu53 le considèrent comme le manifeste inaugural de la technocratie en France – à ceci près qu’en 1919, le mot n’existe pas encore. On commence à parler de technocracy aux États-Unis, mais il faudra attendre 1931 ou 1932 pour que ce néologisme se répande et traverse l’Atlantique. Avec d’ailleurs un sens différent de l’actuel. Aujourd’hui, technocratie, technocrates sont des termes dépréciatifs, presque des injures. En 1932, la technocratie est un projet de société, vigoureusement revendiqué comme tel. Projet qui se veut encore plus radical que le socialisme traditionnel, puisqu’il s’agit de réorganiser entièrement la société d’après les principes de la science des ingénieurs. Ce projet, né donc en 1919 aux États-Unis comme en France, n’a d’abord aucun succès. Le boum économique des années 1920-1929 le réduit à l’insignifiance. C’est avec la crise qu’il refait surface. En Amérique, le premier pamphlet technocratique paraît en 1932. En France, la technocratie « fait fureur » (le mot est de P. Ducassé) de 1933 à 1935. Par la suite, le mouvement se divise et se déradicalise, et sa trace devient difficile à suivre. 

La littérature est abondante. Voici quelques titres particulièrement représentatifs : 

- En anglais : 

- Howard Scott, Introduction to Technocracy, 1932, The John Day Co, 61 p. [rééd. 1933, 1938, 1940, 1945…] 

- Stuart Chase, Technocracy, An Interprétation, 1933, The John Day Co, 32 p. 

- Allen Raymond, What is Technocracy ?, 1933, McGraw-Hill. 

- James Burnham, The Managerial Revolution, 1941, The John Day Co [trad. fr. L’ère des organisateurs, 1946, Calmann-Lévy, préface de Léon Blum]. 

- H. Elsner, The Technocrats, 1967, Syracuse Univ. Press. 

- En français : 

- Maurice Druesne, Les problèmes économiques et la technocratie, 1933, Payot. 

- Joseph [le Breton] de la Perrière, La technocratie, s. d., A. Berger Frères [thèse de droit soutenue en 1934]. 

- Georges Gurwitch (dir.), Industrialisation et technocratie, 1949, A. Colin [ouvrage collectif préfacé par Lucien Febvre ; importante contribution de G. Friedmann]. 

- Pierre Ducassé, « Technocratie ou sagesse ? », L’invention humaine […], Actes de la 17e semaine de Synthèse, 1954, A. Michel, pp. 208-231. 

- Nora Mitrani, « Réflexions sur l’opération technique, les techniques et les technocrates », Cahiers internationaux de sociologie, 1955, XIX (2) : 157-170. 

- Jacques Billy, Les techniciens et le pouvoir, 1960, (« Que sais-je ? » n° 881).

 J. de la Perrière mentionne T. Veblen parmi les premiers technocrates (ceux de 1919), ce qui nous rappelle que la technocratie a certainement eu d’importantes connexions, qui restent à mettre au jour, avec l’économie. D’un autre côté, N. Mitrani évoque la cybernétique, qui est évidemment issue du même courant d’idées que la technocratie, même si ses pères fondateurs – Norbert Wiener aux États-Unis, Louis Couffignal en France – se sont gardés de revendiquer une ascendance devenue superflue, sinon embarrassante après la seconde guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, la cybernétique a été, à partir de 1948 (date de parution de Cybernetics, par N. Wiener) l’objet d’un engouement encore plus extraordinaire que la technocratie. En 1963, dans un « Que sais-je ? » sur La cybernétique, Couffignal parle des « quelques milliers d’ouvrages ou d’articles écrits jusqu’à présent » sur ce sujet. Que s’est-il passé ensuite ? La cybernétique a-t-elle joué un rôle effectif dans le développement de l’informatique, ou n’a-t-elle été qu’un épiphénomène, une mode à peine plus durable que celle de la technocratie ? Autant de questions apparemment sans réponses… 

La dimension politique n’est pas absente de la cybernétique (cf. The Human Use of Human Beings, 1950, le second livre de Wiener). Dans la technocratie proprement dite, elle est évidemment au premier plan. Le projet technocratique nous apparaît aujourd’hui situé à droite, voire à l’extrême-droite de l’échiquier politique. Il faut cependant nuancer cette affirmation qui, sans cela, serait suspecte d’anachronisme. D’abord parce que les grands ennemis des technocrates, les traditionnalistes et les réactionnaires, étaient aussi à droite qu’eux. Ensuite parce que les affinités, indéniables, entre technocratie et totalitarisme ne doivent pas masquer leurs différences, elles aussi indéniables. L’urgence, ici, est évidemment de suspendre son jugement en attendant d’en savoir plus. On aura noté, par exemple, que le livre de Burnham a paru en France avec une préface de Léon Blum. On retrouve le nom de Blum avec, entre autres, celui de… Mussolini ! parmi les dédicataires d’un ouvrage médiocre mais bien dans l’air du temps où il est beaucoup question de technocratie quoique le terme n’y figure pas encore : 

- Alphonse Séché, La morale de la machine, 1929, Edgar Malfère éd. 

Cela dit, y a-t-il eu, à gauche, des utopies comparables à ce qu’a été la technocratie à droite ? 

Apparemment non. La formule de Lénine sur « les soviets plus l’électricité » exprime parfaitement le manque d’originalité des marxistes en la matière. Un manque d’originalité implicitement admis dans la volonté affichée, de Lénine à Khrouchtchev, de rattraper et dépasser l’Amérique. Il est douteux que le socialisme réel ait jamais été autre chose qu’un capitalisme d’État, même dans l’imagination de ses plus ardents partisans. 

Il y a pourtant eu à gauche des utopistes dignes de ce nom. Le moins mal connu est peut-être Jacques Duboin (1878-1976). Dans les années 1920, Duboin fut député de Haute-Savoie et, un temps, sous-secrétaire d’État au Trésor. Plutôt prolixe, il a laissé près d’une vingtaine d’ouvrages, dont le plus significatif est peut-être : 

La grande relève des hommes par la machine, 1932, Fustier. 

Une anthologie des œuvres de Duboin a été publiée récemment : 

Le socialisme distributiste, 2003, l’Harmattan (présentation et choix de textes par J.-P. Lambert). 

Le point de départ de Duboin est le même que celui des technocrates américains, bien qu’il ne semble pas les avoir connus. C’est le problème, ou plutôt le paradoxe, de la surproduction. Le machinisme devait permettre l’abondance pour tous. Or il aboutit à des crises comme celle de 1929. Comment cela est-il possible, et quels remèdes apporter ? La théorie de Keynes propose des réponses à ces questions dans le cadre de la pensée économique classique. Duboin, comme certains technocrates, propose d’autres solutions, plus radicales, si radicales en fait qu’en dehors d’un petit groupe de fidèles, personne ne les a prises au sérieux. 

Quel est alors l’intérêt de ces utopies, demandera-t-on ? 

D’abord, d’être de leur temps. Les utopies sont des productions comme les autres, et toutes les productions d’une époque sont utiles pour la comprendre. Toutes les idées pensables et pensées à un certain moment, sans exceptions, doivent être prises en compte pour une histoire des idées qui ne soient pas biaisée. 

Mais aussi, qui sait ? Il arrive que certaines utopies se réalisent, même si c’est au prix de transformations plus ou moins profondes : en ira-t-il ainsi des idées de Duboin, celles en particulier qui prévoyaient une sorte d’allocation universelle ou de revenu social avant la lettre ? Personne ne peut l’affirmer, personne non plus ne peut l’exclure. 

Il n’était pas dans mes intentions de republier des textes originaux dans cette orientation bibliographique. J’ai cependant décidé de faire une exception pour « Le Procès de la Machine et le Message de Tagore », qu’on trouvera ci-après. Cet article, paru dans le quotidien Paris-Midi du 16 mars 1930, m’est tombé sous les yeux par hasard, et je ne sais rien de son auteur, Noël Sabord, si ce n’est qu’il a laissé deux romans, Le buisson d’épines (1921) et Fontbrune (1943). Ce qui fait l’intérêt de ce texte, c’est de représenter l’opinion du parterre, en quelque sorte. L’auteur n’est pas spécialiste, et ne prétend pas à la moindre originalité. Tout ce qu’il fait est de résumer les termes du débat, auquel il assiste en simple spectateur. Mais c’est un résumé presque parfait, en ce qu’il nous montre que sur le fond, le « procès de Prométhée » se réduit à peu de chose. On voit bien que ce sont les échos innombrables qu’il a suscités de toutes parts qui font son intérêt, plutôt que la substance assez pauvre de l’argumentation – utopies exceptées.

 

1 Extrait d’une boîte d’archives retrouvée dans son bureau après son décès, à son domicile de Noisy-le-Sec. Il existe deux versions : l’une datée de février 2000 et une autre qui a fait l’objet de corrections manuscrites ultérieures. C’est cette dernière que nous avons reproduite ici (René Bourrigaud). 

2 François Sigaut a réalisé un gros dossier « d’orientation bibliographique ». Comme il est manuscrit et ne peut être scanné avec reconnaissance de caractères, nous ne le reproduisons que partiellement. 

3 Enfin presque : ses propres textes sont dactylographiés et il m’a suffi de les scanner avec OCR, puis de les relire attentivement pour cette édition électronique. L’orientation bibliographique est restée strictement manuscrite. Nous n’avons pas retrouvé la bibliographie proprement dite et il ne pouvait y avoir d’index à ce stade de l’élaboration du projet. 

4 Ce dossier était classé dans la boîte d’archives intitulée « Homo faber n°1 ». Toutes les références qui suivent sont extraites de ce dossier. 

5 Courrier d’E. Brian du 21 mai 1999. 

6 Lettre de W. Stoczkowski du 30 mai 1999. 

7 Lettre du 25 mai 2000 à B. Ogilvie et F. Wolff. 

8 Lettres dactyl. de L. Scubla à F.S. du 29 juin, 24 juillet, 18 septembre, 30 octobre et 6 décembre. Lettres dactyl. de F.S. à L. Scubla du 21 novembre et du 14 décembre 2000 (les premières lettres étaient vraisemblablement manuscrites). 

9 Lettre du 30 octobre 2000, p. 1. 

10 Cf. Sigaut (François), Comment Homo devint faber. Comment l’outil fit l’homme. Paris, CNRS Éditions (Biblis), 240 p. 

11 Lettre du 21 novembre 2000, p. 1. 

12 Voir la longue postface de F. Sigaut prévue pour l’ouvrage. 

13 On suppose qu’il s’agit toujours du Seuil, mais ce n’est pas précisé. On imagine la perplexité du responsable d’édition qui doit prêter plus d’attention à un philosophe reconnu qu’à un philosophe amateur. 

14 Lettre de Sophie Giles, du 30 août 2001. 

15 « Note de lecture à propos du projet d’édition de l’ouvrage de François Sigaut : Homo Faber, Documents d’un débat oublié, 1907-1941 », s.d., 1 p., transmise par Martine François, secrétaire générale du CTHS. 

16 Courriel de Christiane Demeulenaere du 22 janvier 2009. 

17 A. Espinas, Des sociétés animales, 1878, p. 62 ; J. de Maistre, Œuvres inédites publiées par C. de Maistre, 1870, p. 189 (texte écrit dans les années 1794-1796) ; E. Burke, Réflexions sur la révolution de France, trad. P. Andler, 1989, p. 460. Sur le mot de B. Franklin et son utilisation par Marx, voir K. Axelos, Marx penseur de la technique, [1961] 1969, p. 77. 

18 Ce célèbre roman n'est pas le premier dans le genre. Les frères Rosny avaient déjà fait paraître Vamireh, roman des temps primitifs, en 1892. Mais c'est l'extraordinaire succès de La guerre du feu qui marque l'entrée effective de la préhistoire dans le domaine public. 

19 Dans son Essai d'introduction critique à l'étude de l'économie primitive (1925), et surtout dans La raison primitive (1927). 

20 Il s'agit de Psychologie et sociologie, Essai de bibliographie critique (1927), qui est un instrument de travail irremplaçable pour cette époque. 

21A la seule exception de J.-M. Auzias (1973), qui toutefois mentionne Weber en bibliographie sans le citer dans le texte. D'autre part, je n'ai rencontré que deux collègues auxquels le nom de Louis Weber fût connu : Jean Cazenobe et Yves Cohen. 

22Dans « Folie, réel et technologie » (Techniques & culture, 1990, 15 : 167-179), j'ai essayé de montrer que pour qu'il y ait groupe social, il fallait que les membres aient en commun un même réel de référence, ce qui impliquait un minimum de connaissance et de compréhension de leurs activités matérielles respectives. Il fallait, aurais-je pu dire, qu'il y ait entre eux « communauté d'entendement ». Mais à l'époque, je n'avais jamais entendu parler de L. Weber… 

23 G. Davy, « La psychologie des primitifs d'après Lévy-Bruhl », dans Sociologues d'hier et d'aujourd'hui (1950), p. 229 ; article repris du Journal de Psychologie (1930). Sur ce point, affirme Davy, Brunschvicg est d'accord avec Lévy-Bruhl. 

24 T. Ribot, L'évolution des idées générales, 1897/1915, p. 46 ; « La logique des sentiments », Revue philosophique, 1904, LVII, 1 : 587-611 (p. 590). J. Dewey, Comment nous pensons (1925, p. 202) ; c'est la traduction par O. Decroly de How We Think (1910). 

25La culture moderne, chez Stock ; ce sont des ouvrages de très petit format (11 x 15 cm, 120 à 130 p.). 

26 Cité par G. Rodari, Grammatica delle fantasia (Turin, Einaudi, 1973, p. 177). Novalis est mort en 1801. 

27 Voir De l'acte à la pensée (1942), chapitre III, pp. 93-96. 

28 « Les commencements de la technologie », Thalès, 1966, 12. Les dates-limites choisies par les auteurs sont celles de la création de l'Académie des Sciences (1666) et de la publication de Das Kapital, de Marx (1867). 

29 L'ingénieur apparait donc nécessairement comme un bricoleur par rapport au savant. Mais le savant lui-même, dans la mesure où il est un chercheur et pas seulement un savant-qui-sait, est aussi un bricoleur. Il faut admettre que la pensée au travail bricole toujours plus ou moins, Par rapport à la pensée qui se borne à contempler ses propres résultats. Il n'y a pas de Pensée sauvage, pas plus que de Mentalité primitive. 

30Les entreprises françaises de construction navales (1910) et La vitesse considérée comme facteur économique dans l'industrie des transports maritimes (thèse, 1912). 

31Dont La physique théorique nouvelle (1921), La pensée mathématique contemporaine (1925), Les méthodes nouvelles en analyse quantique (1929), La pensée technique (1931)La connaissance (1934), Le réseau arborescent, schème primordial de la pensée (1936), Le physicalisme dans le cadre de l'empirisme intégral (1936), Le champ pétrographique (Les concepts fondamentaux de la science structurale des corps) (1939). 

32 Les citations de Mauss reproduites dans les deux paragraphes précédents se trouvent dans le recueil Sociologie et anthropologie (Paris, P.U.F., 1950/1985), pp. 11-12 et 371-372. 

33 Pour une présentation récente des théories de la connaissance dans une perspective classique, voir par ex. Besnier (1996). On pourra y vérifier que l'ignorance des techniques est toujours aussi totale, de même d'ailleurs que dans les sciences cognitives (Andler 1992). 

34 Le Discours touchant la méthode de la certitude et L'art d'inventer […] dont la citation de Leibniz est tirée a été repéré par Schuhl (1947 : 31-32) ; il a été en partie reproduit dans Techniques & culture, 1987, 9 : 170-174. Pour Diderot, voir l'article « Art » de L'Encyclopédie. 

35 Il semble significatif que dans l’océan de la littérature d’inspiration marxiste, les ouvrages relatifs aux techniques soient en si petit nombre. Ceux d’Axelos (1961/1969), de Kusin (1970) et l’édition de Die Technologisch-historischen Exzerpte par H.-P. Müller (1981) ne font que confirmer l’opinion que je viens d’exprimer. 

36 D'après L.A. Hickman, John Dewey's Pragmatic Technology (1990), Dewey aurait même incliné vers le terme Technology vers la fin de sa vie. Ma remarque ne diminue en rien l'intérêt de l'œuvre de Dewey, qui est considérable. 

37 Je ne vois qu'un seul contre-exemple possible, la nage. Mais depuis quand existe-t-elle chez les Hominidés ? Elle semble inconnue des anthropoïdes actuels, sauf de rares observations d'orangs-outans traversant une rivière où ils n'ont pas pied, mais en s'aidant de bâtons (F. Joulian, comm. pers.). Les premiers hommes qui ont appris à nager ont-ils pu le faire sans se servir d'appuis solides, bâtons ou flotteurs ? 

38Un autre texte essentiel, cité par tous les critiques de Durkheim à ce propos, est « Représentations individuelles et représentations collectives », Revue de Métaphysique et de Morale, mai 1898. 

39 Pour le détail de tout cela, voir les Formes élémentaires (notamment les pp. 598-603 et 630-632 de la conclusion). 

40 Par exemple Simone Weil (1934/1955) et Nicolas Berdiaev (1938). 

41 Je n'en suis pas tout à fait sûr pour Marx ; la chose serait à vérifier. Mais pour les marxistes, cela n'est pas douteux. 

42 Elle est extraite du compte-rendu du livre de Leroy, Essai d'introduction critique à l'étude de l'économie primitive (1925), publié par Halbwachs dans la Revue philosophique (janvier-juin 1927, pp. 154-155). 

43 Cette question a fait l'objet d'une lettre de J. Benda, adressée à la Société française de Philosophie pour sa séance du 25 mars 1950 sur le thème « De la nature du rationalisme », animée par Bachelard. Le compte-rendu a été publié dans le Bulletin de la Société, ainsi que dans L'engagement rationaliste, recueil posthume d'articles de Bachelard édité par G. Canguilhem (Paris, PUF, 1972). 

44 C'est ainsi que l'entend Raoul Allier (Le non-civilisé et nous Différence irréductible ou identité foncière ? 1927). Avec D. Essertier, O. Leroy, P. Jaccard et quelques autres, Allier fait partie des auteurs de cette époque qui sont tombés dans un oubli non seulement injuste, mais honteux pour l’Université actuelle. 

45 Ces références et celles qui suivent renvoient aux Propos surL'éducation (1932). 

46 C'est ce dont les anthropologues dits post-modernes s'efforcent de nous persuader. Mais pour y réussir, il faudrait d'abord qu'ils abandonnent l'anthropologie puisque celle-ci est désormais impossible. 

47 La lettre d'Einstein (traduite par A. Metz) a été publiée dans la Revue philosophique en 1928 (1er semestre, pp. 161-168). Bachelard ne critique Meyerson qu'allusivement, par citations dispersées et donc difficiles à interpréter ; lorsqu’il est plus explicite, comme par exemple dans L’invention humaine (17e semaine de Synthèse, 23-30 oct. 1951, Paris,Albin Michel, 1954, p. 192), il l’attaque au nom de la discontinuité. La critique de Piaget est un long article (58 p.) inséré dans Les théories de la causalité(1971) ; il s’agit d’une condamnationen règle, dont on s’explique mal la virulence, trente-huit ans après la mort de Meyerson (1933). 

48 Plus exactement, on pourrait admettre certains changements, à condition de pouvoir les spécifier exactement. Est-ce possible ? 

49 Plus exactement, « la méthode c'est le chemin, après qu'on l'a parcouru ». Le mot se trouve chez Dumézil (Mitra-Varuna, 1940), qui lui-même le prête à Marcel Granet. 

50 Voir par exemple le 3e chapitre du livre de J. de Pierrefeu, Plutarque a menti (1923), intitulé « Joffre et Cie ou le complot d'un état-major bergsonien ». 

51 Cette date, d’apparence anodine, démontre que François Sigaut a continué à peaufiner son projet, après les tentatives de publication de 2000-2001 (cf. la présentation). On peut même ajouter qu’en 2004, il n’était pas encore totalement au point puisque cette « orientation bibliographique » est restée manuscrite. 

52 Roger Ebacher, La philosophie dans la cité technique. Essai sur la philosophie bergsonienne des techniques, Travaux de l’Institut Catholique de Paris, Bloud et Gay, 1968. 

53 En particulier Michel Letté, à qui je suis redevable de toutes mes informations sur ce sujet.