(communication incomplète, datée du 30 mars 2004)
DES PLANTES AUX METS : LE RÔLE DES TECHNIQUES
François Sigaut, EHESS
L’histoire des plantes cultivées est certainement un des chapitres les plus fournis de l’histoire de l’alimentation. C’est précisément pour cette raison que je n’en dirai pas grand-chose. Le Dictionary of Economic Plants d’Uphof (1968), qui recense près de 10 000 espèces, s’appuie sur une bibliographie de 1400 titres. L’Atlas des cultures vivrières de Bertin et al. (1971) ne traite que de 18 plantes alimentaires, mais sa bibliographie s’élève à quelque 1700 titres. Il est probable que si on voulait faire aujourd’hui le tour de la question, on arriverait facilement à une bibliographie de l’ordre de 10 000 titres, et cela dans toutes les langues, puisqu’aux langues traditionnelles de l’Europe (allemand, anglais, espagnol, français, etc.) il faut ajouter le russe et surtout peut-être le japonais, dans lequel il a été beaucoup produit ces dernières années. Ce n’est pas simple. Toute recherche doit commencer par le bilan de ce qui existe, or ici, la réalisation du bilan se heurte à des difficultés presque insurmontables. Si bien que personne n’est en mesure de dire ce qui est connu et ce qui ne l’est pas en matière d’histoire des plantes alimentaires. Le risque est grand, dans ces conditions de refaire indéfiniment ce qui a déjà été fait, et de faire passer des vieilleries pour des découvertes.
Je n’ai pas de solution à proposer. Peut-être l’informatique permettra-t-elle d’en trouver. Mais de toutes façons, il y faudra un minimum de moyens dont je ne vois pas trop d’où ils pourraient venir. Car il s’agit moins de recherche proprement dite que de documentation – cette étape nécessaire, mais beaucoup moins prestigieuse que la recherche elle-même. Or si la recherche est en manque chronique de moyens, que dire de la documentation ? Je préfère ne pas penser à l’accueil qui serait fait à une demande de crédits pour, simplement et sans aucun habillage « théorique », établir et tenir à jour une bibliographie comme celle-là.
J’ai dit au début que je ne parlerais pas de l’histoire des plantes alimentaires. Je ferai deux exceptions, pour signaler nos ignorances sur deux plantes qui nous sont pourtant bien familières : le seigle et l’avoine. Ignorances d’autant plus étranges qu’il s’agit de deux plantes tout à fait caractéristiques de la civilisation européenne, puisque leur importance hors d’Europe est minime ou nulle. Mais c’est un fait que nous ignorons à peu près tout de ce qui se passe entre les deux derniers siècles avant J.-C., quand le seigle et l’avoine sont à peine connus, et les IXe et Xe siècles après J.-C., quand leur géographie semble à peu près celle qui se maintiendra jusqu’à l’époque contemporaine. Le changement est de toute première grandeur. Sur ses phases, ses modalités, ses causes, la littérature historique est, si je ne me trompe, à peu près muette.
Cette ignorance s’explique peut-être par la pauvreté documentaire de la période considérée, mais je n’arrive pas à m’en persuader moi-même. Je suis frappé, en revanche, par le contraste entre la façon dont sont traités le seigle et l’avoine d’une part, le maïs et le sarrasin de l’autre. Le maïs et le sarrasin viennent de loin, leur histoire prend facilement la tournure d’un roman ou d’une épopée, elle est pleine d’énigmes et d’anecdotes qui éveillent l’intérêt, même (surtout ?) quand elles sont manifestement stupides – l’hypothèse récurrente d’un maïs présent dans l’Ancien Monde avant Christophe Colomb, par exemple. L’histoire du seigle et de l’avoine n’offrent que des perspectives bien plus austères ; les enjeux, certes, sont beaucoup plus importants, mais qui s’en soucie vraiment ?
Voilà ce que j’avais à dire sur l’histoire des plantes alimentaires en tant que telles, d’un point de vue botanique pour ainsi dire. Ce que je voudrais essayer de dire maintenant, c’est que si ce point de vue est nécessaire, il est aussi tout à fait insuffisant. Car bien entendu nous ne consommons pas des plantes. Nous consommons des mets, qui sont certes obtenus à partir de ces plantes, mais à l’aide de transformations techniques qu’il est essentiel de déterminer avec exactitude si nous voulons savoir de quoi nous parlons. Il ne suffit pas, par exemple, de savoir qu’on cultive l’avoine ici et non là. Il faut savoir qui la consomme, animaux ou hommes. Et il faut savoir sous quelle forme on la consomme. En première approximation, les formes les plus courantes sont le pain, la bouillie (appelée porridge en Grande Bretagne) et la bière – je laisse de côté les flocons d’avoine, qui sont une forme récente. Mais voici la description d’un gruau d’avoine étuvée (Haberkern) due au botaniste suisse Seringe en 1818 :
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[A partir d’ici, je résume la suite de ma communication]
La technique décrite par Seringe est, à peu de choses près, la même qui est utilisée en Inde pour le riz, et au Proche-Orient pour le blé. On lui donne le nom (peut-être impropre) d’étuvage (parboiling en anglais). Or il existe trois plages géographiques apparemment bien délimitées pour les trois mets obtenus par l’étuvage :
- le riz étuvé est caractéristique de l’Inde ; sauf rares exceptions dues à des migrations récentes, il est absent en Extrême-Orient et au Proche-Orient ;
- le blé étuvé (boulghour, bourghoul, etc.) est présent au Proche-Orient (Anatolie, Syrie, Nord de l’Irak, Liban, Palestine…) et en Tunisie, mais ni en Iran, ni en Egypte, ni dans le reste du Maghreb ;
- l’avoine étuvée est attestée en Europe orientale et centrale, de l’Autriche à la Finlande.
Cette géographie serait bien entendu à préciser dans le détail. Son intérêt est de montrer que la géographie des modes de préparation des céréales est aussi importante que celle des céréales elles-mêmes. C’est, me semble-t-il, à partir d’une géographie de ce genre que les questions fondamentales de l’histoire de l’alimentation peuvent être posées.
Si j’ai le temps, je prendrai quelques autres exemples, comme celui de la nixtamalisation du maïs ou celui, plus familier (mais guère mieux connu) de la cuisson à la vapeur… Dans tous les cas, si on veut y voir clair, il faut d’abord identifier
les procédés en cause (avec les ustensiles qu’ils impliquent, comme le four à pain) puis les cartographier en choisissant la période la plus favorable à l’exercice. On a alors une base de travail permettant d’élaborer des hypothèses un peu sérieuses.
Une chose est sûre : dans ce domaine, la bibliographie ne pose pas problème par sa surabondance, mais par sa pauvreté…
Le 30 mars 2004