2008(4) : « Les raisons de la technologie »

(7 parties : Parler des techniques – Décrire les techniques (1 et 2) – Connaissances et habiletés – L’espace des techniques – La (re)production sociale des habiletés – Que les sociétés considérées sans leurs techniques sont inintelligibles – Conclusion)
Document reconstitué partiellement à partir de quatre fichiers informatiques (dénommés « Document1 – Document2 et Document3 – LES RAISONS DE LA TECHNOLOGIE, dans sous-dossier « Sigaut ») d’un long texte de présentation générale de la technologie. Dernières modifications datées de décembre 2007 à avril 2008. Documents issus d’un scannage, incomplètement relu à partir de la page 13.

[Texte reconstitué à partir de quatre fichiers informatiques retrouvés dans l’ordinateur personnel de FS (sous-dossier Sigaut, sous les dénominations « document1 », « Document2 », « Document3 » et « Les raisons de la technologie » dernière modif : décembre 2007- avril 2008. Sans doute issus d’un scannage dont l’original n’est pas retrouvé.]

 

LES RAISONS DE LA TECHNOLOGIE

 

Pour bien parler des techniques, il faut d'abord les connaître. Or il est une science qui les concerne, celle qu'on appelle la technologie, et qui n'a pas, en France, la place à laquelle elle a droit. (Marcel Mauss, 1941: 71.

 

Broadly speaking, technology is the way people do things. (Lynn White jr., 1940: 141.)

 

Avant-propos

1. Parler des techniques : mythes, fiction, philosophie

2. Décrire les techniques : opérations, filières, lignées

3. Décrire les techniques : lignées (suite), effets, fonctionnements, fonctions

4. Connaissances et habiletés : l'intelligence technicienne

5. L'espace des techniques : adaptations, circulation des innovations

6. La (re)production sociale des habiletés

7. Que les sociétés considérées sans leurs techniques sont inintelligibles

Conclusion

Notes

Bibliographie

 

AVANT-PROPOS

La technologie, c'est-à-dire la branche des sciences sociales qui prend les techniques pour objet, est aujourd'hui dans une conjoncture plutôt favorable. Le nombre des chercheurs s'accroît, les publications se multiplient, les idées circulent davantage, et ici et là, de véritables débats commencent à s'instaurer. Mais il ne faut pas se leurrer. Tout cela reste bien marginal par rapport à un milieu universitaire ou intellectuel, comme on voudra, qui continue massivement, soit à ignorer le fait technique, soit à se satisfaire à son sujet de banalités prises pour de la philosophie. L'avertissement de Marcel Mauss selon lequel « pour bien parler des techniques, il faut d'abord les connaître » reste bien peu entendu   et moins encore les conséquences qu'il implique, à savoir que pour connaître les techniques, il faut d'abord les observer et les décrire, et que pour les observer et les décrire utilement, il faut élaborer des concepts et des méthodes adéquats.

Le travail que je présente ici est un développement sommaire de ces prémisses. Une première version, rédigée dans les derniers mois de 1989 à la demande de Tim Ingold pour l'encyclopédie qu'il dirigeait1 a été publiée dans une traduction anglaise due à Nora Scott en janvier 1994. Cette version-ci a été quelque peu remaniée et augmentée pour l'adapter à un public différent et pour y introduire les mises à jour les plus indispensables. J'ai en particulier ajouté des notes partout des éclaircissements m'ont paru utiles pour le lecteur peu familiarisé avec la littérature anthropologique actuelle.

 

Un dernier mot sur l'esprit dans lequel j'ai travaillé. J'ai souvent reçu de collègues bien intentionnés le conseil de "ne pas oublier de replacer les techniques dans leur contexte

social". Le conseil n'était pas mauvais, seulement un peu court ─car le social est beaucoup plus qu'un simple contexte pour les techniques. Qu'ils me permettent aujourd'hui de leur rendre la politesse, et de leur dire à mon tour, non pas qu'il faut replacer le social dans son contexte technique (ce conseil serait lui aussi un peu court), mais que si on les considère comme deux entités séparées, le social et la technique sont également inintelligibles. S'il n'y a pas de techniques sans société, il n'y a pas non plus de société sans techniques. La société considérée sans ses techniques n'est pas un objet intelligible, et il y a de fortes chances pour que ce que nous croyons en avoir compris soit en grande partie illusoire.

1. RACONTER LA TECHNIQUE : MYTHES, FICTION, PHILOSOPHIE.

De tous les aspects de la vie sociale, la technique est peut-être celui vis-à-vis duquel les anthropologues actuels ont le plus de réticences. Il n’en a pas toujours été ainsi. Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, 1'anthropologie des techniques a connu plusieurs phases d’essor, mais qui n’ont pas été durables. Dans les pays de langue anglaise, son déclin aurait commencé vers 1900, pour atteindre son point bas dans les années 19602. Sur le continent européen, l'histoire a été un peu différente. En Europe centrale, la tradition folkloriste (Volkskunde),l'école dite des Kulturkreise et celle des Wörter und Sachen enlinguistique ont maintenu assez longtemps un environnement plus favorable, mais au prix d'une certaine fermeture aux autres courants de l'anthropologie. En France, les travaux d'A. Leroi-Gourhan et d'A.G. Haudricourt à partir de 1935 ont inspiré des recherches assez nombreuses, mais qui sont restées minoritaires et relativement isolées dans leur propre pays (Digard 1979). Tout semble se passer, en somme, comme si la technique n'était pas un objet anthropologique comme les autres : il faut ou l'ignorer, ou prendre le risque de s’isoler. Rares sont les anthropologues qui ont eu l'honnêteté d'exprimer noir sur blanc leurs réserves ou leur embarras sur ce sujet3.

Ce malaise devant la technique n'est pas propre aux anthropologues, d'ailleurs. On le retrouve dans tous les milieux intellectuels depuis qu'il en existe, c'est-à-dire, sinon depuis l'apparition de l'écriture, du moins dans toutes les sociétés assez hiérarchisées pour comporter une élite dispensée d'au moins certains travaux manuels. Mais d’un autre côté, le rôle de la technique dans l'histoire des hommes et dans la différentiation des sociétés est tellement évident qu'aucune mythologie, aucune idéologie, aucune philosophie n'ont pu se dispenser de l'évoquer. C'est par certains arts ─ le feu, la cuisson des aliments, la parure ─ que l'homme se distingue des animaux. C'est par d'autres arts ─ l'agriculture, la céramique, le tissage, la métallurgie, etc. ─ que les hommes se distinguent les uns des autres, et en particulier les civilisés des sauvages. Ces arts ont parfois été reçus d'une divinité bienveillante (Cérès), mais le plus souvent ils ont été dérobés aux dieux, ce qui n'a pu manquer d'attirer toutes sortes de conséquences fâcheuses, soit sur le voleur (Prométhée), soit sur la race humaine toute entière (la Genèse). L'invention est ambivalente, et le héros civilisateur aussi, qui est souvent dépeint comme un personnage ambitieux, louche et rusé, bref un trickster. Or il n'y a peut-être pas de personnage plus omniprésent que le trickster dans les mythes. On le trouve chez les peuples dont le niveau de culture matérielle est considéré comme le plus bas, les Aborigènes australiens. Mais il est restévivant jusqu'à nos jours, par exemple sous la forme du savant fou de notre littérature de science-fiction. Le savant fou a les mêmes traits de caractère que le trickster, il lui arrive le même genre d'aventures, et il finit souvent de la même façon, victime de ses propres inventions. Notre siècle a fait naître une multitude desavants fous, comme le Dr. Moreau de Wells ou le Pr. Rossum de Karel Čapek, l'inventeur des robots. Le premier savant fou de notre époque est probablement le Dr. Frankenstein de Mary Shelley (1819). Mais la lignée est plus ancienne. Il y a tout lieu de penser que son premier représentant a été Dédale, ce qui nous fait remonter à l’Antiquité classique.

Il y a donc lieu de penser que depuis qu'il existe, Homo sapienss'est interrogé avec perplexité sur cette chose étrange qu'est la technique, une chose qu'il a acquise sans comprendre comment, qu'il possède mais qui plus encore le possède, une chose qui ne fait pas partie de lui mais sans laquelle il ne serait pas ce qu'il est. Je viens d'évoquer la science-fiction comme une des formes actuelles de cette interrogation. La philosophie en est une autre, et là encore, notre siècle a poursuivi avec vigueur et prolixité une tradition qui remonte aux présocratiques. Les auteurs se compteraient par centaines (voir par exemple la bibliographie de Mitcham & Mackey 1973), et je n'évoquerai ici, à titre d'exemple, que des noms qui ont été célèbres dans les années 1900 à 1960 comme Berdiaeff, Ellul, Heidegger, Mumford, Ortega y Gasset, Sombart, Spengler... La philosophie de la technique, et les idéologies qui s'expriment à travers elle, ont une très longue histoire, sur laquelle nous n'avons que des vues très générales (Auzias 1971, Moser 1973, Schuhl 1938) ou au contraire des études précises, mais très locales (Adas 1989, Espinas 1897, Herf 1985, etc.)4. Même si un bilan complet est encore impossible cependant, nous devons être attentifs à cette tradition philosophique, parce que c'est elle qui a donné naissance à l'anthropologie et à l'histoire de la technique proprement dites. Deux oeuvres me paraissent presque parfaitement paradigmatiques à cet égard : Technics and Civilization de Lewis Mumford (1934) et Le geste et la parole d'André Leroi-Gourhan (1964-1965). Car on y voit de façon particulièrement claire comment l'histoire dans la première et l'anthropologie dans la seconde sont mises au service d'intentions explicitement philosophiques.

 

La réflexion philosophique n'est ni illégitime ni inutile. Mais il arrive tôt ou tard un moment où elle cesse d'avancer, et c'est alors que la nécessité d'une réflexion d'un autre genre, plus étroitement attachée à la connaissance de son objet, se fait sentir. Réflexion qui, si cet objet est bien choisi, deviendra peu à peu ce que nous appelons une discipline scientifique. Cette transition, qui est à l'origine de toutes les sciences, n’a jamais été facile. C'est elle que Durkheim avait en vue lorsqu'il appelait à « considérer les faits sociaux comme des choses ». Or Marcel Mauss ne dit rien d'autre dans le passage qui figure en exergue à ce travail. Comme les autres faits sociaux, les faits techniques doivent eux aussi être considérés comme des choses. Ce qui signifie que nous ne pouvons plus nous contenter à leur sujet d’idées plus ou moins générales ou de préceptes pratiques. Nous devons les observer et les décrire en tant que tels, parce qu'il n'y a de science que de l'observable. Autrement dit, c'est à condition de commencer par ce qui est la tâche de n'importe quelle science, construire son objet, que l'anthropologie des techniquespourra devenir une science.

 

C'est à cette science que suivant l'exemple de Mauss, et conformément à un usage ancien en ethnologie européenne, je réserverai exclusivement l’appellation de technologie. Ce qui, bien sûr, pose immédiatement un problème de nomenclature. Car cette acception est en conflit avec l'usage d’origine anglo-américaine, mais devenu général depuis une cinquantaine d’années, selon lequel le terme technologie s'applique à « une sorte de technique élevée, de technique savante » (Daumas 1965: xvii), aux « techniques hautement élaborées de l’ingénieur moderne » (Rapp 1974 : vii), bref à une technique dont le contenu ou les méthodes seraient scientifiques à quelque degré.

Il est clair que cette ligne de raisonnement ne peut que nous égarer. Car comment, dans la pratique, allons-nous distinguer une technique scientifique d'une technique qui ne l'est pas ? Il suffit de sortir de ces fausses évidences pour comprendre que non seulement la question est insoluble, mais qu'elle nous éloigne de notre but. Car au lieu de construire notre objet, nous nous retrouvons en train de discuter d’un des critères permettant de subdiviser cet objet; critère dont faute de points de comparaison, nous sommes incapables d’apprécier la véritable pertinence. La notion de technologie, dans l’usage courant qui en est fait aujourd'hui, n’est qu’une de ces prénotions dont Durkheim (1960: 16) nous avertit que « ce n'est pas en les élaborant, de quelque manière qu'on s’y prenne, que l'on arrivera jamais à découvrir les lois de la réalité ». Un jugement confirmé par le fait que les tentatives pour définir la technologie dans cet esprit sont le plus souvent contradictoires (Ingold 1988) et finalement aussi nombreuses qu'inutiles.

Pour nous ici, il ne saurait y avoir d’ambiguïté. La technologieest une science, et parce que les faits techniques sont des faits d'activité humaine, cette science est une science humaine (ou sociale), une branche de l'anthropologie. La technologie est à la technique ce que toute science est ou veut être à son objet, par exemple ce que la linguistique est au langage, ou ce que l'éthologie est au comportement. Deux analogies d'autant plus légitimes que la technique est un aspect du comportement, et que comme cela a été dit du langage (Lévi-Strauss 1958 : 78), elle est à la fois produit, partie et condition de la culture.

Ces dernières qualifications, bien sûr, ne font pas une définition. Mais pour l’instant, je crois qu’il serait prématuré d'en proposer une. Car autant il était nécessaire d’éliminer toute ambiguïté sur la technologie entendue comme science, autant il serait aventuré de donner dès maintenant une définition de son objet qui risquerait de nous enfermer dans des catégories inadéquates. Il existe bien quelques définitions de la technique, en petit nombre du reste. Celle de Lynn White (1940: 142), “the way people do things” est sans doute la plus concise et la plus large. Celle de Mauss,

 

 

« on appelle technique un groupe de mouvements, d'actes, généralement et en majorité manuels, organisés et traditionnels, concourant à obtenir un but connu comme physique ou chimique ou organique » (Mauss 1948: 73),

 

est sans doute une des plus élaborées. Mais pour nous et pour l’instant, ces définitions ne valent que comme déclarations d'intention. Elles sont utiles pour guider notre regard, elles ne sauraient préjuger de ce que nous allons voir. Elles ne sauraient surtout pas nous dispenser de construire notre objet par l’observation et par la description, c'est-à-dire par le travail technographique.

 

Ce n’est pas pour le plaisir d’introduire un néologisme supplémentaire que j’emploie ce terme ici; un terme pas vraiment nouveau d’ailleurs, puisqu’on le trouve au XIXe siècle chez des auteurs comme Franz Reuleaux (1884: 76) ou Otis T. Mason (1888: 515). C'est dans un but précis. On admet depuis longtemps que c’est le travail de terrain, l'enquête ethnographique, qui fait la différence entre une anthropologie scientifique et une anthropologie anecdotique ou spéculative. Il n'en va pas autrement dans notre domaine : sans technographie, il ne peut pas y avoir de technologie véritablement scientifique. Or c’est justement là que le bât blesse. « Décrire l'ensemble des objets d'une culture avec ce qu’il faudrait de détails n'aboutirait qu’à un catalogue illisible », écrivit naguère un ethnographe qui s’y connaissait (K.G. Heider 1970 : 241). Et en effet, comment ne pas reconnaître avec lui qu'en l’absence de tradition instituée sur laquelle s'appuyer, les chercheurs de terrain se trouvent dans ce domaine devant une difficulté pratiquement insurmontable, celle de l’accumulation indéfinie des descriptions ?

Il y a fort longtemps, du reste, que cette difficulté a été reconnue en dehors de l'anthropologie. Depuis le XVIIe siècle, des ingénieurs et des philosophes, dont les noms les plus marquants sont ceux de Leibniz (1646-1716), du Suédois Christopher Polhem (1661-1751), de Diderot (1713-1784), des Allemands Johann Beckmann (1739-1811) et Franz Reuleaux (1829-1905), et en dernier lieu de Gilbert Simondon (1924-1989), ont exprimé sur des modes divers la nécessité de créer des méthodes et des concepts adéquats pour une connaissance cohérente, c'est-à-dire scientifique, des techniques. Trop isolées, les unes des autres, sans véritable continuité entre elles, les tentatives de ces auteurs (et d’autres, qu'il n'y a pas lieu d’énumérer ici) sont pratiquement toutes tombées dans le même oubli, les bonnes et les mauvaises ensemble. Ce manque de continuité a toujours condamné chaque nouvelle tentative à repartir de zéro, à se heurter aux mêmes obstacles et finalement à échouer sur les mêmes écueils que les précédentes.

Cela prouve-t-il que le problème est définitivement insoluble et qu’il faut donc renoncer à l’idée d'une connaissance des techniques qui soit basée sur leur description ? C'est à quoi le grand nombre se résigne assez facilement. Mais il y aura toujours des esprits incapables de se satisfaire d’une situation dans laquelle le règne machinal ou la technonature, comme certains appellent le monde de nos fabrications, reste ce que nous connaissons le moins bien de l’univers qui nous entoure. Tel fut, par exemple, Jacques Lafitte (1884-1966), dont voici le point de vue exprimé dans ses Réflexions sur la science des machines, publiées en 1932 mais rédigées avant la première guerre mondiale :

 

 

Chaque jour, écrit-il en substance, les phénomènes dont les machines sont le siège donnent lieu à de nombreux et remarquables travaux qui enrichissent la mécanique, la physique et la chimie... Mais la science des machines, c'est-à-dire l’étude des machines pour elles-mêmes, en tant que phénomène, n'existe pas à l'état différencié (pp. 16-17).

 

A la fin de son essai, Lafitte parviendra à une conclusion primordiale : cette science des machines ou mécanologie qu’ilappelle de ses vœux ne peut être qu'une science sociale, une branche de la sociologie. Le point de vue de l'ingénieur aventuré loin des siens rejoint ainsi celui de l'anthropologue, car la mécanologie de Lafitte n'est évidemment rien d’autre que la technologie de Mauss. Elles ont le même objet : nous faire connaître les techniques pour ce qu'elles sont, des faits sociaux.

 

2. DÉCRIRE LES TECHNIQUES : OPÉRATIONS, FILIÈRES, LIGNÉES

 

 

C’est donc de l’observation des faits que nous devons partir Mais de quels faits ? Nous ne pouvons pas observer d’emblée les faits techniques, puisque nous ne savons pas encore comment les reconnaître. Ce que nous observons, pour paraphraser Lynn White, c’est "quelqu’un qui fait quelque chose" : un voisin qui repeint ses volets, le plombier venu réparer une fuite dans la salle de bains, le coiffeur qui coupe les cheveux du client précédent, une pelleteuse qui creuse une tranchée dans la rue... Or aussi disparates soient-elles, toutes ces activités ont certains points communs. D’être des activités d'abord, une évidence qu’il ne faut pas oublier. D’être matérielles ensuite, en ce sens qu’elles consistent toutes à apporter un changement physique quelque part. D’être intentionnelles enfin, et cela à plusieurs niveaux. Le conducteur de la pelleteuse, par exemple, a l’intention de creuser une tranchée d'une certaine dimension : ce sont les directives qu'il a reçues de son chef de chantier Mais il sait aussi, lui ou d’autres, que cette tranchée est destinée à recevoir une canalisation, que cette canalisation est destinée à transporter du gaz, que ce gaz est destiné à servir de combustible pour les appareils de cuisson et de chauffage des maisons du quartier, etc. N’importe quelle activité humaine répond à ce genre de finalités emboîtées, qui touchent de proche en proche tous les aspects de la vie sociale5; ce n’est donc pas cela qui est caractéristique. Ce qui l’est peut-être, c’est que dans les exemples qui ont été cités, les finalités sociales ont pris la forme de nécessités matérielles, et que ces nécessités sont elles-mêmes devenues les véritables intentions des agents. Les activités auxquelles nous nous intéressons ne sont pas seulement matérielles, elles sont intentionnellement matérielles, voilà peut-être ce qui les caractérise le mieux.

D’une certaine façon, cette remarque était incluse dans la définition de Mauss. Il est vrai également que l’action technique se présente comme un cas particulier de ce qu’on appelle système ou mécanisme finalisé en cybernétique (Couffignal 1978 : 26). Quel que soit leur intérêt, je ne discuterai pas ces théories ici, car cela nous éloignerait de notre propos, qui est pour le moment de savoir comment nous allons nous y prendre pour observer les faits. Si la remarque que les modifications matérielles sont intentionnelles est importante, c’est parce qu'elle nous permet d'identifier ces modifications mêmes comme ce qui, en première instance, donne leur sens aux actes techniques Dans toutesles sociétés, finalités sociales et finalités matérielles sontindissolublement liées. Mais il y a des activités dans lesquellesles finalités sociales prennent, pour les agents, la forme d’impératifs matériels : ce sont elles que nous qualifions habituellement de techniques.

 

Dans la pratique, cela signifie que toute action technique a pour but immédiat de faire passer un système matériel à un état différent de celui dans lequel il était auparavant. On peut représenter cela de la manière suivante :

 

 

[N] → (n) → [N+1]

Etat initial Action Etat final

du système matériel technique du système matériel

 

 

Supposons en outre que le changement ainsi représenté soit élémentaire, c’est-à-dire qu'il soit impossible ou inutile de distinguer des étapes intermédiaires entre (N) et (N+1) : on appellera opération l’action technique correspondante. L’opération en somme, c’est « quelqu’un qui fait quelque chose », ce quelque chose étant un changement matériel intentionnel et observable. L’opération ainsi définie est la première catégorie de faits techniques qui soit directement observable.

Notre tâche d’observateurs commence à se préciser. Elle consiste en premier lieu à identifier et à décrire les opérations pratiquées à l’intérieur du groupe humain auquel nous nous intéressons. Mais avant d’y venir, il n’est peut-être pas inutile de remarquer qu’aucune hypothèse n’a été faite sur la nature des systèmes matériels et sur celles des changements qui leur sont apportés. Le système matériel peut être le corps humain lui-même, comme dans bon nombre des "techniques du corps" de Mauss (1934). Quant aux changements, ils peuvent n’être que de simples déplacements d’objets; ils peuvent même être des non-changements pour ainsi dire, dans la mesure où le but de l'opération est de ralentir ou d'arrêter certaines évolutions naturelles indésirables, comme par exemple dans le cas de l’appertisation ou de la surgélation des aliments. Le concept d’opération s’applique dans tous les cas, il ne dépend ni de la nature du système, pourvu qu’il soit matériel, ni des changements qui y sont introduits par l’action humaine, pourvu que ces changements soient observables par des moyens quelconques.

 

Ce dernier point est essentiel, car c'est en définitive de la précision des méthodes d'observation que dépend notre capacité à analyser les actions en opérations. Au XVIIIe siècle, la mouture du blé dite "à la grosse" comportait en tout et pour tout deux opérations : l’écrasement des grains sous la meule, et le blutage (ou tamisage) pour séparer la farine des sons et des autres issues. Aujourd’hui, le diagramme d’un moulin moderne fait apparaître des dizaines d'opérations successives (fig. 1). Il est clair que cette multiplication d’opérations de plus en plus précises est allée de pair avec le perfectionnement des appareils de broyage, de tri et de nettoyage d’une part, et avec celui des méthodes physiques d’analyse des produits d’autre part.

 

Le problème qui est ainsi posé est celui, très général, de la pertinence de nos identifications. Est-ce à "nos" sciences (physiques, chimiques, biologiques…) ou aux savoirs des praticiens (savoirs indigènes) que nous devons avoir recours pour identifier les opérations ?

Les deux, faudrait-il dire. Car l’idéal est évidemment d’avoir à la fois l’interprétation qu’en font les praticien(ne)s, et l’interprétation de cette interprétation en termes scientifiques, c’est-à-dire sa traduction. Mais cet idéal est rarement facile à atteindre. En Extrême-Orient, la fabrication des "bières" de riz (ou d’autres grains) est connue par des descriptions ethnographiques assez nombreuses et parfois très complètes (e.g Toffin 1987). Cependant, les procédés mis en oeuvre sont fort différents de ceux qu’on connaît en Europe. Ordinairement, les grains sont d’abord moulus et cuits dans une certaine quantité d’eau. On leur ajoute ensuite un « ferment » préparé à l’avance, ferment dont il n’est pas facile de comprendre le rôle qu’il joue, d’autant que sa préparation est tenue plus ou moins secrète. Cela fait, le mélange est laissé à « fermenter » un jour ou deux, après quoi il faudra le consommer rapidement parce qu’il ne se conserve pas.

Pour ma part, je n’avais pas réussi à trouver un sens quelconque à ces pratiques, malgré la qualité indiscutable des descriptions, jusqu’à ce que j’apprenne, grâce à une collègue japonaise, que le ferment en question était une culture de divers microorganismes capables, les uns de saccharifier l’amidon cuit, les autres de transformer en alcool les sucres résultant de cette saccharification (Ankei 1986). Là était (pour moi du moins) la clef de l’énigme. En Europe, saccharification et fermentation entrent dans deux opérations successives mais nettement séparées. La première est le maltage : on fait germer les grains, et les germes produisent les enzymes capables de saccharifier l’amidon. La seconde est le brassage proprement dit, au cours duquel la levure (naturelle ou cultivée), produit la fermentation alcoolique. Les deux transformations (biochimiques) sont donc immédiatement lisibles dans la succession des opérations (pratiques), même dans lorsque les descriptions dont on dispose sont des plus sommaires. En Asie les deux transformations sont mélangées, pour ainsi dire. Le ferment est une culture mixte de moisissures et de levures qui produisent, les unes la saccharification, les autres la fermentation. Du point de vue du biochimiste les deux transformations sont distinctes. Mais du point de vue des praticiens, qui n’ont pas les mêmes moyens d’analyse, elles ont lieu ensemble, dans le même liquide et dans le même laps de quelques heures qui suit l’ajout du ferment. Les deux transformations sont indistinctes, elles ne font en somme qu’une seule opération.

 

Il ne s’agit pas, encore une fois, de préférer une interprétation à une autre. Le problème est de comprendre des pratiques quand on n’en a pas l’expérience. En principe, quiconque se réclame de l’ethnographie dite « participante » cherche à partager l’expérience de ses hôtes, c’est-à-dire à comprendre ce qu’ils font en participant à leurs activités. Mais l’application du principe est loin d’aller de soi, car il y faut un investissement personnel considérable qui ne peut pas être répété à volonté. L’ethnographe qui voudrait en passer par les mêmes apprentissages que ses hôtes pour apprendre tout ce qu’ils savent n’aurait pas assez de sa propre vie pour remplir ce programme. Et quand bien même il y parviendrait, le problème ne serait pas résolu pour autant, puisqu’il lui resterait à transmettre ce qu’il a appris à des lecteurs qui, eux, ne pourront jamais partager son expérience. Acquérir une expérience n’est pas seulement une question de temps et d’attention. C’est aussi une question d’odeurs, de saveurs, de couleurs et de toutes sortes d’impressions sensorielles très difficiles à mettre en mots. Comment transmettre tout cela ? Faire comprendre une pratique à des personnes qui n’en ont pas l’expérience, voilà le problème central de la technographie.

C’est un problème posé depuis longtemps. Diderot en avait déjà montré les difficultés dans l’article « Art » de l’Encyclopédie. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Disons seulement ici qu’aussi diverses que soient les solutions, elles passent nécessairement par l’identification scientifique des résultats de l’opération. C’est peut-être ce que Mauss avait en vue lorsque, dans la phrase qui a été citée un peu plus haut, il parlait d’« un but connu comme physique ou chimique ou organique ». Connu par qui ? Pas par les praticiens qui, dans les sociétés pré-industrielles en tous cas, n’ont que faire de notre physique ou de notre chimie. Mais par nous, oui, parce que le recours à la science est le seul moyen dont nous disposions pour comprendre les innombrables expériences que nous ne pourrons jamais partager.

 

Revenons à l’opération. En général, celle-ci n’est pas isolée, mais fait partie d’une séquence qu’on peut appeler filière(Gille 1978: 16). La notion de filière est presque intuitive, il est peu d’ouvrages techniques qui n’en donnent des exemples, représentés sous les formes les plus diverses (fig. n à p). En général, on se borne à représenter les opérations les plus importantes ou les plus caractéristiques, et c’est ce que nous venons de faire en réduisant la production de la bière aux deux opérations de la saccharification et de la fermentation. Cette sélection se justifie d’un point de vue pédagogique, mais seulement à condition de ne pas oublier qu’il y a de nombreuses autres opérations, qu’on qualifie souvent de secondaires ou d’accessoires bien qu’elles soient aussi rigoureusement nécessaires que les premières pour obtenir le résultat final. Les opérations secondaires ne le sont que dans nos schémas descriptifs, forcément simplifiés. Dans la pratique, tous les détails comptent, et c’est même pour cela qu’on dit, avec raison, que le diable est dans les détails.

La filière fait elle-même partie de processus plus vastes. En Europe, par exemple, la fabrication de la bière est précédée par la culture de l’orge et du houblon et par celle des levures ; elle exige toutes sortes d’appareils en bois, en céramique, en métal, qu’il a fallu faire fabriquer en s’adressant aux corps de métiers correspondants ; elle consomme de grandes quantités de combustible et d’eau (dont il faut contrôler la qualité), etc. De proche en proche, on voit que toutes les filières présentes dans une société donnée sont reliées entre elles d’une façon ou d’une autre. Elles forment ensemble une sorte de réseau, qui n’est autre que l’organisation économique de la société considérée.

I1 est clair qu’il n’y aurait guère de sens à vouloir décrire dans le détail tout le réseau économique d’une société, même simple. La tâche serait infinie et le résultat inutilisable : c’est très exactement la difficulté relevée par K.G. Heider6. Aussi la notion de réseau est-elle une notion-limite. Son intérêt est de nous rappeler que pas plus que les opérations, les filières ne peuvent être considérées comme des entités isolées. Même si on ne peut pratiquement jamais décrire un réseau en entier, on en a besoin comme référence pour localiser les faits techniques dans l'espace social.

 

Or cette localisation est aussi nécessaire que le recours à la physico-chimie pour identifier les faits techniques. C’est grâce à la biochimie que nous avons pu identifier une certaine étape dans la production des bières comme "saccharification de l’amidon". Mais c’est parce qu’il s’agit d'obtenir une boisson alcooliqueque "saccharifier l’amidon" a un sens, car cette opération est indispensable pour préparer la fermentation alcoolique qui doit suivre. Dans les autres filières alimentaires, soit la saccharification de l’amidon n’intervient pas, soit elle n’a pas le même but, ce qui suffit à en faire une opération différente.

La préparation alimentaire des céréales abonde en cas de ce genre. L’étuvage du riz en Inde par exemple, est une sorte de pré-cuisson, qui se distingue de la cuisson proprement dite essentiellement par le fait qu’elle a lieu avant et non après l’usinage des grains ; on étuve les grains entiers (Gariboldi 1974). Le riz étuvé est ensuite séché, ce qui permet de le stocker et de l’usiner comme le riz ordinaire ou à peu près ; la différence pour les consommateurs est qu’il ne colle pas à la cuisson7. En Mésoamérique, on fait subir au maïs une opération qui ressemble à l’étuvage, la nixtamalisation (Muchnik 1981: 28; Katz et al. 1974). Comme dans l’étuvage, les grains entiers sont traités à l’eau chaude (additionnée dans ce cas de cendres ou de chaux). La différence est qu’ensuite, on ne les fait pas sécher ; on les écrase tout de suite, à l’état détrempé, entre deux pierres (mano/metate), pour obtenir directement la pâte dont on fera les célèbres tortillas. D’un point de vue purement biochimique, on pourrait dire que nixtamalisation et étuvage sont une même opération, ou du moins deux opérations semblables. En réalité, ce sont deux opérations différentes parce qu’elles se situent dans des filières qui aboutissent à des produits différents. Et c’est pour la même raison que les pierres à moudre mésoaméricaines, quelles que soient leurs ressemblances avec les pierres à moudre préhistoriques de l’Ancien Monde, doivent être considérées comme des outils différents. Écraser des grains détrempés pour produire une pâte n’est pas du tout la même chose qu’écraser des grains secs pour produire de la farine, même si les pierres utilisées dans les deux cas sont aussi semblables que possible en apparence.

Tout cela, en somme, ne signifie qu’une chose : la définition physico-chimique d’une opération ne suffit pas à identifier cette opération : il faut également déterminer sa place dans une filière (voire dans un réseau). "Broyer", "couper", "laver", "sécher", "tamiser", "pétrir", etc., ne sont pas des opérations, mais seulement des catégories empiriques ou indigènes d’action. Ces catégories ont un certain sens dans le langage courant, c’est pourquoi leur emploi est souvent commode, trop commode. Dans 1’analyse technologique, elles ne suffisent pas. Elles peuvent même devenir des causes d’erreurs, si on ne les redéfinit pas sur la base d’opérations rigoureusement observées. Il faut savoir exactement, non seulement ce qui est broyé, coupé, lavé, etc., mais dans quel but, c’est-à-dire dans quelle filière et à quel emplacement dans celle-ci se situe l’action de broyer, de couper, etc.

Cela vaut aussi pour une catégorie comme « labourer ». Dans l’Europe du XVIIIe siècle, on préparait le semis des céréales d’automne par une série de plusieurs labours successifs, exécutés chacun à une époque fixe dans l’année, ayant chacun ses caractéristiques et son nom propres (lever les jachères, biner, rebiner, tiercer, labourer à demeure…). C’est chacun de ces labours qui est la réalité observable, l’action de labourer en général n’est qu’une abstraction, qui n’est donc pas susceptible d’être décrite (Sigaut 1977). Parce qu’elle est observable, l’opération est la réalité dont nous devons partir, si nous ne voulons pas rester prisonniers des catégories du langage courant.

 

Cette règle est particulièrement importante en archéologie et en muséologie, c’est-à-dire dans des études qui, par la force des choses, prennent l’objet isolé (hors situation d’usage) comme point de départ. Ces études sont évidemment nécessaires. Mais partir d’objets dont on ne sait rien est toujours une démarche difficile, où le danger des analogies fallacieuses est grand. Notre notion indigène de "couteau", par exemple, nous est tellement familière que nous avons le plus grand mal à la remettre en cause. C’est ainsi qu’A. Leroi-Gourhan (1965, 2: 125) a cru pouvoir écrire que "la paléontologie du couteau remonte sans lacune jusqu’aux premiers outils" (fig. 8). Or cette assertion suppose qu’il existe un type de couteau (le nôtre) dont tous les autres ne seraient que des variantes plus ou moins accidentelles. Elle méconnaît le fait, pourtant signalé dès 1867 par Pitt Rivers (1906: 74), que notre couteau ordinaire, à manche, n’apparaît qu’avec le métal, et diffère donc complètement des outils tranchants de pierre. Elle méconnaît surtout l’extraordinaire diversité des "couteaux" récents dont la figure (??) ne donne qu’une bien petite idée, puisqu’il y manque un couteau de femme inuit, un couteau à moissonner indonésien ou africain, un couteau-croche canadien, l’étrange (pour nous) couteau-debout de l’Inde, que la ménagère accroupie tient en place verticalement à l’aide du pied et sur lequel elle appuie l’objet à couper (fig. ). Sans oublier les couteaux professionnels de peintre, de bourrelier, d’écailler… Les massicots et autres couteaux à levier (coupe-racines, hache-paille…) sont-ils ou non des couteaux ? Et les éplucheurs à légumes, et les rasoirs ? Le terme « couteau » ne désigne qu’une partie mal déterminée de nos outils coupants, qui d’ailleurs comprend aussi des outils qui ne coupent pas (les couteaux à enduire). Comment s’y retrouver ? Il est clair qu’une catégorie aussi hétérogène d’objets n’a pas de valeur documentaire ni heuristique (Sigaut 1991).

 

C’est parce que je crois que le concept d’opération peut nous aider à résoudre ces difficultés que j’ai cru utile de tant y insister. En technologie comme dans toutes les sciences baséessur l’observation, l’analyse suppose la comparaison, et la comparaison n’est valide que si elle porte sur des éléments comparables ou homologues, c’est-à-dire qui occupent la même place dans les systèmes respectifs auxquels ils appartiennent. L’exemple des couteaux nous montre qu’en général, les catégories d’usage courant ne nous donnent pas d’éléments réellement comparables. C’est normal, elles ne sont pas faites pour cela ; elles ont leur logique propre, qui relève d’un autre plan d’analyse (linguistique). Comparer des « couteaux » n’a de sens que dans la mesure où on sait dans quelles opérations ils interviennent, ou pour le dire plus simplement à quoi ils servent.

Une opération, on l’a vu, est identifiée à la fois, (1) par la nature des changements physiques qu’elle détermine dans un système matériel donné, et (2) par la place qu’elle occupe dans une filière ou un réseau de production. Identifier une opération, donc, revient à la localiser dans les deux espaces, physique et social, auxquels elle appartient. Il est clair que lorsque ces deux localisations sont semblables, les opérations qui s’y rapportent sont homologues. Il devient alors possible de les comparer, pour voir quelles sont les différentes façons de les exécuter. Car il y en a toujours plusieurs. En théorie, on pourrait imaginer des opérations si simples ou si étroitement conditionnées qu’il n’y aurait qu’une façon et une seule de s’y prendre. Je n’en connais pas d’exemple, et il est peu probable qu’il en existe. En réalité, il y a toujours plusieurs façons de faire une certaine chose, et c’est à ces différentes façons qu’il convient de réserver le nom de techniques. L’opération, c’est ce qu’on fait ; la technique, c’est comment on le fait.

 

Pour revenir à notre exemple des bières, nous avons vu que les opérations qui produisent la saccharification étaient homologues. Or les innombrables façons de s’y prendre peuvent être regroupées en trois grandes catégories de procédés : l’insalivation (les grains sont mâchés et recrachés), l’ajout d’un ferment préparé à l’avance (c’est la méthode qui prévaut en Extrême-Orient), et le maltage. Nous dirons qu’à ces trois sortes de façons correspondent trois lignéestechniques aboutissant à trois famillesde produits :

 

 

 

 

Lignées techniques Insalivation Ferment Maltage

 

Familles de produits Chicha Saké Bière

 

 

Il est clair que ce tableau, qui d’ailleurs n’est pas original (voir les sources dans Ankei 1986), n’épuise pas la question. La fabrication des bières (au sens large) est toujours un processus long et complexe, comportant de nombreuses opérations, et où il existe d’innombrables éléments de variation. De proche en proche, tous ces éléments devront être analysés de cette façon. Mais la démarche reste la même, elle consiste à croiser deux axes d’analyse. Un axe longitudinal, le long duquel s’échelonnent les transformations successives qui conduisent d’une matière brute à un certain produit (filière). Et un axe transversal, qui met en parallèle les diverses solutions permettant de réaliser chacune de ces transformations (techniques). L’opération est le point où ces deux axes se croisent.

 

 

 

 

Cette présentation de quelques concepts de l’analyse technographique aura peut-être lassé la patience de certains lecteurs. D’autant qu’il ne s’agit que d’une esquisse. Ces concepts sont-ils vraiment valides et utiles, d’autres ne seraient-ils pas préférables ? En l’absence d’un véritable débat sur ce sujet, cette question doit rester en suspens. La seule conviction que je voudrais faire partager au lecteur, c’est que sans concepts adéquats, ceux que je présente ou d’autres, il peut y avoir une philosophie des techniques plus ou moins intéressante, mais il ne peut pas y avoir de technographie au sens propre du terme, donc pas non plus de connaissance des techniques détachée de leur pratique.

 

 

4. CONNAISSANCES ET HABILETES : L'INTELLIGENCE TECHNICIENNE

 

. Jusqu’ici, les techniques n’ont été considérées que du point de vue matériel, et nous ne nous sommes pas interrogés sur les connaissances et les habiletés qu’elles mettent en oeuvre. Leur importance n’est pourtant pas douteuse. Elle est évidente dans les machines et appareils perfectionnés qui nous entourent. Elle l’est tout autant dans le fait qu’hormis une petite douzaine de mouvements réflexes innés, l’enfant doit apprendre pas à pas, geste par geste, toutes les manières d’agir qui feront de lui une personne normale. Des manières qu’il nous arrive de redécouvrir avec lui lorsque nous les lui enseignons, tant nous les avions intériorisées, c’est-à-dire en un sens oubliées.

Cet effacement des savoirs dans le processus de leur assimilation, ou pour mieux dire de leur incorporation, est une caractéristique essentielle de l’action efficace, et donc de la technique. I1 affecte aussi bien les machines que le système nerveux. Un apprentissage n’est complet que lorsque les schèmes d’action sont passés à l’état d’automatismes stables que le sujet peut convoquer ou renvoyer à volonté, une machine n’est au point que lorsqu’elle fonctionne à la commande, sans exiger de réparations ni de réglages continuels. On a souvent comparé la machine parfaite à une boîte noire, pour signifier que son fonctionnement était devenu non seulement invisible, mais inutile à connaître. Le système nerveux expert est une boîte noire plus impénétrable encore. « Après un siècle de recherches, la vitesse de travail dont sont capables les dactylos reste quelque chose de mystérieux » (Salthouse 1984). Les connaissances incorporées dans une machine peuvent toujours en être extraites à nouveau, du moins peut-on théoriquement le supposer. Mettre au jour les habiletés incorporées dans notre système nerveux est une tâche infiniment plus difficile, devant laquelle nous sommes, semble-t-il, encore bien mal armés.

 

Les habiletés ne doivent pas être confondues avec les connaissances, car ce n’est pas la connaissance mais l’habileté qui est la condition de l’action efficace. Il ne suffit pas d’expliquer à quelqu’un comment on conduit une automobile ou comment on joue du piano pour le rendre capable de conduire une automobile ou de jouer du piano. Pour passer de la connaissance à l’habileté, il faut un apprentissage pratique qui peut durer de quelques minutes à de nombreuses années (toute une vie parfois), mais qui est toujours indispensable. De même, pour que l’idée d’une machine devienne une machine réelle, il y a tout un processus qui a été appelé concrétisation par Simondon (1958: 19-49), au terme duquel la combinaison abstraite d’éléments imaginée au départ s’est effacée pour faire place à l’objet concret nouveau.

C’est pour ces raisons que la technique n’est pas réductible à la science appliquée. Au siècle dernier déjà, F. Reuleaux (1865: viii) avait vigoureusement dénoncé cette erreur. Plus récemment, J. Cazenobe (1985, 1986) a montré sur l’exemple de l’invention de la radio que la connaissance d’origine scientifique changeait de fonction, de sens et même de contenu lorsqu’elle passait dans le domaine technique. Elle ne cesse pas d’être valide, au contraire. Mais elle cesse d’être scientifique au sens strict du terme, parce qu’elle a changé de fonction : elle ne vaut plus pour elle-même, mais comme guide pour l’action. C’est pourquoi il est fallacieux d’opposer des techniques qui seraient scientifiques (les « technologies » du jargon branché) à des techniques qui ne le seraient pas.

La seule chose qu’on puisse dire des techniques, c’est qu’elles sont rationnelles. Et elles le sont du simple fait qu’elles existent. Car personne, à moins d’être fou (et encore…) n’est assez stupide pour agir sciemment de façon à ne pas réussir ce qu’il veut faire. La technique est une expérimentation permanente, où chaque erreur est immédiatement sanctionnée. Il y a des pseudo-sciences, et il y en aura probablement toujours, dans la mesure où le désir de savoir peut se satisfaire d’informations non vérifiées et d’explications fantaisistes. Il ne peut pas y avoir de pseudo-techniques, parce qu’il ne suffit pas qu’une idée soit séduisante, il faut qu’elle marche.

Et c’est pour cette raison que l’intelligence technicienne est la même dans toutes les sociétés. Cela n’exclut pas les différences entre individus. Mais cela exclut toute différence entre les peuples ou les cultures. Car dès lors qu’il s’agit de faire, ils sont tous soumis à la même logique du résultat. L’argument a été opposé en son temps à la (pseudo-)théorie de Lévy-Bruhl sur la « mentalité primitive », et peut l’être tout autant à la « pensée sauvage » ou au « paradoxe néolithique » de Lévi-Strauss (1962: 22-24) : les sauvages les plus arriérés d’Australie n’ont qu’un outillage extrêmement rudimentaire, mais compte tenu de cet outillage, leurs procédés sont rationnels. Dans la même situation et avec les mêmes moyens, les Européens les plus civilisés ne feraient pas mieux.

 

Du point de vue des rapports entre la connaissance et l’action (matérielle), il n’y a que deux types de situations. Soit la connaissance est mise au service de l’action, ou plus exactement d’un résultat matériel ; c’est ce qu’on entend couramment par « techniques de production ». Soit l’action est mise au service de la connaissance, et on a alors affaire à toutes sortes d’activités exploratrices, dont certains jeux, les mesures et la recherche scientifique elle-même. Dans la vie courante, ces pratiques sont en général mêlées de façon tellement intime qu’il est souvent difficile, parfois mêmeimpossible de les distinguer. Mais ce n’est pas une raison pour y renoncer, car à ce compte, il faudrait renoncer à toute espèce de distinction, donc d’analyse, dans les comportements humains.

En réalité, dans les rares cas où on dispose d’études assez approfondies, il semble bien que l’invention technique ne soit pas la conséquence directe et nécessaire du seul progrès des connaissances. Il arrive même que le fait de poser un problème en termes trop scientifiques éloigne de sa solution : on en a peut-être eu un exemple avec la graphiose, cette épiphytie qui, dans les années 1970, a détruit presque tous les ormes d’Europe Occidentale. En plus de dix ans de recherches assidues, en effet, les biologistes n’ont pas trouvé de remède, ils n’ont même pas retrouvé celui qui avait été mis en œuvre dans les années 1850, lors d’un épisode précédent de la même maladie (Fleury 1988). La recherche scientifique a sa logique propre, qui est la production des connaissances. Il n’y a aucune raison pour que ceux qui suivent cette logique aboutissent à un but qu’ils ne visent pas : l’invention technique (sauf quand le hasard s’en mêle et qu’ils savent en tirer parti).

 

Autrement dit, si la connaissance est nécessaire à l’action, c'est à condition de n’être pas le but de l’action. Et ce n’est plus alors, en toute rigueur, de la même connaissance qu’il s’agit. D’où l’embarras des chercheurs devant ce problème, lorsqu’ils ne préfèrent pas l’ignorer. L’intelligence technicienne, si on peut appeler ainsi l’ensemble des connaissances et des habiletés intervenant dans l’action technique, est un champ de recherche peu exploré. Les études de synthèse sont rares, surtout celles qui relèvent de l’anthropologie. Mais les études de terrain sont à peine moins rares.

 

Sur un point aussi essentiel que l’analyse des gestes et des postures élémentaires, les recherches commencent juste à reprendre, après une éclipse qui dure depuis Boas (1911). Cette éclipse est celle même qui a affecté l’ensemble de la technologie, mais aussi des disciplines contiguës comme la psychologie et l’éthologie. Elle est due à la véritable censure exercée par des doctrines comme le fonctionnalisme ou le structuralisme en anthropologie et le behaviourisme en psychologie.

Depuis une vingtaine d’années, les recherches d’éthologie de terrain, principalement sur les primates, ont fait éclater ces cadres conventionnels. Ces recherches sont allées de pair avec le développement de ce qu’on peut appeler une psycho-archéologie expérimentale, avec ce résultat un peu paradoxal que la gestualité technique des chimpanzés ou d’Homo habilis est, sinon mieux connue, du moins plus étudiée, que celle des enfants, des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Nous savons tout ou presque sur les techniques chimpanziennes pour casser les noix ou pêcher les termites. Sur les gestes humains pour piler et moudre les grains, pour râper les tubercules ou pour éplucher les fruits, nous en savons tout juste assez pour pouvoir dire qu'ils diffèrent d’une aire culturelle à une autre, et parfois de façon remarquable. Mais sur la façon d’utiliser un couteau, par exemple, presque rien n’a été fait depuis 1es travaux d’Otis T. Mason il y a un siècle. Et sur un sujet aussi fondamental que la préhension manuelle, il est significatif que ce soit à un triple détour par la primatologie, par la psycho-archéologie et par la robotique que nous devions nos seules informations disponibles.

 

Si en effet l’étude de l’intelligence technicienne et de ses composantes (connaissances, habiletés, habitudes gestuelles, etc.) est aussi peu avancée, c’est parce que, dans les situations ordinaires, elle cumule les difficultés et les malentendus. D’où l’intérêt de situations spécifiques dans lesquelles certaines de ces difficultés sont plus faciles à surmonter. Le travail de Marzke et Shackley (1986) nous en montre trois : la primatologie et l’archéologie expérimentale, parce que des gestes qui paraissaient trop banals pour mériter d’être observés chez l’homme deviennent intéressants chez les singes ou chez les hominidés préhistoriques ; et la robotique, parce que le transfert d’habiletés humaines dans une machine suppose leur explicitation, au moins partielle ou analogique. Une quatrième situation favorable est le sport, parce que c’est un domaine dans lequel l’analyse fine des habiletés présente un intérêt évident, surtout au niveau de la haute compétition où les enjeux économiques sont énormes et où la course aux innovations est incessante (ski, automobile...). De plus, le sport rejoint souvent l’archéologie expérimentale, dans la mesure où, du boomerang à l’arbalète, de l’équitation à la voile, il constitue un milieu dans lequel 1a recherche archéologique a des chances de trouver les compétences, le public et les ressources nécessaires.

 

Au sport peuvent être rattachés les divers mouvements qui, pour des raisons pédagogiques (scoutisme) ou de critique sociale (gandhisme) incitent à se tourner vers d’autres techniques que celles qui prévalent à un moment donné. Ces mouvements remontent au début du XXe siècle, et peut-être même faut-il en chercher l’origine dans les écrits de H.D. Thoreau (Walden, 1854). Sous des étiquettes comme "technologies alternatives", etc., ils ont connu une grande vogue dans les années 1970. Eux-mêmes vigoureusement contestés, ils ont pris la forme d’une critique des modèles de développement inadaptés aux réalités du Tiers Monde. Ce qui nous intéresse ici est que certains de ces mouvements ont pu contribuer à l’explicitation de certains savoirs techniques.

Un dernier domaine dans lequel des situations favorables à l’explicitation des savoirs techniques sont apparues récemment est celui de l’industrie. De 1870 à 1970 environ, l’idéologie ambiante, sous des formes diverses (scientisme, taylorisme, économisme...) avait pratiquement vidé la notion de technique de tout contenu propre. La technique n’était plus que « science industrielle » (Le Châtelier), exécution de directives (Taylor) ou conséquence de nécessités économiques, tous points sur lesquels la pensée marxiste et la pensée classique ne différaient guère. D’où l’idée alors répandue que l’innovation était un bien disponible à volonté, pour ainsi dire. « On peut commander un progrès technique ou scientifique comme on commande une marchandise »,écrivait par exemple D. Landes en 1969 (p. 558). Cette année-là, les premiers pas de l’homme sur la lune paraissaient lui donner raison. Trois ans plus tard, le Club de Rome dénonçait ce qui était devenu une illusion dans un rapport célèbre (Meadows et al. 1972) dont les conclusions, presque unanimement rejetées à l’époque, ont été depuis largement confirmées, d’abord par la crise économique des années qui ont suivi, puis par l’arrivée du problème des déchets au premier plan de l’actualité.

L’histoire de ces événements et du revirement idéologique qui les a accompagnés n’a évidemment pas sa place ici. Mais tout cela a eu pour nous une conséquence importante, qui est que l'image de la technique dans le monde industriel est en train de changer. Le taylorisme n’a certes pas disparu. Mais il n’est plus considéré comme le modèle d’organisation le plus efficace possible, ni même comme un modèle crédible de description de la réalité. Ingénieurs et industriels ont commencé à comprendre que si les exécutants ne pensaient pas, comme le voulait Taylor, il n’y avait pas de production possible, même et surtout dans les installations les plus automatisées. La séparation traditionnelle entre conception et exécution est remise en cause, ainsi que celle entre formation et travail. L’apprentissage est réhabilité par rapport à l’enseignement discursif. La décentralisation des décisions et des initiatives est prônée aux dépens des valeurs traditionnelles de hiérarchie et de discipline. Simultanément, l’emploi d'un vocabulaire emprunté à l’ethnologie pour décrire le milieu industriel est devenu massif et évident. La nouvelle idéologie charrie, comme les autres, ses mythes et ses malentendus. Mais ce qui nous importe ici est qu'elle reconnaît qu’il y a de l’intelligence dans l’action technique elle-même, chose à peu près impensable dans l’idéologie antérieure de la science appliquée et du taylorisme.

Il n’est pas certain, bien sûr, que ce qui a été désigné ici par « intelligence technicienne »ait une réalité, et ne soit pas une simple notion artificielle. Peut-on en effet distinguer plusieurs sortes d'intelligence chez l’homme ? Posée ainsi, la question n'a sans doute pas de réponse. Ce qui semble certain, en revanche, c'est que l’intelligence humaine doit être étudiée dans toutes ses manifestations, y compris donc dans les techniques, faute de quoi nous risquerions de n’élaborer que des théories tronquées. Or comme nous l’avons vu, l’observation se heurte, dans le domaine technique, à des difficultés spécifiques. L’intelligence technicienne est dissimulée derrière les résultats de la technique par des mécanismes nombreux et divers, dont l’aisance trompeuse de l’acrobate ou du prestidigitateur nous offre l’image théâtralisée classique. En un sens, 1’idéologie de la science appliquée est un résultat de cette mystification. L’anthropologie ne doit pas s’y laisser prendre.

 

En somme, nous ne savons presque rien de ce qui se passe « derrière la scène » (Reuleaux 1877: 3). Notre seule certitude, c'est qu’il est nécessaire d’y aller voir, et que si on veut vraiment y aller voir, il faut trouver des situations et des méthodes qui permettent l’observation. C’est le sens de ce qui a été dit jusqu’ici.

 

 

5. L’ESPACE DES TECHNIQUES :

ADAPTATIONS, CIRCULATION DES INNOVATIONS

 

Le développement de la technique depuis deux siècles a été si spectaculaire que la pensée européenne en a été, à certains égards, comme fascinée (Adas 1989). La notion de révolution industrielle a peut-être été la première expression de cette fascination. Elle apparaît dès avant le milieu du XIXe siècle chez Engels (1845;), plus tardchez Marx (d’après Rioux 1971: 8), elle devient avec Toynbee (1884) et Mantoux (1907) un véritable paradigme historique, qui inspirera aussi bien la révolution agricole de N.S.B. Gras (1925)que les révolutions néolithique et urbaine de V.Gordon Childe (1936). Parallèlement, la pensée évolutionniste a fait le plus large usage de la technique et des artéfacts comme critère distinctif, soit des époques successives de la préhistoire (Thomsen 1834, Lubbock 1865), soit des stades successifs de civilisation (Morgan 1877, Mumford 1934), soit encore des modes de production (Marx) ou des formes d’économie (Hahn 1896, Forde 1934).

Les idées évolutionnistes ne sont plus guère prises au sérieux aujourd’hui en anthropologie. Nous en avons pourtant hérité des habitudes mentales plus fortement enracinées qu’on ne croit. Certaines sont simplement commodes, comme la typologie de Thomsen-Lubbock (paléo-, méso-, néolithique) qui, dûment amendée, reste le cadre de référence des préhistoriens. D’autres sont plus contestables, comme lacatégorisation enchasseurs-cueilleurs, agriculteurs, pasteurs nomades, etc., que les anthropologues continuent à employer couramment depuis C. Daryll Forde (1934). Ce vocabulaire implique en effet que les sociétés sont, à un certain niveau, définies par leurs techniques, une hypothèse qu'il suffit d’expliciter pour mettre en évidence sa fragilité. S’agissant d’une catégorie comme celle des chasseurs-cueilleurs, en outre, cette hypothèse est d’autant plus intenable que ce ne sont pas les pratiques effectives de chasse, de pêche ou de cueillette qui ont servi à la définir, mais seulement un critère négatif, l’absence d’agriculture. On peut alors affirmer que l’homme a vécu en chasseur-cueilleur pendant 99% de son existence en tant qu’espèce (Lee et De Vore 1968: 3), cette affirmation ne renvoie à aucune réalité tangible, pas plus que les innombrables théories qui impliquent la singularité de la société industrielle ou post-industrielle ou technologique, etc., opposée en bloc à toutes les autres formes de société attestées dans l'histoire. La technique joue certainement un rôle dans le fonctionnement des sociétés, et un rôle essentiel. Mais si on considère ce rôle comme évident ou donné d’avance, on perd toute chance de parvenir à l’élucider. C’est probablement cette erreur de principe qui a voué à l’échec la pensée évolutionniste, malgré une richesse réelle et méconnue sous d’autres aspects (Sigaut 1990). Erreur d’autant plus néfaste que, par réaction, elle pousse à l'erreur inverse selon laquelle la technique serait entièrement déterminée par le jeu des rapports sociaux. La machine à vapeur n’explique certes pas le capitalisme industriel. Mais le capitalisme n’explique pas davantage la machine à vapeur. Ce genre d’alternative prouve seulement que le problème a été mal posé.

 

Il a été mal posé tout simplement peut être parce qu'il a été ~.

 

posÉ p~=a~/ prendre la technique comme critère, c'est

supposer connue, c'est ˆ  ~ s'enfermer d'emblée dans les

fausses

 

 

évidences du sens commun. On continue par exemple à caractériser le néolithique par l'agriculture. Mais dans l'ignorance presque complète où nous nommes de la réalité des agricultures néolithiques, c'est-à-dire de leurs techniques, l'exercice est purement verbal.

Dans un domaine où nos connaissances sont si rares, en outre, certaines d'entre elles sont étrangement ignorées. C'est ainsi que l'agriculture et l’élevage sont habituellement considérés comme des activités essentiellement alimentaires; la plupart des recherches récentes d’archéologie ou d’écologie culturelle ont été menées dans cette perspective. C’est oublier l'importance du vêtement. Pour autant que nous le sachions, la valeur des peaux et des toisons était sans commune mesure avec celle de la viande dans le Proche-Orient ancien, ce qui peut permettre d'expliquer les premières domestications animales bien plus logiquement qu’en se limitant à des hypothèses strictement alimentaires (Sigaut 1980). Mais le seul fait de ne pas oublier le vêtement fait aussi éclater la catégorie classique dite des chasseurs-cueilleurs. Car où classer des peuples tels que les Iroquois, Pawnees, etc., qui étaient agriculteurs pour leur nourriture, mais chasseurs pour leurs vêtements ?

Il se trouve du reste que du point de vue du vêtement, l’Amérique précolombienne offre un terrain privilégié aux analyses comparatives. Du fait de l'absence d'outils de métal et d'animaux de travail et du petit nombre de plantes cultivées de base (maïs, manioc, pomme de terre…), les systèmes agraires y étaient moins variés que dans l'Ancien Monde. Et si on laisse de côté les zones où l’agriculture était absente, pour des raisons écologiques essentiellement, il semble bien que ce soient les habitudes, les ressources et les techniques vestimentaires qui ont fait la différence. Dans la région pacifique, du Pérou au Nouveau-Mexique, le vêtement est partout important, il est le plus souvent tissé avec des fibres obtenues, soit de plantes cultivées, soit d'animaux domestiques, et la plupart des tâches agricoles sont masculines. Dans les autres régions au contraire, de l’Argentine au Canada, le vêtement est, soit absent (Amazonie, Guyanes, Antilles), soit fait de peaux et fourrures d'animaux chassés (Amérique du Nord), et la plupart des tâches agricoles sont féminines. Ce n'est certainement pas un hasard si c'est à l'intérieur de la région pacifique que se sont développées les sociétés les plus hiérarchisées et les Etats. Et il est vraisemblable que si on veut comprendre comment cela s’est fait, c’est par l’étude comparative des techniques de tissage et des fonctions du vêtement plutôt que par celle des des agricultures proprement dites qu’on y parviendra (cf Murra 1962, Driver 1969 cartes 8, 21 et 26, etc.).

 

Nous sommes avec cet exemple dans une problématique importante pour la plupart des techniques, qui est celle de leur répartition géographique. C’est une problématique ancienne (Mason 1894), qui malgré les efforts de quelques mainteneurs (e g Davidson 1933-1957 cité par Brace 1980: 148; Driver & Massey 1957) est aujourd'hui tombée dans un discrédit regrettable bien qu’explicable. Il est évident qu'unecertaine cartographie ethnologique n'a été parfois qu'un exercice assez stérile (Bromberger et al. 1984). Mais c'est moins l'outil cartographie qui est en cause que la manière de s'en servir. En ce qui concerne les techniques en tous cas, la répartition géographique est en quelque sorte la synthèse de plusieurs sortes de processus tout à fait fondamentaux : des processus d'adaptation au milieu, ou pour mieux dire de gestion des ressources et des contraintes physiques d'une part; et des processus de production et de circulation des innovations d'autre part.

 

Les processus d'adaptation sont les premiers auxquels on ait songé. La géographie humaine, et avant elle la théorie des climats (dont Montesquieu n'est bien sûr pas l'inventeur), ont tenté d'expliquer les différences entre les peuples en termes d'adaptation, tâche que l’écologie culturelle a reprise à son compte aujourd'hui. Le problème avec cette approche, c'est qu'elle suppose l'existence de deux entités sui generis, le milieu d'une part, la société de l'autre, qu’on se propose d’étudier chacune pour elle-même, et entre lesquelles, lorsque ces études seront suffisamment avancées, on espère trouver des "relations". Or aucune de ces deux entités n'a d'existence sans l'autre, aucune ne peut être définie ni décrite en faisant abstraction de l'autre. C'est à peu près évident pour la société. I1 n'y a pas d'activité humaine, aussi désincarnée qu’elle paraisse, qui ne mette en oeuvre à tout moment et à tout niveau une multitude d’éléments matériels tirés, directement ou non, de l'environnement. Quant au "milieu", c'est une notion qui, dans l'absolu, est indéfinie, donc inépuisable et inutilisable. Le seul milieu qui importe est celui qui est perçu et utilisé par le groupe social considéré. Chaque groupe a "son" milieu, découpé dans l’infinité des milieux possibles, qui peut être et qui est en général différent de celui d'autres groupes vivant au même endroit. Et le seul moyen d'avoir accès à ce milieu pertinent, pour ainsi dire, c'est de passer par l’intermédiaire des pratiques du groupe considéré; et en particulier bien sûr de ses pratiques techniques. L'analyse technologique doit précéder l'analyse écologique parce que c’est elle qui permet de savoir.

 

Un exemple facile, parce que familier, est celui de la météorologie. La description du climat fait appel ˆ un nombre indéfini de variables, entre lesquelles il faut nécessairement choisir. Si on s'intéresse au climat pour lui-même, on choisira un petit nombre de paramètres de valeur très générale. Mais quel que soit l'intérêt scientifique de la description ainsi obtenue, il y a de fortes chances pour qu'elle ne concerne que ses auteurs. Ce qui intéresse les producteurs de cerises ou de pêches, c’est par exemple la prévision en temps utile des gelées de printemps et des conditions favorables au pullulement de tel ou tel parasite. Toutes données absolument indifférentes aux compagnies aériennes, qui s’intéressent aux vents à haute altitude, aux turbulences, aux brouillards, etc. Chacun peut continuer ce petit jeu. La météo des sports d'hiver n'est pas celle des vacanciers du bord de mer, qui n'est pas non plus celle des marins-pêcheurs. Le commerce des vêtements a son climat et les cafetiers-limonadiers ont le leur, qui n'est pas tout ˆ fait le même. I1 n'y a pas un climat, il y en a une multitude, autant que de groupes sociaux qui ont leurs raisons propres de s’y intéresser. Et c'est seulement par l’analyse des pratiques et du langage de chaque groupe qu’on peut accéder à « son » climat.

Bien qu'il nous ait déjà servi plusieurs fois, l’exemple des boissons fermentées peut encore nous être utile ici. Nous avons vu qu'il y avait trois grandes lignées techniques pour saccharifier l'amidon : l'insalivation, l’utilisation d'un ferment et le maltage. I1 semble que l'insalivation soit la plus primitive, mais ce n'est peut-être pas pour cette raison seulement qu’elle s’est maintenue en Amérique du Sud jusqu’à l'intrusion des Européens. Elle s’applique en effet aussi bien aux tubercules qu'aux grains, et il est courant qu'on fasse de la chicha de manioc en Amérique du Sud. En Extrême-Orient, la matière la plus habituelle des boissons fermentées est le riz. Les grains de riz germent bien sûr aussi bien que les grains d'orge, et on peut donc se demander pourquoi on n’en fait pas de malt. I1 y a deux réponses possibles, d'ailleurs non exclusives l'une de l’autre La première est que la production d’amylase dans les grains de riz germé serait trop faible (Ankei 1986). La seconde est que pour germer convenablement, le riz ne doit pas être décortiqué, mais qu’alors les enveloppes communiquent un mauvais goût au produit (Maurizio 1933: 101). On conçoit que dans ces conditions, ce soit la technique de saccharification par fermentation qui l'ait emporté. En Europe au contraire, les caractéristiques de l’orge sont à l’opposé de celles du riz : fort taux d’amylase dans le germe, pas de goût désagréable venant des enveloppes du grain. L’histoire est complexe et imparfaitement connue, mais il semble bien que l’orge et le maltage se soient sélectionnés mutuellement, si on peut dire.

 

Mon dernier exemple fait intervenir une notion bien oubliée, celle de gazon. Le mot a vieilli, et ne s’applique plus guère aujourd'hui qu’aux pelouses d'agrément. I1 n’en était pas ainsi autrefois, et presque toutes les langues et les dialectes européens ont deux mots bien distincts pour désigner, d’une part une motte deterre (sans racines) et d’autre part un gazon (morceau de terre mêlée de racines qui en font un matériau fibreux, résistant, et après séchage, combustible dans une certaine mesure). La chose n'est pas très étonnante, et quiconque entreprend un jour de bêcher un carré de terrain apprend très vite à faire la différence. Historiquement, l’Europe non méditerranéenne présente depuis près de deux mille ans d’ importantes particularités techniques, notamment dans le domaine de l'agriculture, qui ont depuis longtemps retenu l'attention des historiens. L’une d'elles est la charrue à roues, coutre et versoir. Or il s’avère que dans sa structure et dans son fonctionnement, la charrue répond très exactement au problème spécifique posé par le labour de sols gazonnés. Ce qui explique sans doute qu'elle ne se soit jamais diffusée dans les régions méditerranéennes, où la formation du gazon est beaucoup plus lente. L'étonnant, c'est qu'à de rares exceptions près (par exemple Evans 1970), le gazon en tant que facteur écologique est absent de l'abondante littérature géographique et historique concernant les agricultures européennes anciennes. Comment expliquer cette cécité, si ce n'est par l'approche erronée que je combats ici ?

 

Il ne s'agit certes pas d'expliquer toutes les différences de civilisation entre l'Europe, l'Extrême-Orient et l'Amérique du Sud par le taux d'amylase des grains germés ou par la propension des sols à se couvrir de gazon. Il s'agit seulement de comprendre, 1° que ces facteurs-là, avec d'autres, constituent les milieux propres aux sociétés de ces différentes régions; et 2° qu'on ne peut pas les déceler sans passer par l'analyse technologique. La notion d'adaptation n'a pas de sens en dehors de cette problématique, elle comporte même alors de sérieux risques de tautologie. Du seul fait qu'ils existent, tous les êtres vivants (et les hommes en société sont à cet égard des êtres les autres) sont "adaptés". La question n'est pas de savoir s’ils sont adaptés, mais à quoi. Pour y répondre, il faut partir de l'étude des comportements, et en particulier, s'agissant d'hommes en société, des techniques. C'est pour cette raison que toutes les approches qui tentent d'élucider les rapports entre les sociétés et leur environnement en faisant l'économie de l'étude des techniques, l'écologie culturelle par exemple, donnent des résultats si décevants dans l'ensemble.

 

Voilà pour la géographie des techniques en termes d'adaptation. Les thèmes de la production et de la circulation des innovations semblent avoir moins intéressé les chercheurs. Sur la circulation des innovations, par exemple, le seul modèle d'analyse non banal dont nous disposions, dû à Munro S. Edmonson (1961) est étrangement ignoré. Considérons un espace habité uniforme, nous dit Edmonson, et supposons que des innovations s'y

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produisent en des points aléntoires de l'espace et du temps, et qu'elles se diffusent ensuite par auréoles concentriques àvitesse constante. On montre alors facilement que le centre de gravité de l'espace considéré est le point o un maximum d'innovations se trouvent rassemblées le plus t™t. "Plut™t que de démarrer en Irak et de se répandre vers l'extérieur, il semble que, dans une large mesure, le 'Néolithique' y ait convergé", écrivait Edmonson il y a plus de trente ans. L'état des connaissances

 

actuelles confirme largement cette théorie. Le modèle doit être bien

 

nomies les

plu

 

sér amendé pour tenir compte de l'hétérogéncité physique et sociale des espaces habités rcels. Mais avec cette réserve, sa valeur heuristique est de premier ordre. En Europe en tous cas, la concentration des écos développées dans la région qui s'étend de la plaine du P™ aux Pays Bas, concentration qui s'observe depuis le début du Moyen Age et qui est redevenue évidente aujourd'hui après avoir été masquée pendant deux siècles par l'épisode du charbon, ne s'explique sans doute pas autrement. Mais d'un point de vue plus général, l'intérêt essentiel du modèle d'Edmonson me semble être la conclusion suivante. Aussi uniforme qu'on suppose le milieu, l'innovation, du seul fait qu'elle se propage à une vitesse finie, introduit cumulativement des différences de plus en plus fortes, c'est à dire une structure. L'espace n'est pas neutre pour les techniques. C'est pourquoi une géographie des techniques est indispensable, aussi indispensable que leur histoire.

 

Du point de vue de la production des innovations, la géographie n'a pas moins d'importance que de celui de leur circulation. Le rassemblement des industries ou des métiers dans certaines régions, dans certains villages ou dans certains quartiers des villes est un phénomène probablement universel, puisqu'on a pu l'observer aussi bien dans des sociétés vivant, comme on dit, à l'âge de pierre ( _ Iles Trobriand : Malinowski 1935, I: 12 23) que dans les sociétés les plus développées d'aujourd'hui (un des exemples les plus célèbres est celui de la Silicon Valley en Californie). L'interprétation de ce phénomène par la localisation des ressources ou des infrastructures (qui ne sont que l'aménagement artificiel des ressources) est évidente dans certains cas, mais dans ces cas seulement, et elle ne peut être que partielle. En vertu de ce qu'on vient de voir, l'identification même de ce qui est "ressource" ne va pas de soi. Une autre interprétation, qui fait intervenir l'échange (Lowie 1934: 108 109, Lemonnier 1981), est d'une validité plus générale. Mais elle aboutit à une alternative du genre oeuf poule : est ce le besoin d'échanger qui conduit chaque groupe social à se spécialiser dans la production de quelque chose que ne produisent pas ses voisins, ou est ce au contraire l'émergence de spécialisations qui conduit à la nocessité d'échanger ?

 

Le seul moyen d'aller plus loin, me semble t il, c'est de faire intervenir un élément trop négligé dans cette perspective : la production et la reproduction des habiletés techniques dans ses rapports avec l'espace. Pour abréger, je parlerai dans ce qui suit de (re)production des habiletés.

4f

 

6. LA (RE)PRODUCTION SOCIALE DES HABILETES

. 95

Les habiletés, onla v" , ne sont pas   pas seulement  des connaissances. Elles ne sont pas séparables de la pratique. On ne peut ni les consigner par écrit   du moins pas toutes   ni les transmettre par le discours, comme dans l'enseignement scolaire. Elles n'existent que renouvelées en permanence dans une pratique, renouvellement dont l'innovation et l'apprentissage ne sont que des cas particuliers. "C'est en forgeant qu'on devient forgeron", disait on; un proverbe plus actuel aujourd'hui que jamais, que ce soit dans le sport de haute compétition, dans les industries les plus automatisées, ou dans le milieu des ordinateurs, lequel en offre des illustrations d'autant plus éclatantes qu'elles étaient imprévues. On attendait Big Brother, c'est à dire la victoire d'un savoir entièrement algorithmisé et centralisé. On a, au ~c~ns p~"r Ic m~me~vt, des farceurs et des pirates, des punaises et des virus, bref une "anarchie informatique" due au fait que ni les machines ni leurs utilisateurs ne se sont comportés comme prévu. ' ~ T ~ phénomène n'est pas nouveau, on pourrait l'appeler "loi d'irréductibilité des habiletés". On l'a observé dans l'histoire de toutes les "machines à communiquer" (perriault 1989). Il sous tend toute l'histoire des techniques, qui peut étre interprétée de ce point de vue comme une tentative touJours renouvelée et toujours déjouée d'inscrire (algorithmiser) dans les machines des habiletés qui se reconstituent touJ ours autour des machines nouvelles. C'est un

 

point qu'O. T. Mason avait déjà vu au siècle dernier :

 

On dit quelquefois que la substitution d'une machinerie infaillible;à la main de l'homme lui a dérobé son adresse. Mais le cas

 

44

 

n'est pas si désespéré qu'il n'y parait. Aucun changement d'appareils ne privera la race humaine de génies, car 1e ~ ~ talent exce1lera toujours dans la conduite des machines nouvelles. (Mason 1895: 26.)

 

(rc)

 

Le point qui nous concerne ici, toutefois, c'est que la~production f   ~ des habiletés est indissociable de la production matérielle proprement dite, et que par conséquent la façon dont les sociétée s'organisent pour produire   le mode de production des marxietes   dépend autant de la première que de la seconde. Or il semble que cela ~'au~ paS encore ~ vro~nU~t ob~pn~. Après avoir reconnu l'échec des explications en termes purement économiques, par exemple, l'histoire industrielle s'est tournée vers les explications culturelles ("why isn't the whole world developed ?", Easterlin 1981). Céest un progrès réel, mais partiel, en ce sens que la notion de culture paralt alors trop large pour guider efficacement les recherches (Dellheim 1987). Quelles sont exactement ces différences culturelles auxquelles des différences de productivité de 1 à 5 et plus sont imputées ? (Clark 1987)

 

L'hypothèse soutenue ici est que le mode de

production et de

 

~t ~ mesur~ da

reproduction des habiletés, tel que seule l'ethnographielle

révéler'

y joue un r™le essentiel.

 

Ce n'est BanB doute pas un hasard, en effet, si c'est vers l'ethnographie que se tournent de plus en plus ceux, ethnologues ou non, qui cherchent à comprendre comment les choses ee passent vraiment dans les usines, les magasins, les bureaux, etc. Depuis qu^~zcx"¾ d'années, l'emploi d'un vocabulaire emprunté à l'ethnologie est devenu Coura~t e~

 

~ Sc=~. ~ ~ ne sont pas en reste, et après le krach boursier d'octobre 1987, la presse nous a inondés d'articles sur l'étrange peuplade des Golden BoYs, ses différentes tribus, ses dialectes, ses rites, ses

 

~oc~c: l~çie dc 1 'indllstric et

Les journali B tes eux mêmoe

 

 

f 1 ~

/ ~

 

marques d'identité, ses coutumes   y compris vestimentaires et sexuelles   etc. ~ Il est clair que ces éléments ne sont pas du folklore au sens dépréciatif du terme, mais les manifestations extérieures de la culture au sein de laquelle sont produites les habiletés nécessaires au fonctionnement des marchés boursiers. Un fonctionnement qui, bien sér, exige également des machines (téléphones, ordinateurs...) et des connaissances théoriques (les Golden ~oys ont une formation universitaire). MaiS celles ci ne seraient rien sans les habiletés développées in situ, dont une des plus remarquables pour le profane est le langage

 

par gestes employé au Marché à Terme de la Bourse de paris /~

+'

 

,9U' (un langage semblable existait à la Bourse des Crains de Chicago au début du siècle : Perrignon de Troyes 1926). par parenthèse, l'exemple des Golden Boys met en lumière une des dimensions qui manquent à l'économie pour devenir une véritable science prendre en compte le fonctionnement réel, et pas seulement théorique, des marchés. Mais son intérêt essentiel pour nous est sa visibilité. Il s'agit seulement d'un cas particulier, mis en avant par les hasards de l'actualité, d'un phénomène universel, la constitution d'unités sociales identifiables autour de certaines habiletés.

 

Le problème est alors d'élucider les rapports entre ces unités sociales et les habiletés qui y sont produites, un problème qui n'est qu'une expression plus générale de celui qui a été posé plus haut avec des exemples géographiques comme la Silicon Valley ou Bwoytalu (Trobriand). Les recherches menées dans cette perspective sont encore rarcs, bu~ q~e ~r ,~w s'~cC~o~'c "p~o~ . 4

 

j ~c e" co~wÇ~ (~ 198f, ~h~ lé8fj

&`g~c~t ~   ~'~ ~

 

Cii

  ,

 

:~.~ ~.

 

 

1. Une vie sociale normale nécessite que chaque personne acquière un minimum de pratiques matériellement et socialement efficaces.

 

2. Les savoirs qui sous tendent ces pratiques ne peuvent ~etre produits et transmis qu'au sein de groupes sociaux d'une certaine taille, ni trop petits ni trop grands.

 

3. ces groupes, pour exister durablement, doivent avoir une identité reconnaissable et reconnue, un minimum de cohésion interne, des procédures pour le recrutement et l'initiation de nouveaux membres, pour le règlement des conflits, etc.

 

4. Chaque groupe doit en outre équilibrer ses échanges avec l'extérieur, ce qui dépend de l'efficacité des savoirs qu'il produit. Un groupe efficace verra sa position sociale s'élever. Un groupe peu efficace la verra s'abaisser jusqu'à tomber sous la domination d'un autre ou disparattre.

 

Ces hypothèses appelleraient des développements qui sortiraient des limites de ce travail. Pour en donner une idée, je ferai quelques commentaires rapides sur deux points: le groupe de iroduction des habiletés lui même, et la notion d'efficacité.

 

pourquoi faut il un groupe, et pas n'importe lequel, pour que l'individu puisse acquérir les habiletés nécesBaires à sa vie ? A un certain niveau, la réponse est faite d'évidences qu'il est inutile de rappeler   que, par exemple, il n'y a pas d'innovation sans tradition, et pas de tradition sans groupe social, etc. MaiS il y a aussi un peu plus que ces évidences. Il y a le fait, reconnu depuis longtemps par EsPinas (1878: 537 558) que la réalité n'est réelle que si elle est en même temps sociale, c'est à dire s'il existe une sanction d'autrui qui permette à ego d'interpréter ses sensations et ses perceptions comme les indices d'une réalité ~ ~rieure.

 

 

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G)

'y

 

"Autrui", bien sér, n'est pas n'importe qui. I1 s'agit de personnes connues d'ego et qui partagent aveclui le même genre d'expérience du réel. Autant dire qu'ego et autrui constituent une unité sociale, dont l'identité est définie par des compétences communes, et dont l'effectif est limité à quelques personnes, une ou deux douzaines au maximum, par la condition d'interconnaissance mutuelle de seS membres.

 

Un laboratoire de recherche en Californie (Latour ~ Woolgar

1979),

 

corhy~ h~ C~ Je,~, les agriculteurs d'une; '  Art~ ~ (Darré 1985))sont des exemples de tels groupes. Les différences sont grandes. Les agriculteurs du Ternois sont un groupe de pairs, sans hiérarchie apparente, qui exécutent des tâches semblables dans un même environnement mais ne travaillent pas ensemble; groupe stable o les changements sont lents, plutït dominé culturellement et économiquement, et qui réagit à cette domination en se repliant sur lui même. Le laboratoire californien, au contraire, a pour première caractéristique une hiérarchie très marquée, mais assez mouvante dans la mesure o elle dépend du crédit scientifique de chacun, crédit qui se gagne et se perd dans la production des innovations au moyen desquelles le laboratoire assure son rang à l'extérieur. Le mode de recrutement des membres présente aussi des différences évidentes. Les agriculteurs de ltArtois sont tous nés sur place. Les membres du laboratoire californien sont allemand, chinois, finlandais, français, ieraélien, mexicain (il y a même quelques âméricains) et la plupart d'entre eux n'y resteront que quelques années... Mais au delà de ces différences, une rensemblance est essentielle. Les deux groupes ont une identité bien définie et bien visible, tant par leur inscription dans un espace précis (ce n'est pas toujours le cas, il existe des groupes non localisés) que par un usage du

 

 

langage et par des pratiques matérielles spécifiques, souvent incompréhensibles aux non initiés. Dans les deux cas, la ligne de

 

partage entre membres et non membres est nettement tracée.

 

(~)

 

Du point de vue technologique, en somme, le groupe delproduction des habiletés est une unité sociale élémentaire, présente dans toutes les sociétés parce qu'une société sans techniques est inconcevable Ses formes sont extrêmement diverses, de même que les combinaisons

 

fonc~y1~ e~5

 

o il entre avec d'autres unités~comme la famille, le groupe résidentiel, la classe d'âge, etc. Tout cela en fonction de facteurs comme la nature des habiletés, leur valorisation sociale, les théories indigènes de l'apprentissage, la distribution par statut et par sexe des activités, etc. Ctest en définitive la morphologie des sociétés qui serait àreconstruire en tenant compte de cette unité nouvelle, jamais encore prise en considération de Ce point

 

Je vue.

 

Dans cette perspective, la notion d'efficacité est essentielle, da^È ~ ~'~tcL puisqu'elle règle la position relative des groupes~ Or cette notion n'est rien moins que claire. Ltefficacité est matérielle, mais elle est aussi sociale, et c'est dans le rapport de l'une àl'autre que les difficultés surgissent. Le sport de compétition dans les sociétés contemporaines en est peut être un exemple extrême, dans la mesure o l'efficacité matérielle àl'état pur est donnée comme l'objet même de la compétition. Mais comment cette efficacité est elle mesurée ? par la désignation de gagnants et de perdants ordinairement, sans qu'on s'interroge jamais sur la signification ¥~4~4.bv . des quelques fractions de seconde qui les séparent; procédure qui serait de rigueur dans n'importe quelle expérimentation scientique, mais qui est inconcevable, et qui paraltrait sacrilège, dans

 

 

~ra

 

le milieu sportif. cette efficacité mal mesurée perd en outre toute réalité en dahors des conditions extrêmement artificielles de la compétition pour laquelle on cherche àl'obtenir, il suffit de jeter un oeil sur une automobile de Formule 1 pour s'en rendre compte. On aboutit à ce résultat assez étrange que l'efficacité (et les habiletés qui ont permis de l'obtenir) e~ge a~c ~nstr~ctiDn sociale d'aut ant plus compliqucc qu eUe est co~w~ comme plus purement matérielle.

 

Mais ce résultat est il réellement si étrange ? N'est ce pas plut™t notre habitude de séparer le matériel et le social qui est en cause ? L'efficacité matérielle n'est telle que si elle est aussi sociale, voilà ce que nous montre l'exemple du sport actuel; mais elle a diverses manières de l'être L'efficacité est toujours productrice d'identité   et dans le sport, elle ne produit rien d'autre, c'est là sa principale particularité. C'est en cela sans doute que le sport manifeste à l'état pur, si on peut dire, certaines des tendances les plus profondes de notre société (Bromberger et al. 1987). Céest aussi pour cela qu en t~t q~e cas limite, le sport peut oervir de modèle pour une analyse de la notion d'efficacité. Cette notion est absolument indispensable en technologie, elle intervient dans la définition même de la technique donnée par Mauss; le problème est de savoir ce qu'elle représente dans les

 

~c~<'t~ différentes ~ t. Quelle est, par exemple, la conception de l'efficacité qui sous tend le système des castes en Inde ? Av~c la conception qui est la n™tre en Europe aujourd'hui, ce système reste peu compréhensible, malgré les efforts de plusieurs générations de chercheurs. Si par contre nous y incluons, contre nos habitudes, des notions comme celles de pureté et de souillurè, de mérite et

 

 

de démérite, etc., le système des castes commence peut être àpara”tre moins étrange par exemple, on peut se demander si l'obsession du classement hiérarchique qui s'y manifeste n'est pas sans quelque analogie avec celle qui caractérise notre système sportif. I1 est vrai que celui ci classe des individus, et que le groupe n'y est pris en compte que dans la mesure o il entoure tel ou tel individu (le champion, la vedette), alors que c'est l'inverse dans le système des castes : les individus n'y sont pris en compte que comme membres de tel ou tel groupe. Cette différence n'est ni la seule, ni même sans doute la plus importante. MaiS mon but ici n'est pas de développer une analogie qui n'est peut être que controuvée Mon but est d'attirer l'attention sur le fait que le concept d'efficacité ne va pas de soi. Nous en avons absolument besoin en technologie. Mais nous n'avons à notre disposition pour le moment que des conceptions indigènes (dont la n™tre), dont les contenus et les significations diffèrent d'une société à l'autre, et qu'on ne découvrira pas sans recourir à l'analyse comparative. La difliculté est que nous ne savons pas à priori sur quoi faire porter la Gom para~o.~. S~ notre système sportif et le système

 

des castes en Inde m'ont paru of~rir Uh ~xc~plc ~iL ~i cz p~ht

 

d~ ~u=, c' c~st 5etA(~Zme~t 4~ ~ ~ ¥ 71 ~ ~ pQJ Cƒ _

na^t qu'u~e G~^par ~ p ~ pOu~xQ n~s~ q~u~ c~E cre"~ 

 

ét~t vnal cb~.

 

 

~ ~

 

7. QUE LES SOCIETES CONSIDEREES SANS LEURS TECHNIQUES

 

SONT ININTELLIGIBLES

 

Le problème central de la technologie est celui de l'insuffisance des concepts dont nous disposons pour rendre compte de la réalité technique NouS manquons déjà de concepts adéquats pour la simple description technographique. pOB déficiences sont d'autant plus sérieuses qu'on s'efforce d'élargir l'analyse, comme nous venons de le voir avec la notion d'efficacité Cette situation est le résultat d'une longue histoire d'incorporation des faits et des relations techniques, qui les fait disparattre de notre conscience à mesure qu'ils sont produits. Ou pour reprendre une formule due à M. Akrich (1989: 55), "la construction des systèmes techniques... ne s'accomplit totalement que dans la dénégation de ses propres effets". L'anthropologie et l'histoire traditionnelles ont poursuivi ce travail d'effacement, en développant leur impossible conception a technique de la société. peut être est ce en proposant des exemples o cette conception est clairement en défaut qu'il sera possible de montrer la nécessité d'en changer.

 

Je ne proposerai qu'un seul exemple, celui de l'esclavage antique. C'est un très vieux problème, plus vieux encore que celui des

 

 

~  

~l ~

 

castes en Inde peut être, puisque d'après M. Finley

(1980: 35), le

 

K premier ouvrage de conception moderne à en traiter fut publ~ e~ 1~9.

 

â~. é~é ~ Deux siècles et plusieurs milliers de

titres plus

 

tard (~iller 1985~. il semble qu' on soit fo~io~ ouuY~ Let~ d'"n~ ~o&^t~. Les connaissances se sont accumulées en un corpus impressionnant, main on n'y voit pas se dessiner d'organisation précise : c'est ce qu'au terme d'une longue vie de recherche consacrne en

 

grande partie à ce problème, Finley lui même dut reconnaitre implicitement (1980: 665. Oue mangue t il donc ~ ce corpus, et ~ la vision que nous en avons, pour qu'il fasse sens ?

 

Probat]ement une appréciation correcte de la situation du point de vue technologique. Jusqu'à une date très récente en effet, trois

 

croyances se sont partagé l'esprit de presque tous les

historiens de

 

(196S;

l'économie antique. La première, à laquelle Finley lui 

mêmeAn'a  ~_

peu contribué, c'est la faiblesse, ~< en tous cas l'arrêt

précoce,

d~ l'   ~L'

du développement techniquei La seconde, c'est que

l'esclavage a été

une des principales causeR de cette faiblesse ou de cet

arrêt. La

troisième, rendue célèbre par Engels, est en quelque sorte

l'image

inverse de la seconde : l'esclavage aurait été un

palliatif à

l'insuffisance des techniques, il aurait été la

consPquence plut™t

que la cause de cette insuffisance.

 

Mais "insuffisance" par rapport à quoi ? Il n'est pas besoin de longues réflexions pour s'apercevoir combien ces croyances ~74~#V~e jà~4~ bo*, sont gratuites. Elles sont d'ailleurs démenties de la facon la plus flagrante par les faits. La Grèce est une des premières régions à avoir développé l'emploi du fer, non seulement pour les objets de parure et pour les armes, mais pour les ou+,ile, y compris les outils d'usage courant comme les outils agricoles. C est égale

 

 

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ment dans le monde grec et hellénistique qu'apparaissent les premières machines ~ mouvement rotatif : broyeurs à olives, moulins, saqiya, noria, vis d'Archimede, etc., auxquelles il faut ajouter les nouveaux types de pressoirs à levier et àvis. Si en outre on évoque l'architecture, le vehicule et son attelage, la construction navale, les machines de guerre, la production du verre, etc. etc., alors il faut se rendre àl'évidence. L'Antiquité classique a ~té le théâtre d'une d'i~ véritable p~>xa ~ technique, ~ laquelle peuvent seules être comparnes celle qui a eu lieu dans le Proche Orient du IVe mill~énaire, et celle que conna”t notre epoque. Que des savants comme M. Finley n'aient pas vu cette réalité lË ne peut s'expliquer que par une cécité quasiment culturelle, chez les ~h*~4f*~.a`.f lettrés d'Occident, pour tout ce qui est technique.

 

Et l'esclavage ? I1 n'a pu être, bien entendu, ni la cause ni la conséquence d'une stagnation technique inexistante. I] est probable au contraire qu'il a joué un r™le positif dans le formidable développement t~chnique de l'Antiquité, puisqu'il lui est associé. Mais quel r™le exactement ? On constate, lorsqu'on s'intéresse ~ une question comme la mouture des grains, par exemple, que si la société antique est passee en quatre siècles de la simple pierre à moudre ~ au moulin ~ eau, elle est passne dans le même laps de temps d'une situation dans laquelle la mouture était un travail de femmes une situation dans laquelle ]a mouture est un travail d'hommes. Se pourrait il alors qu'il y ait un rapport entre ces trois changements simultanéR, l'innovation technique, le changement dans la répartition sexuelle des tâches, et l'esclavage ?

 

C'est en tous cas une hypothèse secU~^ jo~f~ J / Dans la

plu­

J ~ ~ ~ ~

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part des sociétPS en effet, la division des tâches entre les sexes est constitut'~c de l'identité de chaque sexe, ce qui rend tout changement particulièrement difficile. Un homme libre, notamment, ne peut pas effectuer régulièrement des tâches de femme sans cesser d'être homme   cas des célètres travestis, berdaches, en Amérique du Nord   ou sans cesser d'être libre   solution qui aurait prévalu en C.rèce ancienne. Pans cette hypothène, l'esclavage antique aurait été un moyen systématiquement utilise pour faire faire à des hommes des travaux de femmes  

 

Cela exnliquerait son importance exceptionnelle sur le plan éconot t é~c~zvo~P r~CÇ~W ~ u~, (ermettait~de ~ re sortir de nombreuses productions du cadre familial et domestique o elles avaient éte confinées jusque là ~ d'en faire des productions marchandes. D'un autre c™té, les esclaves étaient achetés. Il fallait faire fructifier le capital mon~taire qu'ils representaient, et c'est l'innovation technique qui en fut le moyen. Il n'en va pas autrement, ~ cet égard, qu'un capital soit composé d'hommes ou d'animaux. I,'accroissement du rendement du travail animal a été pendant des millénaireP une des sources principales de l'innevation technique. ~ourquoi devrait il en aller autrement avec le travail humain ? Et pourquoi les broyeurs, moulins, pressoirs et autres machines de l'Antiquit" n'auraient i]s pas ete, à la "domesti

 

cation" des hommes, à peu près ce que le tribulum,

l'araire et le

 

~e"~ à

véhicule s ~ avaient été à la domestication des

animaux~trois

mille ans plus t'ot ?

 

Enoncée BOUS une forme aussi sommaire, cette hypothèse est bien entendu incomplète; il se pourrait même qu'elle soit fausse. Mais les développements ~o~u~ p~u~ l~j~oô ~cr n'ont pas leur place ici (on en trouvera une esquisse dans Sigaut 1986 & 1988). En fait, c'est moins your son contenu que pour sa valeur d'exemple que cette

 

 

~ 6

 

 

 

hypothèse a un intérêt pour nous. Car ce qu'il y a de plus remarquable à son sujet, c'est ssn ~bse~~ {~La~ dk~n~ l'immense corpus historiographique sur l'esclavage antique auquel j~o~ fait allusion plus haut. En deux siècles de recherches assidues sur l'esclavage, semble t il, les auteurs se sont acharnés à explorer toutes les possibilités, sauf celle, qui pourtant découle

 

 

 

~2~tè': ~ ~

 

assez simple~e~t des &~ts, qu'il pauss~ y adoir un r~pport quel~Dnq~ enEne

 

esclavage, innovation technique et répartition des tâches entre

 

les sexes. (pour une exception partielle, voir Pryor 1977: 4,

 

234.)

 

Comment s'expliquer cette ~n ~ ~ tache aveugle, si ce

 

n'est par la domination d'une vision de la société dans laquelle

 

la technique est systématiquement ignorée ou exclue ?

CONCLUSION

cette dernière remarque nous servira de conclusion. L'anthropologie des techniques existe à peine. De toutes les branches de l'anthropologie, c'est peut être celle o la matière est la plus ample et le nombre oe chercheurs le plus réduit. Après un départ prometteur au siècle dernier, elle a été pratiquement délaissée pendant près de trois générations. comment s'étonner que, dans ces conditions, les difficultés non surmontées et les questions sans réponses paraissent l'emporter sur les résultats positifs ? Mais il ne faut pas en rester à ce constat un peu désabusé. Les progrès mêmes de l'anthropologie dans les autres domaines tendent par contraste à faire ressortir toujours plus fortement l'obscurité persistante de celui là. S' ils ne veulent pas condamner

 

 

1Companion Encyclopedia of Anthropology, Londres & New York, Routledge.

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4 Cela avait été écrit avant la parution de l’ouvrage majeur de J.-P. Séris, La technique, Paris, PUF, 199..

5 L’anecdote suivante dit très bien cela. Trois ouvriers charrient des pierres sur un chantier de construction au Moyen Age. On leur demande ce qu’ils font. « Je charrie des pierres », répond le premier. « Je construis une cathédrale », répond le second. « Je gagne ma vie », répond le troisième… Ils ont tous raison, et d’autres réponses seraient encore possibles.

6 Qui n’est autre, au fond, que l’aporie de la carte à échelle 1/1 de Borges.

7 Ce qui a été un argument publicitaire important à l’époque (années 1960 ou 1970 ?) où des firmes américaines ont introduit le riz étuvé en Europe. Depuis lors, le riz non étuvé, qui était toujours plus ou moins collant, a pratiquement disparu de nos étalages