Long texte introductif de 64 pages, daté du 24/10/2008, d’un ouvrage en projet avec Hélène Franconie.
[Projet d’ouvrage en cours avec Hélène Franconie : une anthologie sur la faux]
AVANT PROPOS
François SIGAUT
POURQUOI CE LIVRE ?
C’est le résultat d’une assez longue histoire, qu’on peut faire commencer en 1955, avec la parution de L’homme et la charrue à travers le monde, d’André-Georges Haudricourt et Mariel Jean-Brunhes Delamarre. Ce livre avait établi une méthode — plus même peut-être qu’une méthode, une véritable conception d’ensemble de ce que doit être une recherche sur un objet matériel — et il était naturel que les auteurs cherchassent à étendre leurs investigations à d’autres objets. Ce fut d’abord une brève communication, mais qui fut remarquée, sur “L’étriche de la faux...” au IVe Congrès International des Sciences Anthropologiques et Ethnologiques, à Paris en 1960. Ce furent ensuite, sous la signature de Haudricourt seul, des articles donnés au Dictionnaire Archéologique des Techniques (1963) et aux Mélanges offerts à Charles Parain (1975), dans lesquels Haudricourt jetait les bases d’une problématique aussi neuve, par rapport à l’état des connaissances d’alors (qui n’a guère changé aujourd’hui), que l’était celle de L’homme et la charrue en 1955. C’est sur ces bases que Mariel Jean-Brunhes Delamarre et lui-même entreprirent, à propos des techniques de récolte des grains et de l’herbe, de renouveler la collaboration qui leur avait si bien réussi à propos des instruments de labour. Et c’est alors, vers 1977 ou 1978, qu’ils me firent l’honneur de m’associer à leur projet. Etant donné l’extrême diversité des techniques que nous rencontrions, il m’apparut qu’un travail préliminaire d’identification était nécessaire. J’y consacrai une note d’une quinzaine de pages, qui fut publiée dans le Journal d’Agriculture traditionnelle et de Botanique appliquée en 1978.
Pour diverses raisons, notre collaboration ne put pas se poursuivre avec la régularité que nous aurions souhaité. J’ai eu depuis, à plusieurs reprises, l’occasion de publier des versions améliorées du “Tableau d’identification des techniques de récolte des grains” de 1978, dont l’une est reproduite un peu plus loin.
Mais je n’ai jamais eu véritablement le loisir de reprendre le projet initial dans toute son ampleur. Et aujourd’hui encore, je n’en vois pas la possibilité, tant est considérable la masse des matériaux accumulés depuis vingt ans, et plus considérable encore celle des matériaux qui restent à collecter. La tâche dépasse évidemment les moyens d’un ou de quelques individus.
Il fallait donc en revenir à des projets moins ambitieux, et c’est ainsi que l’idée d’un ouvrage limité à la faux allait s’imposer. La faux est le dernier venu de nos instruments de récolte, et il peut paraître étrange de commencer une histoire par son dernier chapitre. Mais il y a à cela quelques avantages que je résumerai en deux points : la bonne définition du sujet (au sens photographique du terme) et la qualité exceptionnelle des documents historiques qui s’y rapportent depuis le milieu du XVIIIe siècle. Ces deux points demandent l’un et l’autre quelques mots d’explication.
Commençons par le second. Qu’il suffise, pour obtenir une excellente propédeutique à l’histoire de la faux, de réunir une petite trentaine de textes assez brefs, c’est, je crois, ce que la lecture de ce recueil montrera à tous ceux qui auront l’attention de la poursuivre jusqu’au bout. On pourrait se contenter de noter le fait. Il n’est pas difficile, en réalité, d’en trouver quelques raisons assez convaincantes. Depuis le Haut Moyen Âge, l’emploi de la faux en France était réservé aux foins, et dans le nord du pays aux avoines. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on tend à l’étendre aux blés, c’est-à-dire aux moissons proprement dites. Mais la chose n’est pas si facile qu’elle n’en a l’air. Et comme nous sommes alors en pleine période d’agromanie triomphante, ces difficultés sont abondamment traitées dans la littérature. Puis arrive la Révolution. En 1792, la France déclare la guerre à l’Autriche — or ce pays a le quasi-monopole de l’industrie des faux pour presque toute l’Europe continentale. Les récoltes vont s’en trouver compromises, surtout celles des fourrages si indispensables aux armées. Nouvelle difficulté, que les gouvernements successifs du Consulat et de l’Empire tentent de résoudre par des méthodes qui relèvent de l’espionnage industriel avant la lettre. D’où une deuxième catégorie de documents, qui nous informe sur les techniques de fabrication des faux. Avec la fin des guerres napoléoniennes commence le "vrai" XIXe siècle, qui de notre point de vue est le siècle des encyclopédies par comparaison avec le XVIIIe, qui avait été le siècle de l’Encyclopédie. Les Dictionnaires, Cours et Manuels d’agriculture se multiplient de façon extraordinaire, de même que les revues et les brochures de toutes sortes. Il y a certes une grande part de redites dans toute cette littérature. Mais les travaux originaux n’y manquent pas non plus, et sur la faux, en on trouve qui sont de tout premier ordre : le lecteur pourra en juger par ceux qui ont été reproduits dans ce recueil. La fin du siècle voit apparaître les premiers travaux d’ethnographie et de philologie, au moment précis où la faux, concurrencée par les nouvelles machines, entre dans la dernière phase de son histoire... On aura compris qu’à chaque épisode de l’histoire de la faux correspond une catégorie spécifique de documents, dont l’ensemble représente autant d’éclairages différents et complémentaires.
Mais s’il en est ainsi, et j’en reviens maintenant à notre premier point, c’est parce la faux et ses usages constituent un sujet bien défini. Bien défini dans l’espace et dans le temps, on le verra plus loin. Et bien défini surtout sur le plan technique. Il y a de nombreux modèles de faux, qui diffèrent entre eux par bien plus que des détails, et plus encore par les manières de s’en servir. Mais ces différences ne vont pas jusqu’à brouiller la ligne de partage entre les outils qui sont des faux et ceux qui n’en sont pas. C’est une netteté qu’on n’a pas toujours avec d’autres outils. Avec les faux, nous sommes sur un terrain relativement solide, parce qu’il est assez facile, on le verra, de se donner de cette catégorie d’outils une définition non ambiguë.
Cette facilité, cependant, ne signifie pas banalité. Les faux ont été d’usage courant dans presque toutes les campagnes européennes jusque dans les années 1960, et on en trouve encore dans la plupart des quincailleries et des jardineries. De là à croire que l’outil lui-même est sans mystère, il n’y a qu’un pas. Ce recueil, je l’espère, aidera à se désabuser ceux qui auraient franchi ce pas un peu vite. Ou plus exactement, il les aidera à voir combien sont nombreuses et souvent difficiles les questions qui se posent à propos de l’outil le plus banal en apparence, dès lors qu’on accepte de ne plus considérer cet outil comme allant de soi. Ceux qui ont travaillé à la faux, si peu que ce soit, savent bien que son maniement ne s’improvise pas, qu’il y faut un apprentissage assez long et parfois pénible — c’est un point que lequel nous manquons des enquêtes approfondies qui seraient nécessaires. Et du point de vue historique, il y a des questions d’ordre très général. Depuis plus de deux mille ans, la faux est un outil propre à l’Europe, à quelques exceptions près qu’on verra plus loin, et on peut se demander si ce n’est pas à la faux que les agricultures européennes doivent certaines de leurs caractéristiques les plus fondamentales. La faux en effet c’est le foin, c’est-à-dire la forme principale de réserve fourragère grâce à laquelle l’intégration de l’agriculture et de l’élevage a pu être poussée bien plus loin en Europe que partout ailleurs. La faux, c’est aussi le pré de fauche ou la prairie dite bien à tort naturelle, un élément caractéristique de nos paysages ruraux. La faux, enfin, c’est une industrie qui a été une des branches les plus avancées de la métallurgie, et qui offre un exemple particulièrement frappant d’interrelation entre le développement de l’agriculture et celui de l’industrie...
Tous ces aspects devront faite l’objet d’un véritable programme de recherches. Programme dans lequel ce recueil n’est qu’une opération préliminaire. Il y a des documents d’un intérêt immense, mais qui restent ignorés parce qu’ils sont dispersés et comme noyés dans cette innombrable littérature technique à laquelle je viens de faire allusion, et que personne ne pratique plus aujourd’hui (pas même,hélas, les historiens). Or une fois rassemblés, ces documents donnent presque la même impression de suite et d’unité que s’ils avaient été écrits pour être les chapitres d’un même livre. C’est cette espèce de chance documentaire que j’ai voulu mettre à profit dans ce recueil.
Ce genre de chance n’est pas exceptionnel, j’en ai déjà tiré parti dans Les réserves de grains à long terme (1978). Autre chance, il se trouve que beaucoup de ces documents sont des textes “parfaits”, non pas certes d’un point de vue esthétique ou littéraire (encore que, parfois...), mais en ce sens que, lorsqu’on se met à prendre des notes en les lisant, on s’aperçoit qu’on ne peut pas les résumer sans perdre une part inacceptable de l’information qu’ils contiennent. Ce sont des textes où (presque) tout est bon. Ordinairement pourtant, on les traite comme des sources quelconques : on les mentionne en bibliographie, on y fait référence, on en cite quelques mots ou quelques lignes, etc. Je crois qu’ils méritent mieux. Je crois, surtout, que les lecteurs d’aujourd’hui méritent mieux. Ils méritent que ces textes « parfaits » soient mis à leur disposition tels quels, plutôt que sous la forme de commentaires ou de paraphrases qui n’en livrent que des éléments plus ou moins arbitrairement choisis, parfois même de façon trompeuse.
Dernière remarque, ce livre ne réunit que des documents en langue française. Cela ne signifie pas qu’il n’y soit question que de la France dans ses frontières actuelles. Ces frontières n’ont guère de sens s’agissant de la faux, dont on ne redira jamais assez qu’elle est un outil européen. Nombreux sont les textes français qui parlent des faux d’Autriche ou d’Allemagne, et nombreux également les textes en allemand ou en d’autres langues qui parlent de la faux en France. Si j’ai choisi de m’en tenir aux documents en langue française, c’est pour des raisons éditoriales. On a là un corpus qui présente une évidente unité. Les autres langues européennes offrent certainement des ressources semblables, et il y aurait lieu, pour chacune d’elles, d’éditer un recueil comparable à celui-ci. Mais c’est une autre tâche, qui revient à d’autres travailleurs.
Première partie :
ESSAI DE BILAN DES CONNAISSANCES ET DES QUESTIONS
QU’EST-CE QU’UNE FAUX ?
Identification d’une catégorie d’outils
A QUOI SERT ÇA SERT ?
Emploi et fonctions des faux
UN OUTIL SPÉCIFIQUEMENT EUROPÉEN ?
QUESTIONS D’HISTOIRE
1.— A la recherche des origines, de l’Âge du Fer au Moyen-Âge
2.— Des foins aux moissons, XVe – XIXe siècles
LA PRODUCTION DES FAUX
1.— Les régions
2.— Les techniques
FAUCHER
1.— Les gestes et le travail
2.— Les mots et les notions
LA FAUX DANS L’IMAGE ET DANS LE CONTE
Première partie
ESSAI DE BILAN DES CONNAISSANCES ET DES QUESTIONS
QU’EST-CE QU’UNE FAUX ?
Identification d’une catégorie d’outils
Il serait prématuré de donner ici une description-type, qui risquerait d’être à la fois fastidieuse, incomplète et même peut-être erronée. Cette description, d’ailleurs, c’est de l’ensemble de ce recueil qu’elle résultera. Ce dont nous avons besoin pour le moment, c’est de définir, voire, pour parler aussi concrètement que possible, de délimiter l’objet de notre étude. Car la faux en général, cela n’existe pas. Il n’existe que des faux (pluriel) dont certaines se ressemblent de très près, d’autres de plus loin, et d’autres encore de tellement loin qu’il y a un doute légitime sur le point de savoir si on peut encore leur donner le même nom. La faux (en général) n’est rien de plus qu’une catégorie conventionnelle. Mais c’est une catégorie dont nous avons le plus impérieux besoin, car c’est elle, à proprement parler, qui est l’objet de notre étude. A son défaut, nous nous condamnerions à examiner chaque exemplaire de faux indépendamment du précédent et du suivant, procédé que personne dans son bon sens ne peut prendre au sérieux. Si nous voulons nous entendre nous-mêmes, nous devons décider sans ambiguïté quels outils sont des faux et quels outils n’en sont pas. Mais nous devons élaborer cette décision de façon aussi explicite que possible, afin d’en éliminer l’arbitraire, ou du moins de le reconnaître comme tel s’il s’avère impossible à éliminer.
Dans le “Tableau d’identification des techniques de récolte des grains” que j’ai déjà évoqué, et qui est reproduit ci-dessous, les faux se trouvent dans la case n° 9. Les caractéristiques de cette lignée d’outils sont les suivantes :
(1) on récolte à chaque coup un ensemble de tiges plus important qu’une poignée ;
(2) l’outil coupant est lancé, c’est-à-dire manié à tour de bras ou à la volée.
Ces deux premiers points introduisent deux différences primordiales par rapport à la faucille (case n° 8). Avec celle-ci, les tiges à couper sont d’abord saisies de la main gauche, et c’est cette poignée de tiges qui est coupée par la faucille que la personne tire vers elle après l’avoir amenée au contact des tiges. Dans la terminologie proposée par Leroi-Gourhan, il faudrait dire que la faucille travaille en “percussion posée”. Je préfère, avec Haudricourt (1987 : 76-78), dire qu’elle travaille par frottement, ou plutôt par friction, c’est-à-dire par une combinaison de pression et de déplacement longitudinal. Avec les outils de notre case n° 9, le mode d’action est tout différent. Les tiges à couper ne sont plus saisies de la main gauche, ce qui serait dans la plupart des cas à la fois inutile et impossible, car l’outil coupe d’un seul coup nettement plus de tiges que la main n’en pourrait contenir. Et l’outil est lancé, c’est-à-dire qu’il travaille par percussion (la “percussion lancée” de Leroi-Gourhan) : lorsqu’il arrive au contact des tiges, il a déjà une certaine vitesse acquise importante, donc une énergie cinétique, laquelle est mise en œuvre dans l’action de couper.
Mais si cette double caractérisation est nécessaire, elle n’est pas suffisante. A l’intérieur de la lignée technique ainsi définie, en effet, plusieurs distinctions s’imposent. La première et sans doute la plus évidente est celle qui sépare les outils selon qu’ils sont maniés d’une seule main ou à deux mains. Elle nous donne les deux sous-catégories suivantes :
(9.1) les sapes et les volants, qui sont maniés d’une seule main,
(9.2) les faux proprement dites, qui sont maniées à deux mains.
Pour autant qu’on le sache, volants et sapes sont actionnés à peu près de la même façon, avec des gestes assez semblables. Leur différence est dans la forme. Les volants ressemblent à de grandes faucilles, avec lesquelles on les a malheureusement trop souvent confondus. Les sapes au contraire ressemblent à des faux dont le manche aurait été raccourci et coudé, alors que la lame est presque identique à celle d’une faux, à quelques détails près. Il faut ajouter qu’avec la sape toujours, et avec le volant souvent, l’ouvrier utilise un crochet tenu dans la main gauche avec lequel il rassemble les tiges qu’il va couper en les séparant des autres. Ce crochet joue un rôle comparable à celui de la main gauche elle-même dans le travail à la faucille.
Quant aux faux proprement dites, qui sont donc toutes maniées à deux mains, nous n’en avons pas terminé avec leur identification. Il reste en effet à faire entre elles une distinction majeure, qui est la suivante :
(9.2.1) faux de structure symétrique, avec lesquelles on peut faucher également dans les deux sens, de droite à gauche comme de gauche à droite,
(9.2.2) faux de structure asymétrique, avec lesquelles on ne peut faucher que dans un seul sens, qui est ordinairement de droite à gauche.
Les faux asymétriques sont nos faux “ordinaires”, c’est-à-dire celles qui nous sont familières aujourd’hui. Le terme propre pour les désigner serait énantiomorphes pour parler comme les chimistes, ou chirales pour parler comme les mathématiciens – ce qui veut dire simplement que l’image dans un miroir d’une faux “droite” est une faux “gauche”. Comme c’est à elles que l’ensemble de ce recueil est consacré, ce n’est pas le lieu ici d’en dire plus à leur sujet, si ce n’est pour rappeler que depuis douze ou quinze siècles, nous autres habitants de l’Europe occidentale n’en connaissons pas d’autres. C’est dire à quel point les faux asymétriques nous sont “naturelles”, parce que ce sont les seules possibles. Or il n’en est rien. Il y a eu, il y a parfois encore des faux symétriques en Europe orientale et en Asie. Elles sont complètement inconnues des textes de ce recueil, et c’est précisément pour cette raison qu’il est utile de donner aux lecteurs les moyens de s’en faire une idée. Car comme j’ai déjà eu l’occasion de le faire remarquer, pour comprendre un objet, il faut savoir ce qu’il est, mais aussi ce qu’il n’est pas. Les faux symétriques nous donnent à voir de la façon la plus matérielle possible ce que nos faux ordinaires ne sont pas : c’est en cela qu’elles nous sont utiles ici.
Le premier type de faux symétrique, et le plus important, est propre à l’Europe orientale (Carélie, Russie du Nord) et à l’Asie (Arménie, Sibérie). L’outil est plan, c’est-à-dire que la lame et le manche (qui n’a jamais de poignées) sont dans un seul et même plan, qui est donc le plan de symétrie de l’outil. On s’en sert de la façon suivante.
La faux, tenue à bout de bras, est actionnée dans un large mouvement de droite à gauche au cours duquel elle vient couper une certaine quantité d’herbe. Ce mouvement terminé, le faucheur se redresse, fait tourner sa faux dans ses mains de façon à la retourner complètement (sens dessus dessous), avance d’un pas, et lui fait effectuer le même mouvement, mais cette fois de gauche à droite. Puis il recommence, droite-gauche, gauche-droite, indéfiniment. La trajectoire de l’outil est une sorte de 8 horizontal. En termes d’escrime, il ne serait peut-être pas impropre de dire que le faucheur fait des moulinets continus. Ce qui est caractéristique, en tous cas, c’est que son geste ne s’arrête jamais. La faux et le haut du corps du faucheur sont dans un mouvement qui ressemble à une rotation perpétuelle (bien qu’il ne s’agisse pas d’une véritable rotation au sens géométrique du terme) qui diffère radicalement des coups répétés du faucheur de chez nous. Inutile de dire que cet exercice exige (ou entretient) une grande souplesse des reins. Quant à la faux elle-même, on comprend qu’elle doive être aussi parfaitement plane que possible. Et pour qu’elle se retourne plus facilement en bout de course, elle est dotée d’un manche plus ou moins fortement coudé. Ce type de faux est appelé vikate en finnois et gorbuscha en russe (par opposition aux faux occidentales, qui sont alors appelées litovka, c’est-à-dire “lituanienne”). Le terme de gorbuscha est celui qui est consacré par la littérature ethnographique (Takàcs 1971, Vilkuna 1972) et que nous utiliserons dans la suite.
La gorbuscha n’est pas le seul type de faux symétrique possible. Il en existe un autre, qui a été observé en Chine (au Zhejiang, Hommel 1937: 67-69). C’est une faux à deux tranchants. L’outil ressemble à une bêche étroite, très étirée en longueur, dont les tranchants seraient sur les deux côtés de la lame. On s’en sert en actionnant l’outil alternativement de droite à gauche et de gauche à droite, comme précédemment, mais avec cette différence qu’on ne retourne pas l’outil à chaque fois. Cette faux n’est donc pas plane comme la gorbuscha. Elle admet bien aussi un plan de symétrie, mais ce plan n’est plus celui de la lame, il lui est perpendiculaire. Lorsque la faux est en position de travail, son plan de symétrie est donc vertical, alors qu’il était horizontal dans le cas de la gorbuscha. Et le manche n’est pas coudé.
Nous pouvons maintenant identifier clairement les deux catégories de faux symétriques que nous avons décrites :
(9.2.1.1) faux à un seul tranchant, planes c’est-à-dire symétriques par rapport à leur propre plan, à manche coudé, que l’on retourne pour faucher vers la droite et vers la gauche : type gorbuscha ;
(9.2.1.2) faux à deux tranchants, symétriques par rapport à un plan perpendiculaire à celui de la lame, à manche droit, coupant des deux côtés sans qu’il soit besoin de les retourner : type faux du Zhejiang.
Avec ces deux dernières identifications, nous avons une liste complète de toutes les caractéristiques nécessaires pour pouvoir décider si un outil quelconque fait ou non partie de la catégorie des faux, et à quel titre. Ces caractéristiques sont simples et ne laissent guère de place, me semble-t-il, aux malentendus. Le seul point qui puisse faire difficulté est de savoir si les outils à une main, volants et sapes, doivent être compris avec les faux ou non. Chacun peut se faire son opinion sur ce point. Ce qui n’est pas affaire d’opinion, c’est, comme cela a été trop souvent le cas dans le passé, de considérer la sape comme une espèce de faux, et le volant comme une espèce de faucille. On voit bien à quoi tient cette confusion. Si on considère les caractères morphologiques des outils comme primordiaux, il est vrai que la sape ressemble à une faux et le volant à une faucille. Mais ces ressemblances prennent une autre signification si, comme il se doit, on les subordonne au fonctionnement de l’outil. Ce n’est pas parce que la sape ressemble à une faux qu’elle est à rapprocher des faux, mais parce qu’il s’agit d’un outil lancé. Et le fait que le volant ressemble à une faucille n’empêche nullement qu’il soit un outil lancé lui aussi, ce qui d’ailleurs entraîne des particularités morphologiques assez facilement reconnaissables lorsqu’on y fait attention. Un volant n’est pas une faucille. Qu’on me pardonne d’insister aussi pesamment sur ce point. Mais cette confusion a eu des conséquences si catastrophiques sur notre compréhension des techniques de récolte que je crois nécessaire de tout faire pour y mettre fin.
Reste à mentionner quelques outils qui, bien que n’étant vraiment pas des faux — ce ne sont pas des outils pour récolter l’herbe ou les blés — ont pu en être rapprochés sur la base de ressemblances réelles.
C’est le cas du croissant, serpe en demi-lune à manche long, qu’on manie à deux mains, et qui sert à tailler les haies ou à émonder les arbres. Suivant les régions, le croissant peut aussi être appelé vouge, goyard, etc., et en quelques endroits volant. Ce dernier terme peut être l’indice d’une parenté ancienne avec le volant à moissonner; nous y reviendrons.
Mais la catégorie la plus importante pour notre propos est celle des outils qui servaient à récolter les plantes des landes et des marais, ajoncs, bruyères, roseaux, joncs, etc. Récolte qui comprenait assez souvent celle du gazon sous-jacent, c’est-à-dire de la couche la plus superficielle du sol où le feutrage des racines est le plus dense. Il y a des faux à broussailles, qui ne sont rien d’autre que des faux ordinaires à lame courte et épaisse. Mais il y a aussi toute une gamme d’outils plus spécifiques qui, aussi étrange que cela puisse paraître, tiennent le milieu entre les houes et les faux. Ce sont des houes à lame courte mais très large, emmanchées sur le côté comme des faux et donc adaptées à un geste latéral. Faute d’études spécifiques, ces outils sont très mal connus. C’est seulement par hasard qu’on peut en rencontrer dans les musées, où ils proviennent souvent de collectes anciennes et mal documentées. Un bon exemple est la pélouère conservée à Bois-Jugan près de Saint-Lô (Manche), à côté d’une “serpe à jonc” qui ressemble encore plus à une faux dont la lame serait extraordinairement courte et trapue. Le musée d’Aquitaine possède au moins un “coupe-bruyère” venant de Gaillan en Médoc, qui appartient manifestement à la même catégorie. Celle-ci comprend également des outils à manche court, faits pour être maniés d’une seule main; le Musée basque à Bayonne en possède quelques-uns. Il est très vraisemblable qu’une enquête systématique permettrait de détecter des outils de ce genre partout en France où les landes et les marais avaient assez d’étendue pour faire l’objet d’une exploitation systématique.
On connaît un exemple de cette catégorie d’outils dans un pays non européen, c’est le tajak de Malaisie, qui sert à défricher les marécages qu’on veut mettre en rizières. Il en sera question plus en détail dans un des chapitres suivants. Disons seulement ici que cet exemple est d’autant plus intéressant qu’il est unique : on ne connaît rien de semblable ailleurs. D’une manière générale, les outils spécialisés sont rares dans les pays tropicaux, surtout les outils à deux mains. Là où la faucille est connue, en Inde par exemple, c’est d’elle dont on se sert pour récolter tous les végétaux qui ne réclament pas l’emploi de la serpe ou de la hache. Ailleurs, notamment en Afrique, c’est la machete ou sabre d’abattis qui joue ce rôle. On choisira des modèles légers et à tranchant concave de préférence aux modèles lourds à tranchant droit ou convexe qui conviennent mieux au bois. Il y aurait une étude à faire sur la diversification actuelle de cet outil, qui traduit un début de spécialisation. En Inde encore, on rencontre une sorte de sabre flexible, souvent fabriqué à partir d’une vieille lame de scie à ruban, qui sert entre autres à tondre les pelouses. La liste n’est certainement pas close. Mais faute d’études précises sur tous ces outils, il serait inutile de l’allonger.
Pour terminer cette énumération, il faut rappeler que les lames usées ou brisées des volants, des sapes et des faux étaient récupérées pour d’autres usages. Il y a même un appareil qui était normalement équipé d’une lame de faux : le hache-paille. Les lames neuves de hache-paille sortaient des mêmes ateliers que les lames de faux. Mais le destin fréquent d’une lame de faux cassée était d’être montée en hache-paille par le forgeron du pays.
A QUOI ÇA SERT ?
Emploi et fonctions des faux
Jusqu’ici, nous avons essayé de dégager les caractéristiques ou traits pertinents qui permettent, d’abord de distinguer les faux des outils qui n’en sont pas, ensuite de distinguer les différentes sortes de faux les unes des autres. Ces caractéristiques sont elles-mêmes de deux ordres. Les unes s’observent sur les outils eux-mêmes, elles ressortissent à leur structure : forme et dimensions de l’outil, pièces dont il est fait et leur agencement, matériaux, etc. Les autres appartiennent à la façon de s’en servir, elles permettent de décrire le fonctionnement de l’outil. Il y a un troisième niveau de l’analyse, qui est celui de la ou des fonctions de l’outil, c’est-à-dire de l’ensemble des finalités auxquelles il répond. Dans la pratique, il n’est pas toujours facile de distinguer le fonctionnement de la fonction, c’est un point que j’ai traité dans un autre travail (Sigaut 1991). Dans la plupart des cas, on y parvient sans trop de difficultés en se rappelant que la fonction, c’est la réponse aux questions « à quoi ça sert ? » ou « pourquoi faire ? », alors que le fonctionnement, c’est la réponse à la question « comment ça marche ? ». Jusqu’ici, nous n’avons parlé que de la structure et du fonctionnement des faux, parce que leurs fonctions semblaient assez évidentes par elles-mêmes. Et il est vrai qu’en première approximation, il peut suffire de dire qu’on se servait des faux pour récolter de l’herbe ou des céréales. Mais on ne peut pas en rester là. Dès lors qu’on entre dans les détails de la structure et du fonctionnement d’un outil, on s’aperçoit assez vite qu’il faut en faire autant en ce qui concerne sa ou ses fonctions. C’est ce que nous allons faire maintenant.
Il faut en premier lieu préciser la nature de ce que l’on récolte. La chose paraît aller sans dire, et il est vrai que dans la plupart des cas, elle ne présente guère de difficultés. Mais là encore, nous ne pouvons nous contenter d’indications ponctuelles, entre lesquelles la comparaison risquerait d’introduire un élément d’arbitraire. Nous avons besoin d’un minimum de catégorisation qui soit pertinente du point de vue des techniques et de l’outillage. Dans l’état actuel de la question, on peut proposer la catégorisation suivante :
l.- Herbe et fourrages herbacés. C’est une catégorie assez hétérogène. Elle comprend bien sûr l’herbe des prairies dites naturelles, dont il existe différentes sortes, mais aussi celle des prairies dites artificielles, avec en particulier le trèfle, la luzerne, le sainfoin, etc. Il faut aussi y comprendre les céréales ou les mélanges céréale-légumineuse vesce-avoine, vesce-seigle, etc.) destinées à être récoltées en vert au printemps pour l’alimentation des bestiaux à l’étable; ces mélanges portent presque partout un nom particulier : warats, dravières ou dragées dans le Nord, barjelade dans le Midi, coupages, etc.
2.- Céréales dites à paille : froment, seigle, orge, avoine et leurs mélanges (méteil, méture, etc.).
3.- Les chaumes des céréales précédentes, lorsqu’ils ont été laissés longs par la faucille et qu’ils sont donc récoltés après la moisson proprement dite.
4.- Céréales d’été : millet, panis, maïs, sorgho.
5.- Autres plantes à grains : légumineuses (pois, fèves, lentilles, etc.), crucifères (colza, navette) ; ... peut-être le sarrasin.
6.- Plantes des landes et des marais : ajoncs, genêts, bruyères et fougères ; roseaux, joncs, laîches...
7.- Rameaux feuillus récoltés comme fourrage.
Cette liste n’est pas exhaustive. Il y manque par exemple le chanvre, le lin et d’autres plantes industrielles, de même que le chou, qui lorsqu’il est cultivé en grand peut aussi donner lieu au développement d’outils spécialisés. Mais notre propos n’est pas de classer toutes les plantes possibles et imaginables en fonction des techniques de récolte qui leur sont associées, car il est évident que notre imagination serait bien vite dépassée. Notre propos est seulement de repérer les principales catégories de plantes qu’il est important de prendre en compte pour comprendre l’histoire de la faux et des outils voisins. Nous avons eu plus haut l’occasion de dire un mot des plantes des landes et des marais, par exemple. Nous aurons plus loin l’occasion de reparler des chaumes (catég. 3), des légumineuses (5) et des rameaux feuillus (7). Ces catégories ont fait l’objet, au moins dans certaines régions, d’un développement de leur outillage de récolte qui, en dehors de son intérêt propre, intéresse plus ou moins l’histoire de la faux. Quant aux céréales d’été (4), c’est le contraire. Cette catégorie figure dans notre liste comme exemple négatif, en quelque sorte. De ce que l’on sait des techniques de récolte qui la concernent, il semble que sa contribution au développement des outils de récolte ait été à peu près nulle. Le fait méritait peut-être d’être signalé.
Après la nature de la récolte, il peut être important également de préciser sa destination. Car celle-ci peut comporter des exigences propres, susceptibles de se répercuter en amont jusque sur les techniques de récolte et au-delà. En principe, par exemple, l’herbe est destinée aux animaux et les grains aux hommes. Mais il y a des cas intermédiaires comme celui de l’orge et surtout de l’avoine. Il y a des régions comme l’Ecosse ou la Bretagne où l’avoine entrait normalement dans l’alimentation humaine. Or si l’avoine destinée aux chevaux était assez ordinairement fauchée dans le Nord de la France, et cela depuis le Moyen Âge, il semble qu’elle était récoltée à la faucille ailleurs. Y a-t-il un rapport ? Ce n’est pas certain, mais on ne peut pas l’exclure. Autre exemple, celui du partage des récoltes entre les différents ayant-droits. Ceux-ci peuvent être assez nombreux, notamment en pays de métayage, où il faut compter au minimum avec le propriétaire (le maître), l’exploitant (le métayer), le décimateur et les moissonneurs lorsque, comme le cas était fréquent, ils étaient payés en nature. Il est évident que pour que chacun trouve et reçoive sa part sans contestation à la fin, il faut des règles précises qui soient connues de tous. Règles qui ne peuvent pas ne pas avoir d’incidences sur l’organisation du travail et sur les techniques. La même remarque peut probablement être faite en ce qui concerne la commercialisation, le stockage, etc. Ce n’est pas la même chose de faucher l’herbe au jour le jour, par petites quantités correspondant à la ration quotidienne des animaux, et de faire les foins pour toute une année. Ce n’est pas non plus la même chose de récolter du foin pour l’exploitation, ou pour le vendre à l’extérieur : les contraintes de conditionnement et de transport ne sont pas les mêmes.
Il faut enfin prendre en compte les conditions physiques de la récolte. Ce n’est pas la même chose de faucher un champ où les blés sont bien droits, bien uniformément répartis, et un champ où les blés sont versés, surtout s’ils sont versés en désordre, c’est-à-dire foudrés, bataillés, tourbillonnés, jarossés... Dans des récoltes en pareil état, il fallait, soit revenir à la faucille, soit avoir recours à la sape flamande, qui, grâce à son crochet de main gauche, avait la réputation de s’accommoder particulièrement des blés versés. Notre difficulté aujourd’hui est que nous manquons de l’expérience ou des concepts qui nous seraient nécessaires pour pouvoir décrire les conditions d’une récolte telles qu’elles se présentaient aux ouvriers d’autrefois. Devant un champ quelconque à moissonner, des moissonneurs expérimentés étaient certainement en mesure d’évaluer avec précision l’état physique de la récolte et les conséquences qui allaient en résulter pour leur travail. Comme en effet ils étaient d’ordinaire payés à la tâche, une bonne partie des négociations préalables qu’ils avaient avec leur employeur devait rouler sur cette question, et il fallait donc bien que les uns et les autres aient à leur disposition les concepts et le vocabulaire nécessaires. Peut-être trouvera-t-on un jour des documents qui nous éclaireront sur le détail de ces négociations. En attendant, nous devons nous contenter des indications souvent allusives qui se trouvent dans la littérature technique, et dont les textes de ce recueil donnent quelques exemples.
Dans le même ordre d’idées, on aimerait avoir les moyens de caractériser ce qui, dans les différences de climat entre régions, avait des incidences sur les techniques de récolte. Il est bien connu que les faucheurs préféraient autant que possible travailler tôt le matin et tard le soir, car l’humidité de l’air rend les tiges plus faciles à couper. Or si, en un lieu déterminé, l’humidité atmosphérique varie avec l’heure de la journée son niveau moyen en été varie aussi avec le lieu. D’un bout à l’autre de la France et de l’Europe, les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes. Quelle part ces différences ont-elles eue dans la diversification régionale des techniques de récolte ? Il n’est probablement pas encore possible de répondre à cette question. Mais cela ne doit pas nous dissuader de la poser. D’autant que l’humidité de l’air intervient d’une autre façon sur les conditions de la récolte : en même temps qu’elle rend plus facile de couper les tiges, elle rend plus difficile l’égrenage, lorsqu’il s’agit de céréales. Or cette seconde considération est encore en faveur de la faux, car elle ôte de la force au reproche qui lui était souvent opposé de faire tomber plus de grains que la faucille. Ces deux considérations ne sont pas déterminantes à elles seules. Il n’est cependant pas déraisonnable de penser qu’elles peuvent contribuer à expliquer pourquoi les pays du Nord de l’Europe ont adopté la faux à céréales plus vite que les pays du Sud.
Mais ce n’est pas tout. Car avec l’égrenage, c’est aussi et surtout le battage qui est en question. Et à cet égard, deux systèmes opposés se partageaient l’Europe avant l’âge des machines. Dans le Nord, en général, on préférait rentrer la récolte en gerbes et la conserver dans cet état; elle était ensuite battue en grange au cours de l’hiver et du printemps suivants, par petites quantités quotidiennes. Dans le Sud au contraire, et sur la façade atlantique de la France, on battait en une seule fois, dès les moissons finies; et ce travail, qui mobilisait autant de monde que les moissons elles-mêmes, avait lieu en plein air. Il fallait aller aussi vite que possible, pour tout terminer avant le retour du mauvais temps. On avait donc intérêt à se charger d’aussi peu de paille que possible avec les épis, pour diminuer d’autant les quantités à transporter et à battre, et c’est probablement une des raisons pour lesquelles, dans ces régions, on moissonnait souvent à hauteur, laissant des chaumes longs. Or ce procédé impliquait nécessairement la faucille, il était incompatible avec le volant, la sape ou la faux, qui coupent près du sol. Cela ne signifie pas que l’emploi de la faux était impossible dans les régions du Midi. Cela signifie seulement qu’il y rencontrait des difficultés spécifiques, qu’on ne connaissait guère dans les régions du Nord.
Un autre exemple de connexion qui a son importance est celui de la [forme des labours]. Là où on labourait à plat ou en planches, tous les outils de moisson pouvaient être utilisés indifféremment. Là où, par contre, on labourait en billons ou en sillons étroits et élevés, l’emploi de la faux devenait difficile ou impossible. La chose avait été fort bien vue par Duhamel du Monceau dans ses Eléments d’agriculture publiés en 1762 :
« Dans l’Angoumois, ainsi que dans toutes les Provinces où les terres sont labourées par billons, on scie tous les grains, ce qui rend les moissons très-longues. [... ] Dans la Beausse, dans la Brie et dans plusieurs autres Provinces où on laboure, soit à plat, soit par grandes planches, on coupe les seigles et les froments avec la faucille. Mais on y fauche les orges et les avoines. [... ] Dans la Flandre, le Hainault, la Suisse, etc., on coupe les seigles et les froments avec la faulx. Nos fermiers du Gâtinois n’ont recours à ce moyen que quand leurs froments sont bas clairs et trop remplis d’herbes... » (Duhamel du Monceau 1762, I: 369-370.)
Il n’est pas inutile d’ajouter que dans beaucoup de régions, auxquelles Duhamel ne fait pas allusion, on pratiquait les deux formes de labour. On labourait en billons pour les céréales d’automne, froment et seigle, qu’il fallait donc moissonner à la faucille, alors qu’on labourait à plat ou en planches pour les céréales de printemps, qu’on pouvait donc faucher. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles l’avoine a été régulièrement fauchée plusieurs siècles avant les autres céréales.
D’une manière générale, l’état de la surface d’un terrain destiné à être fauché était un facteur essentiel. Les faux étaient des outils trop coûteux pour qu’on se risquât à les utiliser dans des terrains accidentés ou caillouteux. Tous les usages locaux recueillis au XIXe siècle font obligation au tenancier de tenir les prés en bon état de fauche, c’est-à-dire de détruire les taupinières et les fourmilières, de combler et de niveler les ornières, d’arracher les broussailles sans laisser de souches, etc. C’est une préoccupation qu’on trouve déjà dans le De re rustica de Columelle, qui date du premier siècle de notre ère. Avant de semer une luzerne, dit-il, il faut « enlever toutes les pierres et briser les mottes » (II, 9). Et lorsqu’on a labouré une ancienne prairie pour la rénover, il faut « éliminer les mottes au sarcloir, égaliser le terrain à la herse et dissiper les bourrelets laissés un peu partout par la herse, en sorte qu’il ne reste rien qui puisse endommager les outils des faucheurs » (ita ut necubi ferramentum foenisecis possit offringere) (II, 17).
Résumons-nous. Qu’est-ce que la fonction d’un outil ? C’est l’ensemble des finalités pour lesquelles il est mis en œuvre. Ensemble qui correspond en gros à ce qu’on entend par cahier des charges dans l’industrie moderne. Une faux à quoi ça sert ? A récolter du foin ou du blé, assurément. Mais lorsqu’on a dit cela, on n’a donné qu’une petite moitié de la réponse. Il faut entrer dans tous les détails qui définissent les conditions dans lesquelles le travail doit s’effectuer, et dont nous n’avons donné que quelques exemples. Car c’est dans ces détails qu’on trouvera la solution à la plupart des problèmes qui ont jusqu’ici arrêté les chercheurs.
UN OUTIL SPÉCIFIQUEMENT EUROPÉEN ?
On a dit au début de cette introduction que les faux étaient un outil spécifiquement européen. La chose est vraie, si on entend par là que l’Europe est le seul continent où les outils du genre faux ont été d’un usage courant à peu près partout et pendant au moins une quinzaine de siècles, avant d’être éliminés au XXe par les machines de récolte. Mais il y a quelques exceptions, et cela dans les deux sens. Il y a, d’un côté, des régions européennes qui n’ont connu la faux que très tard, voire pas du tout. Et inversement, certaines régions non européennes ont utilisé des “faux” qui, semble-t-il, ne doivent rien aux faux d’Europe. A défaut de le résoudre, le problème de cette géographie doit au moins être posé, avec naturellement celui de l’histoire dont il résulte.
L’absence de faux en Europe est rare. Elle n’intéresse que certaines régions méditerranéennes, îles ou extrémités les plus méridionales des péninsules, où la faux à céréales n’a jamais pénétré, et où la faux à foin elle-même ne semble pas avoir été connue avant la fin du XIXe siècle. La liste exacte de ces régions et la chronologie précise du phénomène restent à établir. Peut-on parler d’un simple retard dû à l’isolement ou à l’arriération économique ? L’explication serait paradoxale, s’agissant de régions dont certaines ne sont rien moins qu’arriérées et ont toujours appartenu à des réseaux de circulation fort actifs, notamment maritimes. Il vaut mieux chercher du côté de l’économie, et en particulier de l’élevage. Car le foin n’est rien d’autre qu’une réserve pour l’alimentation des animaux en hiver. Il n’a donc que peu ou pas d’intérêt quand le problème de la mauvaise saison peut être résolu autrement. Or l’une au moins de ces autres solutions est connue depuis longtemps, c’est la transhumance, la circulation régulière des troupeaux entre pâturages d’été et d’hiver. On fait traditionnellement une distinction entre transhumance directe et inverse, qui importe peu pour notre propos ici. Il nous suffit en effet d’un système qui permette d’alimenter les animaux toute l’année au pâturage. Là où un tel système domine à l’exclusion de tous les autres, on n’a évidemment que faire de foin et de faux alors au contraire que faux et foin sont à la base des systèmes dits d’estive, où le pâturage d’été en altitude alterne avec l’alimentation des animaux à l’étable pendant une partie plus ou moins importante de la mauvaise saison.
Y a-t-il d’autres solutions encore ? Ce n’est pas à exclure. On peut rappeler par exemple que les feuilles d’arbres ou les rameaux feuillus (y compris les sarments de vigne) étaient récoltés et même parfois stockés dans des régions comme l’Anjou, le Lyonnais, etc.; j’ai rassemblé ailleurs quelques informations sur ces pratiques, dont l’outil emblématique était la serpe. Nulle part dans la France du XIXe siècle cette récolte n’avait assez d’importance pour exclure complètement l’usage du foin et de la faux, ni même pour leur faire une concurrence sérieuse. Mais la question reste posée pour plusieurs régions des marges nord et sud de l’Europe (Finlande, Estrémadure, Grèce...) et naturellement pour les périodes anciennes. Si on veut voir aujourd’hui quelque chose d’approchant, il faut aller dans les collines du Népal, entre 1500 et 3000 m d’altitude. Les forêts y sont systématiquement exploitées pour leurs rameaux feuillus, ce qui leur donne d’ailleurs un aspect tout à fait extraordinaire pour les étrangers. Cependant, ce fourrage n’est pas objet de stockage, il est récolté au jour le jour, et le Népal est de toutes façons trop éloigné de l’Europe pour pouvoir être pris sans précautions comme terme de comparaison.
Voilà ce qu’on peut dire de l’absence des faux en Europe. Sur leur présence hors d’Europe, il y a d’abord le cas évident de tous les pays où les Européens ont apporté leurs outils avec eux : Amériques, Asie russe, Maghreb, etc., auxquels on peut ajouter un pays voisin comme la Turquie. Ces pays ne représentent pas une exception à proprement parler, puisque les faux y sont venues d’Europe. Cela n’enlève rien à l’intérêt de leur histoire. Quand et comment ont-elles été apportées ? Se sont-elles implantées plus facilement dans certaines régions que dans d’autres ? Ont-elles été acceptées par les autochtones, et si oui dans quelles conditions ? Autant de questions qui attendent les chercheurs.
Venons-en donc aux exceptions proprement dites, c’est-à-dire aux “faux” attestées hors d’Europe et pour lesquelles on n’a aucun indice d’une origine européenne éventuelle. Nous avons déjà eu l’occasion, au second chapitre de cette introduction, de présenter trois exemples de ce genre d’outils : la faux symétrique à deux tranchants du Zhejiang, le tajak de Malaisie et le sabre flexible de l’Inde. Il en existe un quatrième, le seul d’ailleurs qu’on puisse considérer comme une faux au sens strict que ce mot a pour nous : c’est un outil chinois, qui tout en différant de nos faux européennes par des détails morphologiques tout à fait remarquables, est manié à peu près de la même façon.
C’est sur le sabre flexible de l’Inde (hindi talvār ou patti) que notre information est la plus déficiente, bien que (ou parce que ?) cet outil soit, de loin, le plus répandu des quatre. Il est en effet d’usage courant un peu partout en Inde, et peut-être ailleurs en Asie du Sud. Il sert notamment à tondre les pelouses, et les ouvriers qui l’utilisent travaillent accroupis, dans cette position aux genoux haut relevés qui est si étrangère à nos habitudes posturales. Pour le reste, il est impossible d’en dire quoi que ce soit de précis. A une exception près en effet (Mahias 1990), cet outil est aussi ignoré que s’il n’existait pas, exemple presque parfait d’une chose rendue invisible par son évidence même, comme La lettre volée d’Edgar Poe.
Nous sommes moins mal renseignés sur le tajak de Malaisie, dont contrairement au talvār, l’aire de distribution est très restreinte : elle semble limitée à quelques régions de la péninsule malaise et de Bornéo. En réalité d’ailleurs, il s’agit moins d’un outil que d’une famille d’outils, qui se ressemblent par la forme mais qui diffèrent considérablement par les dimensions et les fonctions. Des trois exemplaires que je dois à l’obligeance d’Alain Testart, le plus petit a une lame de 20 cm de long et pèse une livre (450 g) ; il sert à désherber le riz après repiquage et à couper du fourrage pour les buffles (peut-être les deux tâches n’en font-elles parfois qu’une). Le plus grand, qui sert à nettoyer les rizières des herbes hautes avant leur remise en culture, a une lame de 47 cm pour un poids de plus de quatre livres (1850 g). Ces poids ont quelque chose de surprenant. A titre de comparaison, une faux européenne ordinaire de 53 cm ne pèse que 350 g, presque exactement 5.3 fois moins que le tajak de 47 cm. Et le fait est que le tajak, quelles que soient ses dimensions, est remarquablement massif d’aspect. Dépourvue de la nervure dorsale qui permet aux lames européennes d’être à la fois résistantes et légères, la lame du tajak est uniformément épaisse, donc lourde. Et pour l’emmancher (en général dans un simple bambou), on la munit d’une soie de même longueur que la lame proprement dite et d’une grosseur telle qu’elle compte probablement pour la moitié du poids total. De toute évidence, le tajak est un outil fruste, produit par une métallurgie simple. Ce qui ne signifie pas que son poids élevé n’ait pas de raisons fonctionnelles. Après tout, les outils du même genre que nous avons en France, la pélouère ou la “serpe à joncs”, sont eux aussi lourds et d’aspect fruste. Pour en juger, il faudrait connaître avec un minimum de précision la façon dont on les utilisait. Ce n’est pas le cas. Pour le tajak, une des rares photographies dont on dispose (publiée dans The Malayan Agricultural Journal, 1939, entre les pp. 46 et 47) montre une attitude qui a quelque ressemblance avec celle d’un bûcheron maniant une hache. On peut donc supposer que le geste avait une ampleur et une violence du même ordre. Mais il serait imprudent d’aller plus loin. Au-delà, il n’y a pour l’instant que des questions sans réponses.
On trouve en Malaisie des outils assez proche du tajak, qui portent un autre nom et qui sont emmanchés à douille et non à soie. Ils ont le même aspect lourd et fruste. Peut-être l’emmanchement à douille est-il le résultat d’une imitation des outils européens ? Là encore, question sans réponse, puisque nous ne savons strictement rien sur l’histoire de tous ces outils.
Un mot sur la faux chinoise à deux tranchants, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Le premier auteur occidental à l’avoir mentionnée est sans doute R.P. Hommel en 1937. La distribution géographique de cet outil n’est pas connue dans le détail. D’après Francesca Bray (1984 : 338), on en connaît un exemplaire daté de l’époque des Han (début de notre ère), et l’outil est décrit par le lettré Wang Chen au début du XIVe siècle. C’est assez pour nous donner la conviction raisonnable que cet outil est bien indigène en Chine. Mais cela n’explique pas que sa distribution, après tant de siècles, apparaisse aussi restreinte — à moins qu’il ne s’agisse encore d’un cas d’évidence invisible. La description qu’en donne Hommel est détaillée et précise à souhait, d’après des données recueillies dans une localité du nom de Sin Tseong près de Ningpo (à 150km au sud de Shanghai à vol d’oiseau). On peut certes supposer que l’outil était d’usage courant ailleurs, au moins dans le reste de la province du Zhejiang. Mais en toute rigueur, Sin Tseong est le seul point du territoire chinois où la présence de cette faux est attestée par un témoignage de première main. Sa distribution géographique est une question pour l’instant sans réponse.
C’est le second modèle de faux chinoise qui est pour nous le plus curieux et même le plus fascinant. Hommel ne la mentionne pas. C’est à deux agronomes, W. Wagner (1926 : 268) et H.J. Hopfen (1970 : 113) que nous en devons la description. Ce qu’il y a de fascinant dans cet outil, c’est qu’il est à la fois très semblable et très différent des nôtres. C’est une faux à céréales, qui comme les nôtres est munie d’une armature en forme de berceau pour recueillir les tiges coupées. Et, pour autant qu’on puisse le savoir, elle se manie aussi à peu près comme les nôtres. Mais sa construction est on ne peut plus différente. La poignée de main gauche, par exemple, n’est pas fixée à la hampe mais doublement reliée à celle-ci et au haut de l’armature par deux cordelettes. Quant à la lame, elle est fixée le long du manche et non perpendiculairement à lui. Et au moins dans certains cas, elle est en bois, avec, ménagée dans son épaisseur, une fente longitudinale dans laquelle on insère un mince ruban d’acier qui sert de tranchant. Impossible de faire plus exotique ! A quoi s’ajoute une particularité inimaginable chez nous : le faucheur est attelé par la ceinture à une sorte de petit chariot dans lequel il dépose le produit de chaque coup de faux. Du point de vue de sa fonction et de son fonctionnement, cette faux chinoise est une “vraie” faux, asymétrique, à ranger dans la même catégorie que nos faux d’Europe occidentale. Mais du point de vue de sa structure, les différences sont telles qu’une origine commune paraît invraisemblable. D’autant que cette faux, comme la précédente, est attestée elle aussi dans les écrits de Wang Chen au début du XIVe siècle (Bray 1984 : 338), à une époque où les contacts entre l’Europe occidentale et la Chine n’étaient pas d’une intensité telle qu’on puisse leur imputer ce genre de transfert d’outillage.
Mais, objectera-t-on sans doute, n’est-ce pas là une façon bien désuète de voir les choses ? N’y a-t-il pas mieux à faire que de revenir à la vieille alternative invention/emprunt ? Et d’ailleurs, pourquoi les Chinois auraient-ils été incapables d’inventer eux-mêmes leur propre modèle de faux ? Sans doute. Le problème, c’est qu’en l’espèce, l’hypothèse d’une invention indépendante a pour elle aussi peu d’arguments que celle de l’emprunt. Dans tous les cas que nous avons rencontrés jusqu’ici, y compris en dernier lieu celui de la faux à fourrage du Zhejiang, l’outil pouvait apparaître sans invraisemblance comme un produit des traditions locales, que ce soit en matière d’économie, d’habitudes gestuelles ou de métallurgie. En général, il est vrai, nous en savons trop peu sur son histoire pour pouvoir prouver quoi que ce soit. Mais à première vue, il n’y avait pas de contradiction insurmontable. Or ici, notre impression est tout à fait différente, bien que ce ne soit qu’une impression. Cette faux jure, pour ainsi dire, avec l’image d’ensemble que nous avons de l’outillage agricole en Chine; on la dirait venue de nulle part, ou de la planète Mars. Même sa distribution géographique est une énigme. Contrairement à la faux du Zhejiang, en effet, c’est un outil non banal et qui a donc peu de chances de passer inaperçu. Or elle n’est signalée que « dans le Nord de la province d’Anhui » (Hopfen) et « en quelques endroits de la province du Henan » (Wagner). Comme ces deux provinces sont contiguës, les deux régions n’en font probablement qu’une, située de part et d’autre de leur limite commune. Mais si c’est bien le cas, comment comprendre que, depuis le XIVe siècle, cette faux soit restée confinée dans une région aussi minuscule ? Et qu’est-ce qui, dans les traditions de cette région, explique qu’on y ait inventé un outil aussi élaboré et aussi atypique ?
Il n’y a pour le moment qu’une attitude raisonnable en face de ces questions. C’est de mesurer l’étendue de nos ignorances, et l’importance des efforts nécessaires pour y mettre fin.
QUESTIONS D’HISTOIRE
1.— A la recherche des origines, de l’Âge du Fer au Moyen-Âge
Après cette excursion un peu frustrante en Asie, il est temps pour nous de revenir en Europe, où l’état de la documentation est tout de même plus satisfaisant. Comme nous nous en rendrons compte rapidement, il reste de larges zones d’ombre. Mais nous avons maintenant assez d’éléments pour que les grandes lignes du tableau apparaissent avec un minimum de netteté. Pour plus de commodité, ce tableau sera divisé en deux parties successives. La première, allant de l’Âge du Fer au Moyen Âge central (XIIIe-XVe siècles) sera consacrée à la recherche des origines. C’est l’époque où un outillage nouveau, souvent encore fort différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, apparaît, évolue, et finit par se fixer dans ses formes actuelles. Dans les siècles centraux du Moyen Âge, le schéma est déjà assez clair : la faux est répandue dans la majeure partie de l’Europe où elle sert à récolter les foins et, dans quelques régions septentrionales, l’avoine. A partir du XVe siècle, on assiste à trois innovations de premier ordre : le développement des outils à une main, volant et sape, pour la récolte des blés ; l’instauration du monopole autrichien de fabrication des faux ; et enfin l’adaptation de la faux elle-même à la moisson. Ces trois innovations feront l’objet de la seconde partie.
Les premiers outils qu’il est possible d’interpréter comme des faux apparaissent à l’Âge du fer final (La Tène II, IIIe-IIe siècles av. J.-C.). Les trouvailles les plus anciennes, faites d’ailleurs sur le site éponyme de La Tène au bord du lac de Neuchâtel en Suisse, remontent au milieu du XIXe siècle, mais n’ont été publiées qu’au XXe (Vouga 1923). Les trouvailles ultérieures, assez nombreuses quoique pas toujours bien répertoriées, ne semblent pas avoir conduit à reculer cette date. Trois quarts de siècle après l’ouvrage de Vouga, c’est toujours à l’Âge du Fer final qu’on situe l’apparition des premières faux. Une apparition assez soudaine, dans la mesure où on ne lui connaît pas d’antécédents identifiables. Non pas que la faux ait été inventée à partir de rien. Le second Âge du Fer, qu’on pourrait pour cette raison appeler aussi Âge Technique du Fer, est caractérisé par l’extension de l’emploi du nouveau métal, réservé jusque-là aux armes et aux objets précieux, à la fabrication des outils ordinaires. Et comme les possibilités qu’offre le fer sont sans commune mesure avec celles du cuivre et du bronze, on ne tarde pas à voir apparaître toute une gamme d’outils nouveaux. Les faux font partie de ces outils nouveaux en fer auxquels, malgré des propositions parfois un peu baroques, on ne connaît pas d’antécédents dans une autre matière. On n’a jamais rien trouvé qui puisse être interprété sérieusement comme une « faux » en cuivre ou en bronze.
Il se confirme également que la faux est originaire du centre de l’Europe. Sans être plus précis que l’état des connaissances ne le comporte, disons que son aire d’origine vraisemblable se situe au nord des Alpes, entre la Rhénanie et la Bohême. A l’Âge du Fer, cette région représente le cœur du monde celtique. Avec la conquête romaine, l’aire d’extension de la faux s’étend sans doute assez largement, en particulier vers la Gaule et la Bretagne insulaire. Mais il ne semble pas possible pour le moment de préciser les limites exactes de cette extension.
Les faux laténiennes sont assez simples de forme, et de dimensions assez réduites. La lame est droite ou faiblement courbée, pas très longue (30-50cm), et fait avec le manche un angle un peu supérieur à un droit. Le manche est à peu près rectiligne et ne dépasse pas 70-80cm. On observe toutefois déjà des variantes d’une certaine importance, notamment dans le profil transversal des lames (nervuration). Et à côté d’une majorité d’outils manifestement destinés à être maniés d’une seule main, Vouga signale déjà quelques manches dont les traces d’usure indiquent un maniement à deux mains. Cette possibilité est confirmée par un passage de Pline l’Ancien précisant qu’en Italie on ne fauche que de la main droite, ce qui laisse entendre qu’il en allait autrement dans les grands domaines de la Gaule (« Italus fenisex dextra una manu secat », Hist. Nat., XVIII, 28, 261).
A l’époque romaine, la morphologie des faux donne l’impression d’une vigoureuse diversification. On voit apparaître par exemple des lames assez larges avec plusieurs nervures longitudinales. D’autres au contraire sont étroites, très fortement recourbées du côté du manche et d’une longueur extraordinaire : telles sont les quatorze faux trouvées au fond d’un puits à Great Chesterford (Suffolk) en 1854. Après plus d’un siècle d’abandon dans les réserves du Musée Archéologique de Cambridge, ces faux ont été redécouvertes par K. D. White en 1966. Pour une largeur qui ne dépasse pas 5 cm, les lames ont une longueur transversale (« across the span ») de 150 à 165 cm, ce qui fait une longueur totale, mesurée suivant la courbure, qui atteint largement 2 m !
On ignore comment ces faux étaient maniées. A partir des lames de Great Chesterford, K. D. White (1973) a procédé à une tentative de reconstitution qui est pleine d’intérêt par les problèmes qu’elle a soulevés, mais dont les conclusions ne sont guère convaincantes, parce que l’auteur n’a pas pu imaginer qu’il pouvait exister d’autres habitudes gestuelles que celles des faucheurs européens d’aujourd’hui. Or là est la grande difficulté pour les faux pré-modernes. Les faux romaines sont bien des faux, c’est indiscutable. Mais en l’absence de toute information autre que celles qu’on peut tirer de l’examen des lames elles-mêmes, il est à peu près impossible de savoir comment exactement elles étaient maniées. L’iconographie, sur ce point, ne nous est que d’un très faible secours. Pour l’ensemble du monde romain, on n’a que trois ou quatre représentations d’un homme tenant une faux. Toutes sont plus ou moins sérieusement endommagées et aucune ne nous montre l’homme en posture de travail. La seule information vraiment utile qu’on en tire pour l’instant est que les manches étaient droits, sans poignées (Henning 1991). Mais c’est une information qui demanderait à être confirmée. Or les manches eux-mêmes n’ont jamais été retrouvés. Si quelques faux laténiennes ont été retrouvées entières, c’est parce qu’elles avaient été perdues dans un lac ou abandonnées dans un marais. Ces hasards ne se sont pas reproduits à l’époque romaine. Les lames provenant de tombes ou, comme à Great Chesterford, d’une cachette, y ont été déposées en tant qu’objets de valeur, donc sans leurs manches. Les autres sites ne sont ordinairement pas assez humides pour que le bois y soit conservé.
Faut-il donc désespérer ? Que non pas. D’abord parce que les lames elles-mêmes sont loin d’avoir donné tout ce qu’on peut en attendre. Elles sont nombreuses : pour la seule Bretagne romaine, Sian E. Rees (1979) en a recensé plus de cinquante, provenant d’une trentaine de sites. Il y en a certainement bien davantage sur le continent où on ne dispose pas de recensement comparable. En France, en particulier, l’histoire des faux de Great Chesterford est toujours d’actualité, avec le happy end en moins, c’est-à-dire qu’on n’a à peu près aucune idée du nombre d’outils qui achèvent de rouiller dans les réserves des musées, grands et petits. Et la dernière synthèse dont nous disposions à l’échelon national est ... le Manuel de Déchelette, publié en 1908. Il reste donc beaucoup à faire et à trouver, surtout si on tient compte du fait qu’à quelques exceptions près (dont le travail déjà cité de Henning en 1991), les études existantes ne sont ni assez détaillées — sur le profil transversal des lames, par exemple — ni assez systématiques pour qu’on puisse considérer la matière comme épuisée. D’autant que les lames ne sont pas les seuls objets présents en quantité significative. Il y a aussi les enclumettes et les marteaux à rebattre, qui représentent une innovation très importante de l’époque romaine finale. J. Henning a noté leur présence en huit sites de la Gaule du nord-est, entre la Moselle et l’Escaut. Il ne semble pas qu’on en ait trouvé ailleurs (sauf en Bretagne), et si cette distribution restreinte se confirme, il faudra admettre que c’est dans cette région que l’évolution vers les faux modernes a commencé.
Restent les textes. A première vue, eux aussi sont assez pauvres. Mais les a-t-on lus avec toute l’attention nécessaire ? Nous avons fait état d’un passage de Columelle sur la rénovation d’une prairie et d’un passage de Pline sur les faux de Gaule et d’Italie. Or ce que nous dit Pline, c’est que les faux gauloises, plus grandes, « coupent l’herbe par le milieu en laissant celle qui est trop courte — medias caedunt herbas brevioresque praetereunt »1. L’information est significative en termes de gestes et de posture. Elle ne nous permet pas de déduire comment les faux gauloises étaient maniées, mais elle nous confirme que ce maniement était sans doute fort différent de celui des faux modernes qui sont conçues pour raser le sol. Ce n’est pas négligeable.
Résumons-nous. A l’époque romaine, l’usage des faux se généralise. On en trouve dans toute la partie occidentale de l’Empire, de la Bretagne à la Pannonie, en passant par la Gaule, l’Italie, etc. Les textes et l’iconographie nous apprennent très peu de choses, mais ce très peu n’est pas rien : il y a des faux à deux mains (en Gaule) et à une seule main (en Italie); certaines coupent au ras du sol, d’autres à une certaine hauteur; et le manche des faux à deux mains est probablement dépourvu de poignées. L’archéologie nous en apprend un peu plus, et pourrait probablement nous en apprendre bien davantage : les lames sont de formes très diverses, ce qui peut s’interpréter à la fois dans le sens d’une spécialisation en fonction du matériau à récolter (herbe, chaume, roseaux...) et dans celui d’une différentiation régionale, la seconde hypothèse étant renforcée par la distribution limitée des enclumettes et des marteaux à rebattre (les battements). L’apparition des battements est d’ailleurs une innovation de première grandeur. Au total, l’époque romaine apparaît comme celle d’un développement considérable de la récolte du foin, des chaumes, des roseaux, etc., tant pour l’alimentation des animaux que pour des usages industriels (toitures, objets mobiliers...). Peut-être aussi faudrait-il s’interroger sur l’origine de l’usage fréquent au Moyen Âge de joncher le sol des habitations d’une litière régulièrement renouvelée de paille ou d’herbe. Quoi qu’il en soit, on est en droit de penser que c’est ce développement qui a incité à une exploration des diverses voies possibles pour accélérer et faciliter le travail. D’où une diversification des techniques, sans que l’une d’elles ne parvienne encore à l’emporter sur les autres.
La solution qui l’emportera, c’est bien entendu la faux moderne, asymétrique, celle qui est l’objet des textes réunis dans ce recueil. Jusqu’à ces dernières années, on ne savait à peu près rien de ses origines. Les premiers témoignages indiscutables qu’on en avait nous étaient fournis par l’iconographie des cathédrales de Paris, de Chartes et d’Amiens, datant des XIIe et XIIIe siècles. Il y avait bien quelques figurations plus anciennes, illustrant pour la plupart des manuscrits d’époque carolingienne (IXe-Xe siècles), mais les dessins y sont trop maladroits ou trop stylisés pour pouvoir être interprétés sans précautions. La date la plus haute à laquelle on pouvait remonter avec certitude était donc le XIIe siècle.
Grâce au travail fondamental déjà cité de J. Henning (1991), nous savons maintenant qu’il faut reculer cette date de plus de quatre siècles. On a en effet trouvé en Belgique, à Kerkhove près d’Audenarde, une lame de faux assez courte (53 cm) mais de facture indéniablement moderne, qui a pu être datée de la fin de l’époque mérovingienne, entre 650 et 750. L’histoire de cet objet n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des faux de Great Chesterford. Sorti de terre en 1976 ou 1977, il attendait patiemment dans son dépôt que quelqu’un s’intéressât à lui. Ce fut J. Henning, de passage dans la région en 1988, qui fut immédiatement frappé par son aspect moderne. Depuis lors, la lame a été nettoyée et restaurée, et cette première impression a été pleinement confirmée. Cette heureuse trouvaille a conduit J. Henning à revoir l’ensemble de la question. En reprenant à nouveaux frais l’analyse des données disponibles, notamment de l’iconographie, il a pu montrer que la faux de Kerkhove n’était pas une occurrence isolée. Il faut plutôt y voir le premier terme d’une série, qui conduit sans discontinuités trop importantes jusqu’aux siècles centraux du Moyen Âge. Autrement dit, la faux de Kerkhove est bien la plus ancienne des faux modernes dont nous ayons connaissance.
Mais si cette découverte pose un jalon essentiel, elle n’est pas toute l’histoire. D’abord parce que la faux moderne ne va pas faire disparaître ses concurrentes instantanément et partout, tant s’en faut. Ensuite parce que la faux moderne n’est pas seulement un aboutissement, c’est aussi un commencement : elle va avoir sa propre histoire, marquée par des développements et des tournants importants.
Nous avons vu qu’en Carélie et dans le nord de la Russie, on avait employé jusqu’au début du XXe siècle des faux planes, appelées gorbuscha en russe. D’après L. Takàcs (1971) et K. Vilkuna (1972), des indices d’une présence ancienne de cet outil se rencontrent un peu partout à l’est d’une ligne allant du golfe de Finlande à la Bosnie, ainsi qu’en Sibérie où ces indices sont antérieurs à la colonisation russe. Nous avons vu par ailleurs que la faux plane est attestée aussi en Arménie (Bdoyan 1972). Tout cela conduit à l’hypothèse qu’avant la généralisation des faux modernes à l’ensemble du continent européen suivant une chronologie qui reste à préciser (XVe siècle ? XVIIe ?), l’Europe était partagée en deux, du point de vue des manières de faucher. A l’ouest de la ligne Carélie-Bosnie, on fauchait de droite à gauche, en un geste qu’on peut qualifier d’unilatéral discontinu ; unilatéral parce que le mouvement pour couper se fait dans un seul sens, et discontinu parce qu’après avoir coupé, on ramène l’outil dans sa position initiale pour donner le coup suivant. A l’est au contraire, on fauchait des deux côtés en un geste bilatéral continu, c’est-à-dire sans interruption; les coups se suivant sans que l’outil soit ramené à vide à un point de départ quelconque.
À quand remonte cette différentiation et comment peut-on l’expliquer ? Deux possibilités se présentent a priori. Selon la première, toutes les manières de faucher possibles et imaginables auraient été essayées pendant l’époque romaine, et c’est pour des raisons inconnues, ou tout simplement par hasard, que des solutions différentes l’auraient emporté, l’une à l’ouest, l’autre à l’est de l’Europe. Dans cette hypothèse, la différentiation des habitudes gestuelles se serait faite relativement tard, pas avant le IVe ou le Ve siècle peut-être, et elle n’aurait pas concerné d’autres activités que le fauchage.
La seconde possibilité, c’est qu’au contraire la différentiation des habitudes gestuelles soit le phénomène primitif. Les faux laténiennes et romaines auraient fait leur apparition à l’intérieur d’une tradition où le geste unilatéral discontinu était déjà habituel ou préféré. Mais parce que les techniques de fabrication étaient encore peu élaborées, les faux primitives étaient planes ou à peu près. Il était donc possible de les utiliser avec d’autres gestes que celui pour lequel elles avaient été conçues. Dans leur extension vers l’est, elles auraient alors été interprétées par la tradition orientale des gestes bilatéraux, ce qui aurait conduit à la conservation de leur symétrie plane.
Il va de soi que dans l’état actuel de nos ignorances, il ne peut pas être question de trancher entre ces deux hypothèses, d’autant qu’elles ne sont peut-être pas les seules possibles. La réponse, s’il en est une, ne pourra venir que d’une comparaison minutieuse des différents modèles de faux retrouvés en contexte archéologique. Mais il faudra surtout prendre enfin au sérieux un domaine qui a été presque entièrement ignoré depuis soixante ans, malgré les appels de Mauss, de Haudricourt et de quelques autres, celui des techniques du corps. Certaines habitudes posturales et gestuelles font partie du bagage culturel le plus fondamental des êtres humains, parce qu’elles sont inculquées dès la première enfance et d’une façon qui ne laisse place à aucune alternative. Elles paraissent alors “naturelles” et sont d’autant plus difficiles à changer que les sujets n’ont pas conscience qu’ils pourraient en avoir d’autres. Ils garderont toute leur vie un “accent” gestuel ou postural, comme ceux qui apprennent une seconde langue gardent toute leur vie l’accent de leur langue maternelle. Il est vrai que nos moyens d’observation actuels ne nous permettent pas de caractériser ces “accents” de manière objective. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer. Avec les moyens du cinéma et de la vidéo, comparer les postures et les gestes de faucheurs de différents pays est aujourd’hui chose possible. Il faudra bien en venir là si nous voulons avoir quelque chance de comprendre un jour la diversité des outils et des techniques suivant les régions.
2.— Des foins aux moissons, XVe – XIXe siècles
Rappelons les principales étapes que nous avons été amenés à parcourir jusqu’ici :
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Âge du Fer final : les premiers outils du genre faux font leur apparition quelque part au Nord des Alpes ; certains de ces outils étaient peut-être maniés à deux mains.
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Epoque romaine : l’aire géographique des faux s’étend considérablement ; les formes de lames se diversifient et leurs dimensions s’accroissent, parfois de façon extraordinaire; apparition dans quelques régions des battements (enclumette + marteau à rebattre).
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Entre 650 et 750 : première lame de faux de morphologie moderne (Kerkhove).
Une fois fixée, la morphologie des lames ne subira plus que des changements de détail, s’il est permis de parler de détails dans un domaine où des changements apparemment mineurs peuvent avoir des conséquences tout à fait surprenantes. L’apparition des faux modernes ne met donc pas un terme à l’histoire, et cela d’autant moins que comme il faut s’y attendre, les autres modèles de faux, bien que devenant archaïques, ne seront pas éliminés tout de suite ni partout. C’est un point sur lequel nous aurons à revenir. Pour l’instant, il nous faut compléter notre esquisse de chronologie en y ajoutant deux nouvelles étapes, dont l’importance est au moins égale à celle des trois premières. Ce sont les suivantes :
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A partir du XVe siècle, mais surtout au XIXe, les outils lancés, volant, sape et faux, se substituent de plus en plus à la faucille pour la moisson.
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Vers 1600, l’Autriche acquiert un quasi-monopole de la fabrication des faux en Europe continentale (Iles britanniques et Suède exceptées), qui restera en vigueur jusqu’au milieu du XIXe.
C’est à ces deux étapes que sont consacrés, respectivement, le présent chapitre et celui qui le suit.
Le seul pays sur lequel nous ayons une information précise et complète est l’ensemble Angleterre-Pays de Galles, grâce à la thèse malheureusement inédite d’Edward J. T. Collins (1970). Cette information est résumée en deux séries de cartes, la première à la date de 1790 et la seconde à la date de 1870, qui sont reproduites ci-après et qu’il nous suffira de commenter brièvement. A la fin du XVIIIe siècle, c’est la moisson à la faucille, reaping, qui est le procédé dominant, et de très loin. La récolte au volant, bagging, (l’outil équivalant à notre volant est appelé en Angleterre bagging-hook), n’est présente que dans trois petits secteurs : la basse vallée de la Tamise, la côte sud du Devon, et l’Est des comtés de Shropshire et de Herefordshire à la limite du Pays de Galles. Quant au fauchage, mowing, il n’est présent qu’en une demi-douzaine de points disséminés sur les côtes. En 1870, le paysage a complètement changé. La faux l’emporte dans près des deux tiers du pays, notamment dans le Nord. Le bagging-hook l’emporte dans le Sud. Il ne reste à la faucille que des régions résiduelles, en particulier à la frontière écossaise.
Comme l’auteur lui-même prend soin de nous en avertir, ces cartes ne sont pas d’une exactitude rigoureuse. Les données disponibles ne l’auraient d’ailleurs pas permis. Il faut les lire comme des images simplifiées et même schématiques d’une réalité bien plus complexe que les grandes tendances qui sont seules représentées. Mais c’est précisément parce que la réalité est complexe que nous avons besoin de schémas simples pour nous y retrouver. Celui-ci devra sans doute être nuancé voire amendé pour tenir compte des données nouvelles que les études régionales à plus grande échelle feront apparaître. Il est fort peu probable qu’il soit remis en cause dans ses grandes lignes. A leur échelle et à leur niveau de précision, les cartes d’E.J.T. Collins ont probablement une validité définitive.
Pouvons-nous transposer en France la problématique d’E.J.T. Collins ?
Au moins en partie. Nous pouvons transposer la chronologie, par exemple, à quelque chose près. Comme l’ont montré R. Tresse et A. Chatelain dès les années 1950 (voir leurs études dans ce volume), la substitution des outils lancés à la faucille est un fait du XIXe siècle. Autre point important, le caractère plus ou moins simultané de l’expansion des différents outils lancés. La faux finira certes par l’emporter, tout à fait à la fin, et d’ailleurs pour peu de temps puisque le dernier mot restera aux machines. Mais dans le cours du XIXe siècle, il est probable que le volant, la sape et la faux progressent plus ou moins en même temps, chaque outil ayant la préférence dans certaines régions plutôt que d’autres, ou auprès de certaines catégories de moissonneurs. La principale différence entre la France et l’Angleterre est la présence de la sape flamande. Cet outil n’a jamais pu s’implanter vraiment en Grande-Bretagne, malgré plusieurs tentatives qui ont donné lieu à des comptes rendus techniques d’un très grand intérêt (voir le rapport de Darblay dans ce volume). En France, par contre, la sape s’est diffusée d’abord dans le Nord du pays, sans doute apportée par les moissonneurs migrants venus de Belgique. Mais elle est allée bien plus loin, et bien qu’on n’ait pas d’étude précise à son sujet, il semble qu’elle ait été adoptée dans presque tout l’Hexagone. Il se pourrait de plus que sa diffusion ait suivi plutôt que précédé celle de la faux, si on en juge par la littérature technique. Car la sape y apparaît parfois comme une solution de rechange, recommandée à ceux qui hésitent devant les difficultés de l’emploi de la faux.
Pour le XIXe siècle, en somme, il semble que le schéma de Collins s’applique assez bien à la France, à condition de lui apporter quelques aménagements. Mais que se passe-il auparavant ? Les outils qui vont remplacer la faucille n’apparaissent pas tout faits vers 1790 ou 1800. Ils existent depuis plus ou moins longtemps, mais soit ils ne sont pas employés à la moisson, soit ils ne le sont que dans des régions trop peu nombreuses ou trop peu étendues pour attirer l’attention. Que peut-on dire de tout cela ?
En France, le fauchage des blés est l’objet d’essais et de controverses depuis au moins le milieu du XVIIIe siècle (voir par ex. Bourde 1967, II : 904-905). Les plus célèbres de ces essais sont ceux de M. de Lille, dont Duhamel du Monceau nous a conservé le récit (reproduit dans ce volume). Mais les choses remontent en fait beaucoup plus loin. Duhamel lui-même nous apprend que les fermiers de la Beauce faisaient couramment faucher leurs blés quand la récolte s’annonçait trop faible pour faire les frais d’une moisson à la faucille. Nous ignorons l’ancienneté de cette pratique. Mais on imagine facilement qu’une fois admise, elle devait tendre d’elle-même à prendre de plus en plus d’importance, du simple fait qu’il n’y a pas de limite nette entre une récolte très faible et une récolte un peu faible... Une autre pratique, mieux attestée, est celle de faucher les avoines. « Aussi loin qu’on puisse remonter dans le XVIe siècle, l’opposition des deux procédés classiques de récolte ne fait aucun doute : on sciait les blés alors qu’on fauchait l’avoine », nous apprend J.-M. Moriceau (1994 : 950), qui trouve même des indices de cette double tradition dès le XIVe. Resterait à en dessiner avec précision les contours géographiques. La Région parisienne est concernée, ainsi qu’une partie au moins de la Normandie et tout l’espace qui s’étend de là vers la Belgique. Ailleurs, nous sommes dans l’obscurité.
Cela étant, où et quand exactement a-t-on commencé à faucher les blés, non pas seulement dans telle ou telle circonstance, mais de façon ordinaire et régulière ? Pour répondre à cette question, il faudrait disposer de toutes les informations qui ont pu être réunies sur ce sujet dans toute l’Europe, pays par pays, voire région par région. Nous n’en sommes pas là pour l’instant. Tout ce qu’on peut dire est que l’innovation n’a sûrement eu lieu ni en France ni en Grande-Bretagne, puisque dans les deux cas, elle semble bien être venue des Pays-Bas. Mais les Pays-Bas (au sens géographique du terme, incluant la Belgique et une partie de la région du Nord en France) ont-ils été le foyer de l’innovation, ou seulement un relais ? Dans l’état actuel de nos connaissances, il serait très imprudent de trancher. Du Haut Moyen Âge au XVIIesiècle, les Pays-Bas ont une telle avance sur le reste de l’Europe dans presque tous les domaines techniques, y compris l’agriculture, qu’il est bien tentant d’ajouter cette innovation-là à toutes celles qu’on leur doit par ailleurs. D’un autre côté, il n’est pas impossible qu’on ait commencé à faucher les blés dès le XVIesiècle dans certaines régions de la Baltique, où on produisait pour l’exportation — laquelle, justement, était aux mains des négociants hollandais !
En attendant qu’on puisse tirer la chose au clair, il est permis de se poser une autre question. De la Flandre aux Pays baltes, c’est le seigle et non le froment qui est le « blé », c’est-à-dire la céréale de premier rang. Le seigle a certes également une grande importance en France, et il y a même un certain nombre de régions où il occupe aussi le premier rang. Mais ces régions ne forment nulle part un ensemble aussi étendu et homogène à la fois que celui de l’Europe du Nord. Quant à la Grande-Bretagne, si le seigle y a eu une certaine importance au Moyen Âge, il est tombé au dernier rang dès le XVIe siècle. Maintenant, supposons que comme l’avoine bien que sans doute pour d’autres raisons, le seigle se prête mieux que le froment à l’emploi de la faux. N’y aurait-il pas là un élément susceptible de nous aider à retracer les chemins de l’innovation ?
Pour en revenir aux Pays-Bas, il faut observer d’ailleurs que l’emploi de la faux pour les moissons n’y est jamais devenu général, car il a été très tôt concurrencé par celui de la sape ou piquet. Il y a des indices de l’existence de cet outil dès la fin du XIIIe siècle, mais qui demandent confirmation. D’après les données de l’iconographie (P. Mane 1999), la sape fait son apparition vers 1470, et la moisson à la sape est couramment représentée à partir des premières décennies du XVIe siècle. S’il est une chose dont on puisse être à peu près sûr dans tout cela, c’est bien que la sape est originaire des Pays-Bas. Malgré toutes les tentatives qui seront faites pour la diffuser en Angleterre et en Ecosse, elle ne parviendra jamais à s’y implanter. En France, par contre, la sape est introduite au début du XIXe siècle par les moissonneurs migrants venus de Flandre, et il est probable qu’elle a été adoptée assez rapidement par les ouvriers indigènes, quoiqu’on n’ait pas d’études précises à ce sujet. Dans la littérature technique, la sape apparaît souvent comme une solution transitoire, recommandée à ceux qui hésitent devant les difficultés du fauchage : la sape exige, dit-on, moins de force, et elle convient mieux dans les blés versés ou bataillés. On peut tirer de là l’hypothèse que la diffusion de la sape a suivi plutôt que précédé celle de la faux à céréales. Mais nous ignorons la chronologie de cette diffusion, ainsi que les limites qu’elle a atteintes. Si on en juge par les exemplaires conservés dans les musées locaux, on a l’impression que la sape s’est diffusée à presque toute la France. Mais ce n’est qu’une impression.
La présence du volant en France est certainement bien plus ancienne que celle de la sape. Mais son histoire est encore plus obscure, parce qu’on le confond trop souvent avec la faucille. En fait, les seuls éléments dont nous disposions nous sont fournis par les philologues. Dans le Midi, le mot « volant » se présente sous des formes comme boulam, oulam, etc., auxquelles on a proposé une étymologie gauloise ; c’est à F. Hobi ([1926], 1975) qu’on doit l’exposé le plus complet de cette théorie. Il en existe une autre, due à F. Krüger (1950), d’après laquelle les formes boulam, oulam,etc., dériveraient simplement du mot volant, dérivation qui se serait produite à l’époque moderne. D’après Krüger, le mot volant lui-même, dans son acception d’outil tranchant, aurait fait son apparition quelque part dans la moitié Nord de la France vers la fin du XIVe siècle. Le volant aurait commencé par désigner ce qu’on appelle aujourd’hui un croissant, c’est-à-dire l’outil à long manche et à lame en demi-lune qui sert à élaguer les arbres et à tailler les haies ; il a même conservé ce sens dans quelques dialectes du Centre (Berri, Anjou ...). C’est à partir du XVesiècle que le volant désigne de plus en plus souvent un outil à récolter les céréales, et que cet emploi va gagner les régions du Midi.
Ici encore, il s’avère impossible de trancher entre ces deux hypothèses. Nous dirons seulement que celle de Krüger paraît un peu plus vraisemblable que celle de Hobi, pour plusieurs raisons. Elle plus simple, dans la mesure où elle ne va pas chercher dans un passé très ancien l’explication de faits dont rien n’indique qu’ils remontent aussi loin. Sur le plan chronologique, la théorie de Krüger fait remonter le volant au XVesiècle, ce qui s’accorde assez bien avec ce qu’on sait de la sape. Or il y a une parenté profonde entre les deux outils, puisque les gestes de leur utilisation sont semblables. Enfin, le volant apparaît dans bien des cas comme l’outil caractéristique des moissonneurs migrants, et si le fait pouvait être vérifié, ce serait un argument décisif en faveur de la théorie de Krüger. Au XIXe siècle, les migrations de moisson ont pris partout en France une importance telle qu’il devient impossible de ne pas les voir.
A l’exception des Belges, qui, on l’a vu, viennent avec leurs sapes, les migrants viennent avec des outils qui semblent le plus souvent avoir été des volants, même s’il n’est guère question que de faucilles dans la littérature érudite. Les auteurs les plus attentifs parlent de grandes faucilles ou de faucilles à tranchant lisse, par opposition aux faucilles plus petites et dentées utilisées par les moissonneurs locaux. Ce qui est plus significatif peut-être, c’est que dans certaines des régions de départ des moissonneurs migrants, Bretagne, Massif Central ou Pyrénées, le volant a parfois supplanté la faucille depuis assez longtemps pour que tout souvenir de celle-ci ait disparu au moment des premières enquêtes ethnographiques ou dialectologiques. Ces indices ne sont pas des preuves, mais ils montrent sans doute les voies dans lesquelles on pourra en trouver.
D’après l’ouvrage classique d’Abel Châtelain (1976), les migrations de moisson atteignirent leur apogée dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour disparaître au début du XXe – la première guerre mondiale n’y fut pas pour rien. Pour donner une idée de l’ampleur qu’a pu prendre le phénomène ailleurs qu’en France, il faut citer le cas extraordinaire de ces milliers d’ouvriers italiens qui, de 1890 à 1914, passaient l’Océan deux fois l’an dans le seul but d’aller faire les moissons en Argentine, où on les appelait golondrinas (« hirondelles ») (Scobie 1964 : 53). Du point de vue de l’histoire des outils de récolte, c’est toutefois sur les débuts du phénomène en Europe occidentale que nous aimerions en savoir davantage. Or c’est là précisément que notre information est la plus déficiente. Il y avait pourtant des migrations de moisson au XVIe siècle, au témoignage du naturaliste Pierre Belon (1554 : 64). Voyageant dans l’empire ottoman, Belon observe que :
« Ces pauvres paysans Albanois sortent de leur pays en trouppe pour aller vivre ailleurs : car leur pays est stérile. Ils vont moissonner les bleds par Turquie en esté pour gaigner de l’argent. Lesquels arrivant es pays fertiles de bleds, comme es plaines de Macedoine, & de Thrace, ou bien en Anatolie, sont employez par les Turcs à recueillir les bleds, & en purger le grain. Et apres que la saison est passée, s’en retournent vivre avec leurs femmes... »
Ces Albanais se servent de la grande faucille balkanique, dont Belon nous donne une description brève mais précise qui n’a pas sa place ici – il nous suffit de savoir qu’il s’agit bien d’une faucille et non d’un volant. Le point intéressant pour nous est que Belon compare les Albanais aux montagnards de Lombardie et de Savoie, qui vont eux aussi faire les moissons dans les plaines. Il nous donne ainsi, indirectement, ce qui est peut-être le témoignage littéraire le plus ancien que nous ayons sur les migrations de moisson en Europe occidentale.
Les migrations de moisson, comme toutes les migrations, sont des déplacements de population. Cet aspect, particulièrement visible, a une importance qu’on ne doit pas sous-estimer. Mais elles impliquent aussi des contrats au moins tacites entre moissonneurs et agriculteurs, que ceux-ci soient propriétaires, fermiers ou métayers. Or pour l’histoire de l’outillage, c’est peut-être ce point qui est essentiel. Car que les moissonneurs viennent de près ou de loin importe moins, finalement, que le fait qu’ils soient saisonniers, et que la moisson devra donc faire l’objet d’un contrat spécifique avec eux. Il va de soi que les clauses générales de ces contrats, étant réglées par la coutume de chaque région, n’étaient explicitées qu’en cas de litige. Mais d’autres clauses, liées aux conditions de la récolte, devaient être négociées chaque année. Or toute négociation oblige chaque partie à faire ses comptes et l’incite à rechercher toutes les occasions de profit compatibles avec le respect formel du cahier des charges. Si notre hypothèse d’un lien entre migrations de moisson et innovations dans l’outillage a quelque valeur, c’est probablement dans l’analyse des contrats de moisson (ou de métive, comme on disait dans le midi de la France) que s’en trouvera l’explication.
Mais ce lien, s’il existe, ne suffira pas à rendre un compte complet de l’innovation. Car il faut bien que celle-ci vienne de quelque part, techniquement parlant. Il a fallu que la faux existât avant qu’on puisse s’aviser de l’utiliser à la récolte des grains, et nous avons vu combien cela a été difficile. De même, on est en droit de supposer que le volant et la sape n’ont pas toujours été des outils de moisson. Mais alors, à quoi servaient-ils auparavant ?
Il faut reconnaître que nous n’avons que des idées bien vagues sur la question. Nous avons évoqué quelques possibilités, chemin faisant : la récolte des fèves pour le bagging-hook d’Angleterre et le croissant à tailler les haies pour le volant de France. Il y en a d’autres, comme le chaumet ou chaumon de Touraine, qui comme son nom l’indique, servait à récolter les chaumes hauts laissés par la faucille, et dont la ressemblance avec la sape n’est sans doute pas un hasard. On pense aussi aux outils des landes, comme ceux qui servaient à récolter les ajoncs en Bretagne... L’ennui est que comme nous l’avons vu plus haut, tous ces outils sont fort mal connus, et leur histoire plus mal connue encore. Pour la plupart, nous ne les connaissons que par des objets de musée souvent mal documentés quoique récents, ou par des documents qui ne remontent pas au-delà du XIXe siècle. Il serait bien hasardeux d’échafauder des hypothèses sur des données aussi fragmentaires.
Nous en resterons donc là. Rappelons seulement les grandes lignes de ce que nous savons – et de ce que nous ignorons :
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En France comme en Angleterre, le remplacement de la faucille par les outils lancés, faux, volant et sape, est un fait du XIXe siècle. Mais ce fait a été préparé par toute une série d’innovations plus anciennes, difficiles à repérer, soit parce qu’elles paraissent insignifiantes, soit parce qu’elles sont longtemps restées localisées à l’intérieur de certaines régions.
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La première de ces innovations est probablement la récolte des avoines à la faux, qui est attestée dès le XIVe siècle au Nord de Paris. L’extension géographique de cet usage, en France et hors de France, reste à établir.
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L’emploi de la sape ou piquet pour les moissons est devenu courant aux Pays-Bas (au sens géographique du terme) au début du XVIe siècle, et il est possible qu’il ait commencé dès la fin du XIIIe. La chronologie du volant pourrait être à peu près comparable, mais elle ne repose que sur des données philologiques discutées, et on ne sait à peu près rien de sa géographie.
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On a des raisons de penser qu’avant d’être utilisés pour les moissons, sape et volant l’ont été à d’autres fins (récolte du trèfle, des fèves, des chaumes, voire taille des haies...). Mais là encore, les données disponibles ne permettent pas d’en dire davantage.
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Dans la France du début du XIXe siècle, la sape arrive avec les Belges, et il est possible que les Bretons et les montagnards du Centre et du Midi aient joué un rôle analogue dans la diffusion du volant. Mais cette dernière hypothèse ne pourra être vérifiée qu’en reprenant l’étude des migrations de moisson, notamment avant le XIXe siècle.
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Il se pourrait que l’emploi de la faux pour les moissons ait commencé dès le XVIe siècle en Europe du Nord, dans des régions produisant pour l’exportation par mer (littoral de la Baltique). Si cette hypothèse peut être confirmée, on pourra se demander si le fait que ces régions soient productrices de seigle plutôt que de froment n’a pas facilité le passage de la faucille à la faux.
Au moment de terminer, deux remarques se présentent, qui ne seront peut-être pas inutiles. L’une sur la géographie du volant, l’autre sur ce qu’on pourrait appeler la carrière historique des outils de récolte.
On a vu qu’alors que la sape avait un centre d’origine bien défini, les Pays-Bas, il était pour l’instant impossible de dire quelles avaient pu être la ou les régions d’origine possibles du volant. Peut-être s’agit-il simplement d’un manque d’informations qui sera réparé avec le temps. Mais il peut y avoir aussi d’autres raisons. A la fin du XIXe siècle, on trouve le volant un peu partout à l’intérieur d’une zone immense qui va de l’Angleterre à la Hongrie, à l’Italie centrale et à la Catalogne. Faut-il imaginer un centre d’origine unique, d’où le nouvel outil –et surtout la nouvelle méthode – se serait propagé aux autres régions, de proche en proche et à des dates relativement précises ? Ce n’est pas certain. Il y a des cas de propagation indéniables, comme en Hongrie, où le volant (kaszasarló, « faux-faucille ») vient d’Autriche. Mais rien n’indique qu’il y ait jamais eu le moindre rapport, dans un sens ou dans l’autre, entre le volant de France et le bagging-hook d’Angleterre. En France même, en dehors d’une diffusion du Nord au Sud postulée plutôt que prouvée par Krüger, il ne paraît guère possible de localiser l’innovation dans telle province plutôt que dans telle autre. Ne faut-il pas imaginer, finalement, que le volant ait été inventé indépendamment dans d’assez nombreuses régions ? Morphologiquement parlant, en effet, le volant reste assez proche de la faucille, et on peut donc supposer qu’au moins dans les premiers temps, sa fabrication restait à la portée des forgerons locaux, contrairement aux lames de sape et de faux qui exigent des techniques plus élaborées. C’est seulement ensuite, sous l’effet d’une demande et d’une concurrence accrues, que la fabrication des volants aurait été monopolisée par les régions déjà productrices de faux.
Quant à l’idée d’une carrière des instruments de récolte, c’est l’histoire de la faux qui nous y conduit. On a vu comment l’emploi des faux s’est successivement déplacé ou élargi. D’abord limité à l’herbe et aux fourrages, il s’est étendu à l’avoine, à l’orge, aux blés clairsemés, peut-être aussi au seigle, pour enfin se généraliser à l’ensemble des céréales. Les étapes et la chronologie exactes de ce cheminement restent à déterminer, région par région – du moins en apercevons-nous les grandes lignes assez clairement. Nous n’en sommes pas encore là en ce qui concerne le volant et la sape. Mais nous avons assez d’indices pour supposer que ces outils ont eux aussi parcouru une certaine carrière avant d’être adaptés et adoptés pour les moissons. Le problème se pose dans les mêmes termes. Il est seulement à présumer qu’il sera plus difficile à résoudre.
LA PRODUCTION DES FAUX
1.— Les régions
Un fait curieux a depuis longtemps attiré l’attention des historiens en France, par exemple O. Festy, R. Tresse et A. Chatelain (représentés dans ce volume). C’est l’absence de toute production de faux dans le pays avant 1789 – à de rares exceptions près, d’une importance tout à fait minime, et toutes situées sur les frontières de l’Est. Pour la récolte de ses fourrages, dont dépendaient le fonctionnement de ses transports et de son armée, la France dépendait entièrement des faux d’Autriche. On imagine les conséquences, après que le gouvernement de la Législative eut déclaré la guerre « au roi de Bohême et de Hongrie » en avril 1792. Tous les gouvernements ultérieurs s’efforcèrent de résoudre ce problème par des moyens et avec des résultats divers, jusqu’à ce qu’enfin une industrie se crée et devienne capable de remplir à peu près les besoins du pays dans les années 1830.
Cet épisode est à l’origine de bon nombre des textes rassemblés dans ce recueil. S’il est rappelé ici, c’est parce qu’il montre mieux que tout autre l’importance des faits de géographie dans l’histoire de la faux. Qu’en 1792 la fabrication des faux apparût tout à coup comme un monopole de l’Autriche, le fait pose d’innombrables questions. Pourquoi ce monopole, comment l’expliquer ? A quand .remonte-t-il et quelle était la géographie de la production avant qu’il s’établisse ? Tous les autres centres de production ont-ils disparu sans laisser de traces ou bien en a-t-il subsisté quelques-uns ? Quid du commerce des faux, puisque la concentration de la production implique des réseaux commerciaux étendus pour faire parvenir les lames jusqu’à leurs utilisateurs ? Finalement, c’est un tableau géographique complet de la production et du commerce des faux qu’on aimerait dresser, et même le film de ces tableaux successifs depuis... Peut-être depuis qu’il y a des faux ?
Nous n’en sommes pas encore là. Mais aussi parcellaires que soient les données disponibles, il est tout de même possible de fixer quelques points de repère et de sérier les principales questions.
Et d’abord, une date : c’est en 1600, à très peu près, que le monopole autrichien s’affirme, sur la base d’une innovation technique (J. Zeitlinger 1944). L’Autriche était depuis longtemps productrice d’un acier renommé, grâce à ses minerais de fer dits spathiques, et il y avait longtemps aussi qu’on y fabriquait des faux d’excellente réputation. Mais comme partout, la production était semi-artisanale. Seules les ébauches (Sensenknüttel) étaient forgées au martinet (marteau hydraulique), et une bonne part d’entre elles étaient du reste exportées en l’état pour être travaillées ailleurs. Pour passer des ébauches aux lames, toutes les opérations de forgeage, et elles étaient nombreuses, étaient manuelles. Il y fallait des équipes d’ouvriers maniant côte à côte le marteau à deux mains. Or, dans les années 1580, une série d’innovations dans l’outillage et les méthodes rend possible de forger au martinet les lames elles-mêmes, et non plus seulement les ébauches ; d’après J. Zeitlinger, le nouveau procédé aurait été définitivement mis au point par Konrad Eisvogel, de Micheldorf, en 1584. Dès lors, un seul ouvrier pouvait faire le travail de toute une équipe, pour un résultat final plutôt de meilleure qualité. Malgré les conflits qu’on imagine facilement, le nouveau procédé se répandit très vite. Pendant cet âge d’or de l’industrie autrichienne des faux, la production occupa 150 à 160 ateliers, la plupart situés au débouché des vallées descendant des Préalpes autrichiennes, le long d’une ligne de quelque 250 km allant de Salzbourg à Steyr (petite ville à 30 km au sud de Linz), et au-delà de Steyr jusqu’à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Vienne. Cette zone appartient pour l’essentiel aux provinces de Haute et Basse-Autriche, les provinces voisines (Salzbourg, Styrie) n’en ayant que les prolongements. Il faut ici rectifier une erreur fréquente, due à l’expression « faux de Styrie ». La ville de Steyr est une des capitales historiques de l’industrie des faux, Mais les « faux de Steyr », en allemand Steyrische Sensen, ne sont nullement des « faux de Styrie ». Car si la ville de Steyr a bien donné son nom à la province de Styrie (Steiermark) au début du Moyen Âge, elle a cessé d’en faire partie depuis longtemps, et en tous cas depuis bien avant le XVIIIe siècle.
Tout cela, bien sûr, n’est qu’un résumé très succinct, dans lequel les travaux érudits de J. Zeitlinger (1944), de F. Fischer (1966, 1971) et de F. Schröckenfux (1975 [1917]) ont été réduits à leur plus simple expression. Faut-il préciser, par exemple, que l’invention de Konrad Eisvogel n’est pas la trouvaille inopinée d’un génie solitaire, mais l’aboutissement d’un processus commencé longtemps auparavant ? Cela allait sans dire, et il n’était pas possible, dans cette introduction qui n’est qu’un aide-mémoire, d’entrer dans les détails. Notre but était seulement de répondre à quelques grandes questions, et il nous suffit de retenir, 1° que le monopole autrichien a été préparé de longue date par la qualité supérieure des minerais disponibles dans le pays, et que 2° il s’établit vers 1600 grâce à une innovation technique, pour durer jusqu’au milieu du XIXe siècle. Cela étant, nous pouvons passer aux questions suivantes : quelle était la situation en Europe avant 1600 ? Et quels centres de production ont subsisté en dehors de la région Salzbourg-Steyr ?
Sur la situation antérieure à 1600, il faut reconnaître que nous ne savons à peu près rien. En cette matière, le Moyen Âge n’a en effet ni la richesse archéologique des époques protohistorique et romaine, ni la richesse archivistique de l’époque moderne. Il n’est pas déraisonnable de postuler une certaine continuité géographique des traditions industrielles. C’est ce que tendent à confirmer les sources des XVe et XVIe siècles là où elles ont été exploitées, comme en Autriche ou en Rhénanie : les déplacements de la production s’y font de proche en proche. En Rhénanie par exemple, la production de « faux blanches » est concentrée aux XVeet XVIesiècles dans le duché de Berg autour de Kronenberg, petite ville située au milieu du triangle Wuppertal-Solingen-Remscheid. Au début du XVIIe, probablement pour des raisons fiscales, la plupart des ateliers quittent le duché de Berg pour s’installer dans le comté de la Marck voisin. Ils ne vont pas bien loin : la vallée de l’Ennepe qui les reçoit est à moins de 30 km du Nord-Est de Kronenberg.
La Rhénanie est d’ailleurs la seule région d’Europe continentale pour laquelle nous ayons des renseignements relativement précis, grâce aux ouvrages d’Eversmann (1804) et de Beck (1891-1897). L’industrie du fer y était présente un peu partout, notamment sur la rive droite du Rhin entre la Ruhr au nord et la Lahn au sud, soit une longueur d’à peu près 130 km. Mais à la fin du XVIIIe siècle, l’industrie des faux n’y était plus représentée que dans trois petits centres très proches les uns des autres la boucle de la Wupper autour de Remscheid, la vallée de l’Ennepe à 20-25 km au nord-est, et la localité de Plettenberg à 50 km dans l’est.
Il y avait certainement d’autres petits centres de production en Allemagne. Mais je n’ai pas d’informations suffisantes pour en faire état ici. Ce qui est surprenant, c’est le silence complet de l’historiographie à propos de deux autres pays, la Belgique et l’Italie. Car la région de Liège d’une part, certains cantons des Alpes italiennes (la région de Brescia par exemple) d’autre part, comptent parmi les foyers les plus anciens et les plus actifs de la sidérurgie en Europe. La logique voudrait qu’on y ait fabriqué des faux à un moment ou à un autre. Et effectivement, on trouve dans un rapport d’A.M. Héron de Villefosse (1820 : 44) qu’en 1806, le département de la Sesia en Italie (chef-lieu Verceil) avait fourni « trente mille douzaines d’excellentes faulx, en partie destinées à l’ancien territoire français ». Mais sauf ce rapport, qui resterait à vérifier, la littérature est désespérément muette sur la Belgique et l’Italie.
Reste à dire un mot des deux autres régions de production, la Suède et l’Angleterre, situées hors de l’Europe continentale proprement dite. Ces deux pays doivent certainement à leur insularité, doublée sans doute par un protectionnisme plus ou moins dissimulé, d’avoir résisté à la concurrence autrichienne. Car leurs produits paraissent avoir été notablement inférieurs. Les faux suédoises, notamment, ont conservé un aspect tout à fait archaïque : lames sans talon, à dos peu marqué, étroites et épaisses, donc lourdes et manquant de rigidité. Quant aux faux anglaises, si certaines d’entre elles, forgées, valent à peu près les faux continentales, il n’en va pas de même des modèles fabriqués par laminage ou estampage : lames plates, lourdes, avec des nervures anguleuses, et dépourvues de toutes les courbures si finement calculées qui donnent aux faux autrichiennes leur incomparable aisance de maniement. Il suffit d’avoir manié les unes et les autres pour que la différence saute aux yeux – ou plutôt aux mains, comme la raconte de façon très vivante D. Tresemer dans The Scythe Book (1981).
Cela dit, que savons-nous de la géographie de l’industrie des faux en Suède et en Angleterre ?
Il est assez étrange que dans l’un et l’autre pays, où il existe pourtant une grande et ancienne tradition d’histoire industrielle, il s’avère aussi difficile, sinon impossible, de remonter au-delà du XVIIIe siècle. En Suède, d’après J.P. Lamm (1977), c’est seulement à partir de 1764 qu’on commence à avoir une documentation satisfaisante sur la production de faux en Dalécarlie, que Linné avait pourtant mentionnée trente ans plus tôt dans son Iter dalecarlicum (1734). Dans les autres provinces, on n’a d’informations qu’à partir du XIXe siècle, voire du XXe.En Angleterre, les deux régions de production sont celles de Sheffield et de Birmingham, auxquelles il faut ajouter quelques entreprises isolées comme Fussel à Mells (Somerset). Mais cette situation est, en gros, celle du milieu du XVIIIe siècle. On sait que Sheffield et Birmingham sont des régions où l’industrie sidérurgique est ancienne. Mais depuis quand exactement y fabrique-t-on des faux ? Pour la région de Birmingham, il ne semble pas qu’on ait de documents précis avant le XVIIIe siècle. Pour celle de Sheffield, on cite un document daté de 1459 ou de 1552 selon la source (Timmins, Barraclough), dans lequel un certain John Parker, scythesmith, lègue sa marque de fabrique à son fils. Ce document n’est pas inattendu; ce qui est inattendu, c’est qu’il soit aussi isolé. Car il n’est pas vraisemblable qu’en Angleterre ni en Suède, l’industrie des faux soit née tout d’un coup, on dirait presque ex nihilo, dans le courant du XVIIIe siècle. Il y a sur cette question une sorte de vide documentaire devant lequel on ne peut que rester perplexe.
Pour terminer, revenons brièvement à l’Autriche, seul pays dans lequel l’historiographie fasse état d’une documentation à peu près continue depuis le XVe siècle. D’après les études de F. Fischer, on peut retracer l’évolution industrielle avant 1600 de la manière suivante. Au Moyen Âge, la fabrication des faux est artisanale et urbaine. Elle est probablement présente un peu partout. La matière première, fer brut ou ébauches, vient pour l’essentiel de l’Erzberg en Styrie. Au Bas Moyen Âge, et surtout au XVe siècle, il existe déjà un courant d’exportation assez considérable de faux vers le nord et l’est, Bohême, Pologne, Russie... Mais l’essentiel des exportations se fait sous forme d’ébauches (Knüttel), pour lesquelles les principales places commerciales sont Steyr, Krems, Freistadt et Vienne. C’est également aux XIVe et XVe siècle que les ateliers de taillanderie – où la production de faux est présente, mais pas dominante – commencent à se concentrer le long du piémont septentrional des Préalpes, en Haute et Basse Autriche, où les ressources en bois, en énergie hydraulique et en main d’œuvre sont plus importantes. Le tournant décisif se situe au XVIe siècle, et il est le résultat de plusieurs facteurs concomitants. Il y a par exemple l’interdiction d’exporter les ébauches, édictée dès 1501, dans le but de favoriser l’exportation des produits finis. Il y a la crise des armes blanches, de plus en plus supplantées par les armes à feu. Il y a la découverte de l’Amérique, qui bouleverse les courants commerciaux vers l’Orient. Il y a la croissance générale de la population et celle de la demande de faux... Dès 1530, les fabricants de faux ne se contentent plus de travailler à partir d’ébauches, mais ils produisent leurs ébauches eux-mêmes, réunissant ainsi à leur profit toute la chaîne de fabrication à partir du métal brut. Et en 1584, c’est le forgeage des lames au martinet, qui donne naissance à ce qu’on a appelé le monopole autrichien. La fabrication des faux est alors une industrie, au sens moderne du terme, avec tout ce que cela comporte en matière de spécialisation, de division du travail, d’équipement mécanique, de capitaux, etc.
Il est probable que le passage d’un artisanat urbain peu spécialisé à une industrie rurale très spécialisée a été un phénomène général dans l’Europe des XVe et XVIe siècles. E.J.T. Collins en fait état pour l’Angleterre, et on ne voit pas pourquoi il en aurait été autrement en Suède. Reste que l’Autriche est le seul pays pour lequel on ait un minimum de preuves documentaires sur ce sujet. Pour tout le reste de l’Europe avant le milieu du XVIIIesiècle ou à peu près, nous en sommes réduits aux conjectures.
2.— Les techniques
La faux est certainement un des outils les plus difficiles à fabriquer – ou plus exactement un des outils dont la qualité compte le plus, et dépend le plus des techniques de fabrication. La qualité compte parce que le fauchage est une des tâches les plus astreignantes qui soient. La saison des foins et des moissons va de juin à août. Les journées sont interminables – 16 heures et plus – le soleil est implacable, et il faut tenir la cadence. On peut littéralement s’éreinter avec un geste ou un outil mal adaptés, comme les ouvriers de M. de L’Isle en firent la douloureuse expérience. Dans ces conditions, chaque détail est essentiel. Il y a tout ce qui concerne le règlement de la faux, c’est-à-dire l’ajustement précis des mensurations de l’outil à celles de l’utilisateur ; il en est question à plusieurs reprises dans ce recueil. Et il y a la qualité des lames, qui résulte d’exigences contradictoires. Elles doivent être légères mais résistantes, rigides mais élastiques, avec un tranchant fin mais résistant à l’usure... Une bonne faux (on a vu qu’elles ne l’étaient pas toutes) est un chef d’œuvre d’ergonomie, allié à un chef d’œuvre de métallurgie – le tout pour un prix à la portée de tous les paysans pas trop misérables, ce qui est un troisième tour de force. On comprend que dans ces conditions, la production de faux ait été une industrie rare.
Que savons-nous des techniques de cette industrie ?
Pas grand-chose, à vrai dire. Pour l’Autriche, on dispose de l’étude déjà abondamment utilisée de J. Zeitlinger, à laquelle s’est ajoutée celle de F. Schrökenfux (publiée en 1975, mais rédigée avant 1917). Je n’essayerai pas de les résumer ici : l’itinéraire technique complet de la production des faux comprend plusieurs dizaines d’opérations dont l’exposé complet exigerait à lui seul un assez gros livre. Pour la Suède et l’Angleterre, on ne dispose que d’exposés schématiques, tels qu’il s’en trouve par exemple dans les documents proposés aux visiteurs des musées. Pour la France, on n’a pratiquement rien. Dans ces conditions, je me bornerai à quelques remarques d’ordre général.
Or on a remarqué qu’à Sheffield, le sens de rotation utilisé pour émouler les faux était l’inverse du sens utilisé pour les autres outils tranchants, et on a vu dans cette particularité l’indice d’une origine allemande de leur fabrication (J. G. Timmins). Il est permis de ne pas prendre trop au sérieux ce genre de déduction. Mais cela ne signifie pas que la question soit sans importance. En Allemagne, les deux sens de rotation sont attestés. Les faux de Plettenberg étaient émoulées dans le sens du fil, contrairement à ce qui se faisait dans les autres centres de Rhénanie ; on disait que cette méthode « brûlait » moins l’acier (Eversmann). Il faudrait évidemment en savoir davantage sur ce genre de particularités avant d’en tirer des déductions d’ordre historique.
En Autriche, l’émoulage avait pour but, non de donner du tranchant à la faux, mais seulement de corriger les inégalités laissées par le coupeur. Cette différence, apparemment mineure, montre combien les techniques autrichiennes étaient spécifiques. Ce n’est pas seulement l’emploi généralisé du marteau hydraulique qui faisait leur spécificité – et leur supériorité – mais tout un ensemble de « secrets » dont on peut mesurer le prix aux efforts qui furent faits pour les dérober. Les Français ne furent pas les premiers à pratiquer l’espionnage industriel dans cette affaire. Les négociants du duché de Berg l’avaient fait avant eux, au début des années 1770, et c’est ainsi que la fabrique des « faux bleues », imitées de l’Autriche, parvint à s’implanter dans la vallée de la Wupper, sauvant de la ruine la production locale. En 1800, d’après les chiffres que donne Eversmann, la Rhénanie aurait produit quelque chose comme 260 000 faux bleues, pour 200 000 faux blanches et 14 000 faux de Plettenberg.
Quelles étaient les différences exactes entre les différentes catégories de faux ? Il n’est pas facile de le savoir. Il y avait des différences dues à la qualité du métal, qui se traduisait entre autres dans les procédés d’entretien du tranchant. Dans tous les cas, il y a un entretien permanent du fil (après quelques minutes de travail), qui se fait à la pierre à aiguiser ou à l’étriche. S’y ajoute, une ou plusieurs fois par jour, une remise en état plus poussée. Dans le cas des faux continentales (autrichiennes ou assimilées), cette remise en état se fait par battage à froid, à l’aide d’un marteau et d’une enclumette (les battements) qui font partie de l’équipement classique du faucheur. Dans le cas des faux anglaises ou suédoises au contraire, la remise en état se fait par réaffutage à la meule. On admet généralement que la différence tient à la qualité des aciers, trop durs pour supporter un martelage à froid dans le cas anglais et suédois. Mais est-ce bien là la véritable explication, ou du moins la seule ?
Il y a aussi, en effet, des différences dans la structure des lames elles-mêmes. Les faux anglaises et suédoises, et peut-être certaines faux d’Allemagne, ont une structure tripartite relativement simple. Un barreau d’acier est placé entre deux barreaux de fer (ou à l’intérieur d’un seul barreau, partiellement fendu en long au préalable), et le tout est travaillé à chaud jusqu’à obtenir une lame. Celle-ci est donc une sorte de sandwich fer/acier/fer pour le côté tranchant, le côté opposé (qui comprend le dos) étant tout en fer. Le procédé autrichien est à la fois plus simple et plus complexe. Les deux barreaux destinés à former le dos (Ruckeisen) et le tranchant (Schneideisen) sont eux-mêmes composites, ils résultent du soudage à la forge d’un plus ou moins grand nombre de barres brutes (Schienen) préalablement classées par catégories (fers et aciers plus ou moins durs) puis assorties entre elles. Le Ruck- et le Schneideisen sont ensuite forgés ensemble, mais pas en sandwich semble-t-il, disposition peut-être rendue inutile par le fait que chacun d’eux a déjà la structure d’un millefeuille (pour continuer l’analogie). Il est permis de se demander si ce n’est pas cette façon subtile de combiner fers et aciers qui donne aux faux d’Autriche la combinaison exceptionnelle de qualités contradictoires qui les caractérise.
Mais s’il nous est permis de nous poser ce genre de questions, il ne nous est pas permis d’y répondre. Nous ignorons trop de choses, et dans le peu de celles que nous croyons connaître, nous n’avons pratiquement aucun moyen de démêler la vérité de l’erreur. L’histoire des techniques de fabrication des faux est un chapitre essentiel de l’histoire des faux. Au risque de lasser, il faut répéter encore et toujours que ce chapitre est obscur. Jamais, par exemple, n’a été tentée l’opération, pourtant si simple en principe, de rassembler un même lieu une collection représentative de faux de divers pays d’Europe pour pouvoir les examiner et les comparer avec précision. Et pourtant, il ne s’agirait là que d’un premier pas indispensable. Car la première étape dans l’analyse d’un objet, quel qu’il soit, est bien de dresser un tableau des ressemblances et des différences entre toutes les formes connues de cet objet. Qu’il n’y ait jamais eu de tentative dans ce sens2 signifie très clairement que les recherches sur l’objet technique « faux » n’ont pas encore véritablement commencé.
FAUCHER
1.— Les gestes et le travail
Si personne n’a jamais songé à réunir une collection internationale de faux, personne non plus, semble-t-il, n’a jamais eu l’idée de rassembler des faucheurs de différents pays, pour observer – et leur permettre à eux-mêmes de comparer – leurs façons de faire respectivement. M. de L’Isle n’a malheureusement pas fait d’émules. Son récit mériterait de figurer en bonne place dans une anthologie d’ergonomie comparée, si une telle discipline existait. Ce n’est malheureusement pas le cas, et on ne peut guère attendre des ergonomes d’aujourd’hui qu’ils s’intéressent à une activité en voie d’extinction. D. Tresemer propose d’utiliser le travail à la faux comme une sorte de thérapeutique psychologique. Sa proposition n’est pas absurde, si on considère toutes les qualités que le fauchage conduit à développer, chez la personne comme dans l’outil. Peut-être donc sera-t-elle prise au sérieux un jour, et des spécialistes accepteront-ils alors de décomposer toutes les variantes dans le détail. Pour l’instant, nous n’en sommes pas là. Les seules données dont nous disposons sont des remarques vagues, faites plus ou moins par hasard. J. Zeitlinger, par exemple, observe qu’en Russie, le geste du faucheur est différent de celui d’Europe centrale, mais il ne peut faire plus que mentionner en passant ce mouvement « difficile à décrire » (1944 : 143). Peut-être est-ce ce même mouvement qui est montré dans une scène du film de S. M. Eisenstein, La ligne générale. Je me rappelle fort bien, en tout cas, l’étonnement qu’il avait suscité chez A. G. Haudricourt : les faucheurs russes lui faisaient l’effet d’être des danseurs !
Les différences les plus visibles concernent la posture, plus ou moins droite, plus ou moins érigée. Il y en a certainement bien d’autres, moins visibles, mais pas moins importantes. Par exemple, A. Lühning signale l’existence, çà et là en Europe du Nord, de faux munies d’un « appui-bras » (Armstütz), avec lesquelles on fauche en tournant tout le corps, sans bouger les bras (?) (AL 1951 : 128, 345-7). Il est possible qu’une faux belge représentée dans le Cours de culture de Thoüin (1827) appartienne à cette catégorie3.
Voilà donc l’état de nos connaissances, ou pour mieux dire, de nos ignorances, sur les gestes du faucheur. Un état dont il ne sera pas facile de sortir, car l’étude des gestes techniques ne s’improvise pas. Il y faudra des spécialistes, et des moyens matériels importants, pour enregistrer et analyser les mouvements du corps et de l’outil. Peut-on espérer que ces recherches soient entreprises avant que les derniers faucheurs formés aux méthodes des différents pays d’Europe aient disparu ? Ce n’est pas certain, mais au moins la question est-elle maintenant posée.
En attendant, il n’est pas inutile de revenir à des questions mieux connues ou plus classiques, c’est-à-dire pour lesquelles l’information est plus facile à trouver. Deux remarques d’abord : 1) faucher est « normalement » un travail d’hommes, pas de femmes, et 2) c’est un travail pour droitiers, non pour gauchers.
Que le fauchage soit un travail d’hommes, le fait semble si évident et si général, si normal en somme, qu’il peut paraître superflu d’y insister. Il le faut pourtant, d’abord parce qu’il y a des exceptions, rares mais d’autant plus intéressantes. Ensuite, parce que le fauchage s’oppose sur ce plan au travail à la faucille d’une façon qui mérite d’être précisée.
La première sorte d’exception est sans mystère. Quand tous les hommes valides sont absents pour quelque raison que ce soit, il faut bien que les femmes les remplacent. Et c’est effectivement ce qu’elles font, les témoignages ne manquent pas. La question est alors de savoir pourquoi les hommes sont absents, et si cette absence est exceptionnelle ou régulière, car les termes du problème sont alors tout différents.
Pendant les deux guerres mondiales, par exemple, l’absence des hommes a contraint les femmes à les remplacer en grand nombre, aux champs comme à l’usine. Mais cette situation a été presque nécessairement vécue comme temporaire. Les femmes n’ont eu ni le temps ni les motifs suffisants de s’approprier en profondeur, de féminiser en quelque sorte, des tâches qui restaient conçues comme masculines. En 1914-1918, les femmes ont probablement été des centaines de milliers à reprendre les faux de leurs maris. La faux n’en est pas devenue un outil féminin pour autant.
Il en va tout autrement quand les hommes sont régulièrement et normalement absents. C’est le cas de certaines régions maritimes dominées par la pêche hauturière, ou au contraire de régions de montagne vouées à des formes particulières d’émigration. Dans les deux cas, on peut s’attendre à des modifications plus profondes que la simple exécution par les femmes de travaux d’hommes. Ou bien l’économie toute entière sera réorganisée de façon, par exemple, que les tâches irréductiblement masculines puissent être supprimées. Ou bien ces tâches, sont maintenues, mais transformées pour être rendues compatibles avec les habitudes et les préférences des femmes qui doivent désormais s’en charger. Sur ces deux situations, toutefois, les études de terrain restent à faire, ou du moins à exploiter, si bien que nous n’avons pas d’exemples réels à présenter.
En dehors des situations où les hommes sont absents, il est très rare que les femmes manient la faux. Le fait semble établi dans quelques régions de l’Est de la France et du Nord-Est de l’Italie, sans qu’on ait pour l’instant d’explication bien convaincante à proposer. Une autre exception est celle des Landes, où toutefois il ne s’agit pas de faux à proprement parler, mais d’un de ces outils du genre « coupe-bruyère », dont on a vu plus haut combien ils étaient mal connus. Que la récolte des bruyères soit dans les Landes une tâche féminine, la chose n’a rien d’étonnant, et il n’y a nul besoin d’invoquer un quelconque manque d’hommes pour en rendre compte. Ce qui est véritablement étonnant, c’est qu’à l’intérieur d’une tâche féminine, et socialement marquée comme telle, soit apparu un outil coupant lancé impliquant un geste assez violent – pour autant qu’on puisse en juger en l’absence de description précise du geste en question. Si le fait pouvait être confirmé, on aurait là une exception peut-être unique à l’échelle mondiale.
Il semble en effet qu’il y ait une sorte d’impropriété presque absolue du geste de couper en frappant, pour le sexe féminin. Le fait a été plus ou moins remarqué par les auteurs qui se sont occupés de la division des activités entres les sexes4, et cela d’autant plus qu’il est assez facile de lui trouver telle ou telle interprétation symbolique. Nous nous garderons bien ici de discuter ces interprétations, qui pour l’instant, ne mènent pas à grand-chose. Nous nous bornerons à faire observer la différence profonde qui, à cet égard, oppose la faux et la faucille. La faucille est connue partout de l’Irlande au Japon, du Maroc au Vietnam. Elle y est tantôt un outil d’hommes, tantôt un outil de femmes, tantôt un outil manié aussi bien par les hommes que par les femmes. Statistiquement, les trois configurations s’équivalent ou à peu près – il est en tous cas pratiquement impossible de dire que l’une l’emporte sur les deux autres5. Avec la faux, le tableau est complètement différent. La faux et les autres outils de récolte lancés, le volant et la sape, sont presque exclusivement européens, et presque exclusivement masculins. Il y a des exceptions, auxquelles nous nous sommes intéressés d’autant plus longuement qu’elles sont plus rares. Pour autant, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit bien d’exceptions. Statistiquement parlant, leur importance est infinitésimale.
Il me semble que cette différence entre la faux et la faucille n’est pas sans conséquences sur le champ des interprétations possibles. Socialement parlant, la faucille peut être outil d’hommes, outil de femmes, ou les deux à la fois. Quand, dans une société donnée, l’une de ces trois solutions a prévalu, il n’est pas absurde de faire comme s’il y avait eu un « choix », et de chercher à ce « choix » des explications symboliques ou idéologiques. Dans le cas de la faux, c’est beaucoup plus problématique. Tout se passe comme si, socialement parlant toujours, la faux ne pouvait jamais être un outil de femmes. On ne peut donc pas parler de « choix », quels que soient les processus réels qu’on désigne par ce terme malheureusement trop commode. Et en l’absence de « choix », on ne voit pas où ni comment des facteurs d’ordre symbolique ou idéologique auraient pu intervenir.
La faux, le volant et la sape sont aussi, massivement, des outils de droitiers. Il est vrai que les faux symétriques d’Europe orientale et d’Asie sont maniées dans les deux sens, et peuvent pour cette raison être qualifiées d’ambidextres. Mais à partir du moment où une dissymétrie intervient, c’est en faveur des droitiers. Ici encore, il y a des exceptions. Il arrive que l’on trouve dans un musée une faux ou un volant pour gauchers. Ces occurrences sont rares, et la prééminence de la main droite est, en l’espèce, aussi massive que celle du sexe masculin. Ce qui, pour les mêmes raisons, rend fort problématiques les hypothèses explicatives d’ordre symbolique ou idéologique.
La prééminence de la main droite est un fait quasiment universel et un problème reconnu depuis longtemps. Mais c’est un problème qui a été coupé en deux, en quelque sorte. D’un côté, à l’exemple de R. Herz (1928), les ethnologues se sont intéressés aux aspects symboliques, ignorant presque totalement les aspects techniques. De l’autre, les psychologues et les éthologistes s’intéressent à la latéralité d’un point de vue physiologique (génétique) ou fonctionnel. Et on a l’impression qu’il n’y a aucune connexion entre les deux approches.
Or la latéralité chez l’homme est aussi, et peut-être d’abord, un fait technique. Et c’est un fait dont l’explication, si on la cherche du côté de l’organisation sociale du travail, n’est peut-être pas si mystérieuse. Les outils de récolte tranchants – la faux, le volant et la sape, mais aussi la faucille, la serpe, etc. – sont dangereux, et ils le sont d’autant plus qu’ils sont plus efficaces, que les cadences sont plus rapides et les durées de travail plus longues, etc. Le travailleur doit d’abord se protéger lui-même, ce qui peut demander des mesures ou des accessoires ad hoc (les protège-doigts de main gauche pour les moissonneurs à la faucille par exemple). Mais le plus souvent, le travail se fait en équipe, et il est essentiel que les causes de perturbation et d’accidents soient écartées dans toute la mesure du possible. Il y a pour cela des règles, explicites ou tacites, qui résultent de l’accord de tous, et qui une fois qu’elles ont été reconnues comme satisfaisantes, s’imposent durablement à tous. Car les équipes se forment, se dispersent et se reforment continuellement avec de nouveaux membres. Il faut donc que les règles aient une validité assez large dans l’espace, et assez durable dans le temps, pour éviter d’avoir à les renégocier à chaque fois. Surtout lorsque le système et la sécurité du travail en dépendent. C’est pourquoi, s’agissant d’outils aussi potentiellement dangereux que la faux, et même la faucille, le geste de chacun est, dans sa forme, l’affaire de tous. Il y a certes des variantes individuelles. Le geste de tel ou tel peut être reconnu comme plus élégant, plus précis, plus coulant ou moins fatigant que les autres. A un certain niveau d’habileté, chaque faucheur a sa manière, comme on le dit d’un athlète ou d’un musicien. Mais la forme du geste doit être la même pour tous. Il n’est pas pensable qu’un gaucher travaille à sa façon dans une ligne de droitiers. Et comme les droitiers sont toujours largement majoritaires, il n’est pas pensable en général qu’il y ait des faucheurs gauchers. Il y en a pourtant. Ce ne peut être que l’exception, et seulement là où le travail à la faux est, par tradition, solitaire6.
On voit qu’il n’est pas besoin de faire intervenir le symbolisme ou l’idéologie. Il y a des faux symétriques ou ambidextres, qui supposent naturellement une organisation du travail qui leur est propre. Mais à partir du moment où l’outil doit travailler d’un seul côté, il faut choisir. Si ce choix était indifférent, il y aurait des pays où on fauche « à droite » et d’autres où on fauche « à gauche », comme c’est le cas pour la circulation automobile. Mais le choix n’est pas indifférent. Dans tous les pays, les droitiers biologiques font une majorité suffisamment nombreuse pour que leur loi s’impose. Et cela sans discussion possible. C’est peut-être cette absence de discussion qui incite à chercher des explications plus ou moins mystérieuses, d’ordre symbolique ou autre. Or ce que ce silence dissimule, ce n’est pas un mystère mais une évidence – l’évidence du travail en équipe.
C’est probablement un raisonnement du même genre qu’il faut faire intervenir pour expliquer que la faux, le volant et la sape soient des outils d’hommes. Ce n’est pas le cas avec la faucille, qui exige plus d’endurance qu’autre chose. Mais les outils lancés exigent plus de force, et surtout plus d’adresse, donc un apprentissage plus long. Il y a des femmes aussi fortes que des hommes. Elles ne sont pas le plus grand nombre, si bien qu’en moyenne, la présence de femmes dans une équipe de faucheurs ne ferait qu’empêcher les hommes d’aller à leur rythme. La réciproque est vraie pour d’autres tâches. On pourrait concevoir que les femmes s’organisent entre elles pour faucher de leur côté, et on a vu qu’elles en étaient parfaitement capables. Mais alors, que feraient les hommes ? Il faut qu’ils soient absents pour que cette solution devienne avantageuse. Tant qu’ils sont présents, c’est à eux que revient l’emploi de faucher, et à eux seuls, puisque la mixité a plus d’inconvénients que d’avantages. Là encore, les considérations d’ordre symbolique ou idéologique paraissent bien superflues devant la simple force des situations.
D’autres considérations peuvent intervenir : une femme enceinte ou allaitante ne peut faucher – et les femmes autrefois enchaînaient les maternités, alors que l’homme est toujours en état de travailler. En outre, il faudrait s’interroger sur l’âge des femmes qui participaient aux travaux des récoltes, dans les cas normaux ; peut-être étaient-ce de préférence des filles jeunes, non mariées (voir les équipes de migrants). Il faut encore penser que les moissons ou les fenaisons concentrent sur les exploitations des quantités importantes de gens qu’il faut nourrir, ce qui est le rôle de la maîtresse de maison en titre, qui n’est donc pas disponible pour les travaux des champs, et qui ne peut pas non plus partir donner le coup de main chez les voisins, à titre de réciprocité. Sur ce plan, les hommes paraissent plus « mobiles » que les femmes.
Toutes les réflexions qui précèdent reposent sur un postulat : le travail à la faux (à la sape, au volant, et même à la faucille) se pratique normalement en équipe. C’est souvent vrai, sans doute, mais l’est-ce toujours ? C’est un point sur lequel on ne s’est guère interrogé. Depuis le début du XXe siècle, les linguistes et les ethnologues qui ont décrit le travail à la faux, ont eu souvent affaire à des informateurs âgés, derniers pratiquants d’une activité en voie de disparition. On conçoit que cette perspective d’un travail plus ou moins solitaire se soit imposée à eux7. Le tableau que nous présente la littérature agronomique du XIXe siècle est différent. Dans presque tous les cas de figure, les foins et les moissons sont un travail d’équipes plus ou moins nombreuses, où d’ailleurs existe une stricte division des tâches. A côté du fauchage proprement dit, le fanage et le ramassage du foin, la confection des gerbes et leur mise en dizeaux, etc., exigent une nombreuse main d’œuvre où les femmes sont très présentes. C’est cet ensemble complet qu’il faut prendre en compte pour étudier l’organisation du travail. A quoi s’ajoutent le plus souvent les clauses explicites ou non du contrat qui lie chaque équipe à son employeur. Ce point, auquel on a déjà fait allusion à propos des migrations de travail, est essentiel. Il y a évidemment eu, toujours et partout, des petits paysans faisant seuls (avec leur famille) leurs propres récoltes. Aussirépandu qu’il soit, ce cas de figure n’a probablement jamais eu qu’une importance secondaire. Pour comprendre comment se faisaient les foins et les moissons dans telle région, à telle époque, il faut pratiquement toujours partir du principe qu’il s’agissait d’un travail d’équipe.
Est-ce à dire que les cas de travail solitaire ne sont jamais significatifs ? Ce serait aller trop loin. Pensons, par exemple, à ces systèmes d’élevage où les bestiaux sont tenus à l’étable presque toute l’année, et où, à la belle saison, on les nourrit avec un fourrage vert coupé au jour le jour. Le fauchage de ce fourrage est une tâche solitaire par nature, et cette caractéristique ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur les modalités du travail. On ne peut pas exclure, a priori, l’existence d’autres situations de ce genre. Mais il faudra les identifier avec précision, pour ne pas les confondre avec celles où le travail solitaire n’est, pour ainsi dire, que le degré zéro du travail en équipe, et qui sont à ce titre, sans intérêt particulier.
Telles est le genre de questions qui se posent à propos du travail à la faux. Nous n’en avons évoqué que quelques-unes. Résumons-les brièvement pour clore ce chapitre :
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Les gestes sont beaucoup plus divers qu’il n’y paraît a priori. Faute de moyens descriptifs suffisants, nous ne sommes pas en mesure de comprendre cette diversité. Le recours à des spécialistes (ergonomes, biomécaniciens, psychologues du mouvement) est une nécessité.
-
Contrairement à la faucille, qui selon les régions, peut être outil d’homme ou de femme, le volant, la sape et la faux sont en règle générale des outils d’hommes. Les exceptions, dûment analysées, ne font que confirmer la règle.
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Dès lors qu’ils sont dissymétriques, c’est-à-dire adaptés à un maniement unilatéral, les outils de récolte tranchants (y compris la faucille) sont des outils de droitiers. Les exceptions, là encore, ne font que confirmer la règle.
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Les règles (2) et (3) paraissent avoir leur explication dans les nécessités du travail en équipe, qui n’admet pas de disparités importantes entre les individus d’une même ligne.
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L’organisation du travail dans les équipes de faucheurs ou de moissonneurs est un point essentiel, sur lequel nous avons besoin (comme pour le reste) d’études comparatives au niveau européen.
2.— Les mots et les notions
Il nous est arrivé si souvent, dans cette introduction, d’avoir à déplorer le manque d’informations, qu’il y a un réel plaisir à souligner l’abondance et la qualité de celles que nous devons aux linguistes. « Le vocabulaire du faucheur à Erezée » de Victor Collard, qui figure dans ce recueil, en est un excellent exemple. Ce travail, qui date de 1914, peut être proposé aujourd’hui encore comme un modèle d’étude monographique, non seulement aux linguistes (dialectologues), mais aux ethnologues.
Il se situe dans la tradition qui, depuis le début du XXe siècle, nous a donné les Atlas linguistiques des différents pays européens8. Une autre tradition, plus ancienne et plus particulièrement développée dans les pays de langue allemande, est celle de la philologie entendue comme l’étude historique, non seulement des langues, mais de tous les faits matériels dont la connaissance est nécessaire pour pouvoir comprendre les textes anciens. Au début du XXe siècle, la création de la revue Wörter und Sachen a marqué l’extension de cette production au domaine de l’ethnographie. Un des principaux travaux sur le vocabulaire des outils de récolte y a été publié (F. Hobi (1975?] 1926).
A. G. Haudricourt et M. Jean-Brunhes Delamare (1955 : 49 et s.) ont reproché à l’école Wörter und Sachen de faire passer l’étude des mots avant celle des choses. Quoique justifiée en principe, cette critique n’atteint pas toujours son but. Car dans de nombreux cas – dont celui des instruments de récolte –, il ne suffit pas de commencer par les choses, c’est-à-dire par les objets. Il faut commencer par les gestes. Nous avons eu l’occasion de voir que c’est le geste qui permet, au niveau le plus fondamental, d’identifier l’outil. Si on part de l’outil en ignorant le geste ou en ne lui reconnaissant qu’un côté second, alors on ne tarde pas à tomber dans des complications inextricables. Et cette erreur n’est pas seulement celle des philologues. C’est aussi celle des archéologues (auxquels il faut reconnaître des excuses) et même de la plupart des ethnologues. Elle consiste à utiliser les critères de forme – lorsqu’on part des objets, on n’en a pas d’autre – sans savoir quelle est leur signification réelle. C’est ainsi que depuis un siècle, la plupart des auteurs s’obstinent à confondre le volant et la faucille parce qu’ils se ressemblent quant à la forme, en ignorant ou en négligeant le fait qu’ils diffèrent complètement par leurs gestes d’utilisation.
A en juger par les dialectes, les paysans ne font pas cette erreur Dès lors que plusieurs modèles d’action coexistent, ils sont désignés par des mots différents, dont les significations deviennent très précises lorsqu’on les compare. C’est l’Angleterre qui, sur ce point, nous présente le tableau le plus clair, avec les termes reaping, bagging et mowing, qui renvoient chacun à une catégorie précise de gestes techniques. Reaping, c’est la récolte à la faucille sur le mode classique : on coupe une poignée de tiges tenues de la main gauche en tirant l’outil vers soi. Bagging, c’est l’action du volant : l’outil est lancé de droite à gauche. Et comme cette notion n’est pas entrée dans l’usage général (non paysan), il n’y a pas eu d’unification du vocabulaire : bagging n’est qu’un terme local parmi quantité d’autres : fagging, cuffing, dinging-in, hewing, hacking, swapping…. Quant à mowing, le terme correspond exactement à faucher en français, à cette différence près qu’il ne s’est pas formé sur le nom de l’outil (scythe). La même particularité se trouve en allemand, où le verbe d’action, mähen, n’est pas non plus formé sur le nom de l’outil (Sense).
Reaping et bagging ont leurs équivalents exacts en français : scier et crételer (ou crépeler, etc.). Crételer est un terme qui, comme bagging et pour les mêmes raisons, n’est jamais sorti de l’usage dialectal et est donc inconnu de l’usage courant (citadin ou véhiculaire) du français. Scier, par contre, pose des problèmes assez particuliers, qui demandent quelques explications.
Disons d’abord que scier (les grains à la faucille) n’a rien à voir avec scier (du bois avec une scie). Comme les faucilles sont souvent dentées, on n’a pas manqué de faire le rapprochement, jusqu’à imaginer parfois pour le maniement de la faucille un geste de va-et-vient semblable à celui d’une scie. Il est à peine besoin de dire que ces vues de l’espritsont sans fondement. Qu’elles soient à tranchant lisse ou denté, toutes les faucilles se manient de la même façon (compte tenu des variations régionales, ne se situent pas à ce niveau).
L’explication est dans une sorte de calembour d’origine étymologique.
Scier dérive normalement du latin secare « couper ». Dès le début du Moyen Âge, le terme apparaît spécialisé dans les deux sens de « couper à la faucille » et de « couper à la scie »9.
En latin, la scie à bois se dit serra. La langue espagnole (le castillan) a conservé le terme sierra, et en a régulièrement dérivé le verbe correspondant aserrar (« couper à la scie »). En français, la même évolution aurait donné serre pour le nom de la scie et serrer pour « couper à la scie ». Il n’en a rien été parce que ces mots existaient déjà avec d’autres significations. Le latin serare (avec un seul -r-) « fermer au verrou », devenu serrare (avec deux -rr-), a donné serrer dans le sens « enfermer, mettre sous clef » et serre « griffe », attesté dès le XIIe siècle, d’où ont été dérivés serre (pour les plantes en hiver), serrure, serrurier, etc. En castillan, dans cette famille de mots, le s- initial du latin serrare a été remplacé par c- (cerrar « fermer », cerreja, cerradura « fermeture », cerrajero « serrurier », etc.). Il n’y a donc pas eu de collision, les deux lignées de mots hérités du latin : serra « scie » et serare « fermer au verrou », ont pu se développer normalement chacune de leur côté.
Le latin secare n’avait pas, semble-t-il, de signification technique précise. Il exprimait la notion de « couper » en général, notion à laquelle correspondent les verbes couper en français10, cortar en espagnol11et to cut en anglais12. Cela étant, pourquoi et comment le dérivé de secare : scier, en est-il venu à prendre en même temps deux sens aussi précis et aussi différents que « couper à la faucille » et « couper à la scie » ? C’est une question à laquelle il ne semble pas que nous ayons de réponse pour l’instant. On pourrait songer à examiner les homonymies13 du même genre, comme par exemple l’anglais nail, qui désigne aussi bien un « ongle » qu’un « clou »... Nous ne nous engagerons pas dans cette voie, qui nous éloignerait trop de notre propos.
Ce que nous pouvons retenir, c’est que pour des raisons qui tiennent à l’histoire de chaque langue, des notions différentes peuvent apparaître confondues dans certaines, alors qu’elles sont clairement distinguées dans d’autres. Si, pour résumer tout cela, nous disposons de façon synoptique les différentes notions que nous avons rencontrées, et en regard les termes qui les désignent en latin, en espagnol, en français et en anglais, nous obtenons le tableau suivant :
Notions |
Termes désignant les notions |
||||
|
Latin |
Espagnol |
Français |
Anglais |
Allemand |
(1) couper à la faucille, moissonner |
metere |
segar |
scier 1 |
to reap |
|
(2) couper à la scie |
serrā secare |
aserrar |
scier 2 |
to saw |
sägen |
(3) fermer au verrou |
serare |
cerrar |
serrer |
to lock |
schließen |
(4) couper (en général) |
secare |
cortar |
couper |
To cut |
schneiden |
Ce tableau nous montre qu’il n’y a pas plus de rapport, quant au sens, entre scier 1et scier 2, qu’entre segar et aserrar, ou entre reaping et sowing. Il s’agit d’une homonymie pure et simple, qui d’ailleurs, jusqu’au début du XIXe siècle, est bien perçue comme telle. C’est par la suite que la difficulté est apparue, quand scier 1est tombé en désuétude, avec la moisson à la faucille elle-même. Au début du XXe siècle, le français courant ne connaissait plus que scier 2, si bien que lorsque les premiers érudits constatèrent qu’autrefois on sciait les blés à la faucille, et que les faucilles étaient souvent dentées, la tentation fut quasiment irrésistible d’expliquer les deux faits l’un par l’autre.
Le sujet n’est pas épuisé. L’examen détaillé des dialectes ferait apparaître bien d’autres problèmes. Mais l’entreprise est à peine commencée. En France notamment, les données des Atlas régionaux attendent encore d’être exploitées. Il est vrai que pour être pertinente, cette exploitation doit déborder largement les limites a priori qui sont celles de toute enquête de terrain. Car la répartition des techniques et des outils n’a le plus souvent rien à voir avec celle des unités politiques, ni même avec celle des langues et des dialectes. C’est ainsi que le latin falx, qui désignait, non une faux mais toute sorte d’instrument tranchant courbe, est devenu faux en français et falce en italien avec le sens de « faux ». Mais l’équivalent espagnol (castillan) hoz, a le sens de « faucille », de même que faus, haus en Rouergue et en Gascogne, et foice dans une partie du Portugal (où le sens le plus fréquent est toutefois celui de « serpe, serpette »). A l’inverse, dans une grande moitié sud de la France, dépassant notablement le domaine de l’occitan, la faux est appelé dail (masc.), terme qui se retrouve en Catalogne et dans quelques régions voisines, alors que l’espagnol courant emploie guadaña et le portugais gadanha. En Lombardie et à l’entour, la faux ne se dit pas falce, mais ranza...
On peut attendre beaucoup de l’étude de tout ce vocabulaire du point de vue de l’histoire des techniques. Pour l’instant, je crois utile de proposer un tableau récapitulatif des quatre catégories d’outils que nous avons identifiées, dans les principales langues de l’Europe du nord-ouest :
Langues |
|
|
|
|
Français |
faucille |
volant |
sape |
faux |
Anglais |
sickle |
bagging-hook |
Hainault scythe |
scythe |
Néerlandais |
sikkel |
? |
pik |
zeis |
Allemand |
sichel |
[hausichel] |
sichte |
sense |
Dans ce tableau, seuls les termes pour « faucille » et pour « faux » signifient quelque chose de concret pour les locuteurs ordinaires de chaque langue, et peuvent être dits appartenir à l’usage courant : on les trouve en général dans les dictionnaires. Ce n’est pas le cas des autres. En français, on peut considérer volant et sape comme des termes dialectaux francisés au XIXe siècle, mais uniquement dans la littérature agronomique ; ils sont inconnus de la plupart des dictionnaires. Il en est de même de bagging-hook en anglais. Hainault scythe est l’exemple rare du cas inverse : ce syntagme, créé de toutes pièces par quelque agricultural writer du XVIIe siècle pour désigner la sape dans les Pays-Bas, a eu une belle carrière littéraire et on le trouve dans les dictionnaires ; mais l’outil lui-même n’a guère eu de succès et ne semble pas avoir reçu d’appellation véritablement populaire.
En allemand, Sichte est un emprunt aux dialectes du Nord, dans lesquels ce mot désignait probablement à l’origine la faux à deux mains et non la sape (Sichte est apparenté à l’anglais scythe et au néerlandais zeis). Quant à Hausichel, c’est un mot en quelque sorte artificiel, qu’on trouve çà et là dans la littérature ethno- ou archéologique, pour désigner un type d’outil peu courant dans le domaine germanique.
Nous avons vu que les modes d’action et les outils donnaient lieu à un vocabulaire précis, exprimant des notions également précises. Ilen est de même des autres domaines qui ont été évoqués plus haut, sans exception. Les produits de la récolte, et la récolte elle-même, ont leur vocabulaire : le foin,le mot comme la chose, est probablement une réalité encore plus spécifique à l’Europe que la faux elle-même, et on peut se demander ce qu’il en est d’une notion technique également très précise comme celle de chaume. Les contrats de fenaison et de moisson ont également leur vocabulaire, qui mériterait une étude détaillée. Sans oublier la fabrication et le commerce des faux. Encore une fois, tous les domaines sans exception peuvent et doivent faire l’objet d’analyses linguistiques.
1 Le texte complet de Pline est le suivant : « Falcium ipsanum duo genera : Italicum brevis ac vel inter vepres quoqua tractabile, Galliarum latifundia maioribus <…> anpendia quippe medias caedunt herbas brevioresque praetereunt. Italicus fenisex dextra un manu secat » (Histoire Naturelle, Livre, XVIII, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 144)
2 Citer Hopfen. Problème des autres (Steensberg, Lühning, etc.) : ont travaillé sur l’archéologie.
3 Cette figure a été reproduite d’innombrables fois par la suite, et on la trouve assez couramment, sans mention de source, il est vrai, dans les dictionnaires, encyclopédies et autres manuels d’agriculture du XIXe siècle.
4 Testart, etc.
5 Sigaut, 1978, « Identification des techniques de récolte des graines alimentaires », JATBA, 25, 3 : 145-161.
6 Les dialectologues qui ont travaillé à l’Atlas linguistique et ethnologique de la France par régions (publié par le CNRS) ont enregistré nombre d’ethnotextes qui confirment le rapport entre latéralité et travail par équipe. Un double de ces enregistrements est en principe archivé à l’INA (Institut National de l’Audiovisuel), mais rien n’a été publié. (Note d’Hélène Franconie)
76 C’est aussi la façon d’interroger qui est en cause. On demande à l’informateur de décrire sa pratique personnelle, mais quand il parle du travail en groupe, on ne lui demande pas si c’était exceptionnel ou habituel. En fait, la vision de l’organisation du travail à l’échelle du hameau ou du village est souvent absente chez les enquêteurs, à moins au contraire que cela ne soit trop évident pour être mentionné. (Note d’Hélène Franconie)
8 En fait, les questionnaires établis par les auteurs des atlas pour faire leurs enquêtes font un inventaire de tous les termes à relever. Chaque cahier d’enquête rempli pour une localité donnée représente une monographie, qui n’est pas publiée. Les atlas représentent une somme de monographies éclatées. (Note d’Hélène Franconie)
9 Alors qu’en latin classique, l’équivalent de « couper à la faucille » est metere, qui a donné mietere en italien, et et le dérivé moisson en français).
10 Dérivé de coup (anc. franç. colp), du latin impérial cŏlăphus « soufflet ».
11 Du latin curtiare « raccourcir ».
12 Vieil angl. *cyttan.
13 Il s’agit plutôt de polysémie, mais qui, en l’espèce, fonctionne comme une homonymie.