Tapuscrit inédit n°6-38 daté du 27 janvier 2009 (9 feuillets), suivie d’une correspondance. Article refusé par la rédaction du Courrier de l’environnement de l’INRA, au motif qu’il manque d’une « vraie connaissance de la philosophie ». [2009(1).pdf]
(RE)METTRE LA SCIENCE EN CULTURE :
LE ROCHER DE SISYPHE ?
Que la science soit largement étrangère à ce qu’on appelle communément la « culture », le fait est bien peu contestable, hélas, et Jean-Marc Lévy-Leblond a bien raison de nous le rappeler. Son analyse de la situation est très stimulante. Elle m’a en tous cas incité à rédiger cette réponse, qui, je l’espère, pourra être publiée dans Le Courrier de l’Environnement comme contribution à ce qui devrait devenir un débat général. Si en effet on ne peut qu’être d’accord avec le diagnostic d’ensemble posé par l’auteur, il me semble que certaines de ses affirmations peuvent et doivent être discutées.
Mais d’abord, quelques mots sur les points qui me semblent incontestables. Que, par exemple, « l’optimisme… du milieu scientifique d’il y a trente ans » soit devenu aujourd’hui « effarant » (p. 7) ; que « la grande majorité des publications [scientifiques] ne laissent pas de traces dignes d’intérêt » (p. 10) ; que « les effets contre-productifs de la division du travail deviennent patents » (p. 13) ; et surtout que la solution ne soit pas simplement de vulgariser, de diffuser une « culture scientifique » qui n’existe pas (p. 9) : tout cela me semble vrai, indiscutablement vrai, et c’est pour cette raison que je n’y insisterai pas davantage.
En revanche, j’ai du mal à comprendre pourquoi J.-M. Lévy-Leblond réserve presque toutes ses critiques aux sciences dites dures. Qu’il y ait une « profonde inculture des milieux scientifiques » (p. 13), soit. Mais l’inculture des milieux littéraires (dont font partie la philosophie et les sciences sociales) est-elle moindre ? De toute évidence non1. C’est même d’un véritable analphabétisme scientifique qu’il faudrait parler. Et ici, je dois dire mon désaccord avec J.-M. Lévy-Leblond au sujet de ce qu’il appelle « The Science Wars ». Car si le canular Sokal a servi à quelque chose, c’est bien à mettre en évidence l’analphabétisme scientifique de trop d’intellectuels. Le bêtisier qui a suivi, Impostures intellectuelles (1997) est, en tant que bêtisier, irréfutable. Les âneries qui y sont rassemblées sont vraies, dans les deux sens du terme : ce sont vraiment des âneries, et qui ont vraiment été proférées sans rougir par des auteurs qui comptent parmi les plus célèbres de la philosophie ou de la sociologie.
Ce qui cependant me semble le plus révélateur dans cette histoire, c’est l’incapacité au moins apparente des philosophes et des sociologues à réagir autrement qu’avec hargne et mauvaise foi. Les scientifiques savent rire d’eux-mêmes, l’existence du prix IgNobel en est une preuve (parmi d’autres). Ce sens de l’auto-dérision paraît manquer à bien des intellectuels. Et le fait n’est pas nouveau : voir l’agressivité remarquable dont fait preuve le professeur de philosophie de M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme (1670). Agressivité dont il n’est pas difficile de trouver la cause. Les autres professeurs (de danse, de musique, d’escrime, de grammaire) enseignent des façons de faire dont chacun peut juger la validité dans sa propre pratique. Le professeur de philosophie enseigne des doctrines dont la validité n’a pas d’autres bases que son autorité personnelle et celle des maîtres qu’il s’est choisis. Tout ce qui tend à mettre en cause cette autorité est donc insupportable – à commencer par la raillerie. Je crois que si les intellectuels d’aujourd’hui ont été si nombreux à réagir au canular Sokal avec une violence comparable à celle du professeur de philosophie de M. Jourdain, c’est pour la même raison : comme ils n’ont pas d’autres références que leur autorité et celle de leurs collègues, ils ne peuvent pas supporter que celle-ci soit mise en cause.
En un mot : si la critique des sciences dites dures est parfaitement légitime, c’est à la condition de ne pas en exonérer indûment la philosophie et les sciences sociales. D’autant, ajouterai-je, que critiquer la science est trop souvent un exercice facile, dont la tradition est d’ailleurs ancienne (Boutroux 1874, Brunetière 1895 et tant d’autres). Ce qui, à mon sens, disqualifie cette tradition est qu’elle est unilatérale, soit parce que les littéraires ont la plume plus facile que les scientifiques, soit parce que ceux-ci ne s’intéressent guère à des questions qui leur paraissent (à tort) secondaires.
Pour sortir de ces apories, je crois qu’on pourrait commencer, très simplement, par mettre un peu plus de rigueur dans l’emploi des mots. Il a été question de culture (et aussi d’inculture) dans ce qui précède. Attention : danger ! Car sous le même terme, les uns et les autres mettent des choses bien différentes. Il y a notamment ce que j’appellerai la culture pratique ou ordinaire, qui est (en principe) l’objet des enquêtes des ethnologues : l’ensemble des savoirs, des façons de faire, des représentations, etc., qui sont communes aux membres d’un certain groupe social. Et il y a la culture cultivée (dite aussi générale) qui, dans notre société, sert à distinguer les personnes… cultivées. Or ces deux conceptions sont très largement antagonistes. Elles le sont notamment, et c’est ce qui nous intéresse ici, par le fait que les cultures ordinaires incluent ipso facto les techniques et les sciences, alors que la culture cultivée les rejette avec dédain. Simondon n’emploie pas l’adjectif, mais quand il écrit que « la culture s’est constituée en système de défense contre les techniques », c’est évidemment à la culture cultivée qu’il pense2.
Or depuis plus de cinquante ans que Simondon a publié son livre, il ne s’est rien passé. Il y a toujours un enseignement dit général, pour les meilleurs, et des enseignements professionnels pour les nuls. Je crois même que la création par ou pour Malraux d’un Ministère des Affaires Culturelles a considérablement aggravé la situation en apportant une caution officielle à la culture cultivée, qui se trouve donc la seule à être reconnue par l’État. Les cultures ordinaires n’ont droit à l’existence que dans la mesure où elles peuvent fournir des éléments assez pittoresques ou décoratifs pour être récupérables par la culture cultivée. J’ignore si c’est pour cette raison que J.-J. Aillagon a parlé dernièrement de supprimer le Ministère de la Culture, mais je pensais depuis longtemps (sans oser le dire) que cette suppression serait une mesure de salubrité publique. Qu’on le veuille ou non, un Ministère de la Culture ne peut pas servir à autre chose qu’à promouvoir la conception cultivée de la culture, à l’exclusion des autres.
Cela étant, il me semble évident que la proposition de (re)mettre la science en culture ne peut pas aboutir. Non par la faute des scientifiques, qui ne demanderaient pas mieux, mais par celle des cultureux, comme on les appelle quelquefois. « Il n’y a pas de culture scientifique, il n’y en a plus », nous dit J.-M. Lévy-Leblond. C’est à la fois vrai et faux. C’est vrai à cause de la spécialisation excessive et des autres défauts des institutions actuelles qu’il dénonce à juste titre. C’est faux parce que les données du problème ne changent pas tellement. Je ne crois pas, par exemple, qu’il faille chercher longtemps pour trouver, vers 1900, des auteurs qui disaient déjà cela, et je ne doute pas qu’il s’en trouvera encore, vers 2100, pour le dire encore. La culture scientifique est une élaboration qui demande du temps. Elle ne peut pas coller aux derniers résultats de la recherche dans tous les domaines. En revanche, elle est embellie par le temps. Nous nous rappelons Galilée, Newton, Lavoisier, Einstein, Bohr… Nous avons oublié la foule innombrable de leurs contemporains, dont les banalités ou les sottises n’ont pas laissé de traces dignes d’intérêt.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas de solution ? Tant que durera la situation actuelle, je crois que c’est malheureusement vrai. La question est de savoir s’il est possible d’agir de façon efficace pour changer cette situation. Je n’ai pas de propositions vraiment concrètes, mais je voudrais proposer deux thèmes de réflexion.
Le premier, c’est le rapport science-technique – ou plutôt son absence. Car ici, l’historien des techniques que j’essaie d’être ne peut que demander aux scientifiques de balayer devant leur porte. Pourquoi tant d’entre eux snobent-ils la technique, aussi naturellement et ingénument que les littéraires snobent la science ? Sans avoir les mêmes excuses, car que serait la science sans la technique ? Voilà un premier point sur lequel on pourrait essayer de s’entendre. (Re)mettre la science en culture, ça ne pourra marcher que si on y (re)met aussi la technique. À condition toutefois de prendre la technique pour ce qu’elle est, et pas seulement comme auxiliaire ou application de la science. Que la technique et la science soient souvent associées, c’est l’évidence, mais cela ne doit pas faire oublier cette autre évidence que plus souvent encore, la technique n’est pas associée à la science. Oserai-je redire, après tant d’autres, que la technique commence dès le début du Paléolithique inférieur, alors que la science n’a pu commencer à exister qu’après l’écriture (qui est une technique) ? On ne peut pas comprendre la science si on fait abstraction de la technique, mais on ne peut pas comprendre la technique si on en fait une sorte d’accessoire de la science. Ce qui suppose, entre autres, que des termes comme technoscience soient bannis3.
Le second thème de réflexion que je voudrais proposer, c’est l’enseignement. Car il est bien évident que rien ne pourra changer tant que l’enseignement ne changera pas. Le sujet est tellement immense que j’hésite à l’aborder. Je crois cependant indispensable de le faire, au risque d’encourir le reproche de partialité. Dès le XIXe siècle, on distingue trois modes d’enseignement pour les sciences : le mode historique, le mode dogmatique et le mode pratique4. Comment ces trois modes ont-ils été utilisés, comment ont-ils été on non combinés entre eux ? Je ne prétends pas le savoir. Mais mon expérience d’élève puis d’étudiant (entre 1955 et 1965) est que le mode dogmatique dominait alors absolument. Il y avait certes des travaux pratiques, mais qui tournaient le plus souvent au folklore. Quant au mode historique, il manquait tout à fait. Ce n’est que vers la fin de mes études que l’existence d’une perspective historique me fut révélée – le mot « révélation » n’est pas trop fort, parce que c’est à partir de ce moment-là que j’ai eu vraiment l’impression qu’il y avait quelque chose à comprendre. Jusque là, la science n’avait été pour moi qu’un grand catalogue de trucs à apprendre par cœur, et si on voulait avoir quelque chance de réussir aux examens, il ne fallait surtout pas perdre son temps à essayer de comprendre. Tous les étudiants de ma génération n’ont sans doute pas vécu la même expérience, et en un demi-siècle, les choses ont eu le temps de changer. Il reste que je ne vois pas comment on peut expliquer que la terre est ronde si on ne part pas de l’idée qu’elle est plate. La vérité (pardon pour cette banalité) est une erreur corrigée. Donc comprendre la vérité, c’est comprendre comment on a corrigé l’erreur, ce qui est affaire d’histoire.
Encore une fois, je n’ai ni le temps ni les compétences pour entrer dans les détails. Mais acceptons un instant qu’il faille développer le mode historique dans l’enseignement des sciences : qu’est-ce que cela impliquerait concrètement ? D’abord, par exemple, une refonte générale des programmes. Ensuite, un rééquilibrage de la formation des enseignants en histoire, pour y donner une place convenable aux sciences (et idem pour les enseignants en sciences, avec l’histoire). Enfin, il faudrait organiser, dès le lycée, des classes communes où par exemple le professeur d’histoire et le professeur de physique-chimie viendraient ensemble parlerd’Ampère ou de Liebig aux élèves. Ces propositions sont-elles réalistes ? Je ne connais pas assez la situation actuelle de l’Éducation Nationale pour le dire. Je crains toutefois que si un ministre s’aventurait à les faire, il ne s’attire une tempête de protestations du genre de celles qui ont coûté leur poste à tant de ses prédécesseurs…5
Suis-je exagérément pessimiste ? Peut-être, mais c’est surtout que je ne crois pas aux bonnes intentions. (Re)mettre la science en culture, c’est infiniment souhaitable. Mais l’idée est ancienne, elle est avancée vers 1900 par Berthelot (qui parle de science éducatrice) et L. Liard (qui parle d’humanités scientifiques)6. Pourquoi est-elle restée lettre morte ? Et que faire aujourd’hui pour la réanimer ? Ce que je voudrais qu’on retienne, c’est que ces deux questions (qu’on peut sans doute formuler autrement) sont cruciales. Tant qu’on n’aura pas trouvé les réponses, on restera dans la position de Sisyphe à remonter toujours en vain le même rocher.
François Sigaut
Le 27 janvier 2009
RÉFÉRENCES
Boutroux, É., 1874, De la contingence des lois de la nature. Paris, Baillière.
Bouveresse, J., 1999, Prodiges et vertiges de l’analogie. Paris, Raisons d’agir.
Brunetière, F., 1895, Après une visite au Vatican, Revue des Deux Mondes, 1er janvier.
Haudricourt, A.-G., 1987, La technologie science humaine. Paris, Ed. de la MSH.
Hulin, N., 2001, Études sur l’histoire de l’enseignement des sciences physiques et naturelles. Paris, ENS éditions.
Petit, A., 1991, « Enseignement scientifique et culture selon Ernest Renan », Revue d’Histoire des Sciences, XLIV, 1 : 24-60.
Sigaut, F., 1990, « De la technologie à l’évolutionnisme… », Gradhiva, 8 : 20-37.
Simondon, G., [1958] 1989, Du mode d’existence des objets techniques. Paris, Aubier.
Snow, C.P., [1959] 1968, Les deux cultures. Paris, Pauvert.
Sokal, A., & Bricmont, J., 1997, Impostures intellectuelles. Paris, Odile Jacob.
Waters, Lindsay, 2008, L’éclipse du savoir. Paris, Allia.
1 Sur ce point, le diagnostic de Snow ([1959] 1968) n’a pas pris une ride. Il a été repris plus récemment par J. Bouveresse (1999). Voir aussi, dans une perspective différente, le pamphlet de L. Waters (2008).
2 Simondon ([1958] 1989 : 9). La phrase citée est la deuxième du premier chapitre (Introduction).
3 Ainsi d’ailleurs que technologie, au moins au pluriel. Car il n’y a pas de technologies, il n’y a que des techniques. La technologie (au singulier), c’est la science (sociale) qui prend les techniques pour objet (Haudricourt 1987, Sigaut 1990, et voir la collection de Techniques & culture, depuis 1983) ; quelques auteurs du XIXe siècle ont même proposé le terme de technographie.
4 Voir notamment les articles de B. Belhoste, É. Saltiel, R. Locqueneux et P. Kahn dans Études sur l’histoire de l’enseignement des sciences physiques et naturelles, textes réunis par N. Hulin (ENS Éditions, 2001).
5 Il est de notoriété publique qu’il est aujourd’hui à peu près impossible de réformer l’Éducation nationale, même pour de bons motifs. Mais il semble bien que les blocages soient très anciens. Voir par exemple l’article d’Annie Petit (1991), qui présente les critiques que faisait déjà Renan dans les années 1860.
6 Cf. l’article de P. Kahn dans l’ouvrage de N. Hulin (2001).