2009(3): “Intendance, rationnement”

Texte daté du 17 novembre 2009 (fichier informatique / dossier « Sigaut »).

INTENDANCE, RATIONNEMENT

Il existe un grand nombre d’activités qui sont aussi nécessaires en temps de guerre qu’en temps de paix. Mais la guerre peut imposer des modalités nouvelles, dont certaines seront transférées dans l’état de paix (et réciproquement). Deux exemples sont proposés dans ce qui suit : l’intendance et le rationnement. Il y a entre eux une certaine symétrie : l’intendance intéresse les armées qui font la guerre, le rationnement concerne plutôt les populations civiles qui la subissent.

 

L’intendance

Bien qu’on en sache assez peu, semble-t-il, sur les formes primitives de la guerre, il semble à peu près évident que les armées permanentes, mobilisables pour des campagnes de longue durée dans des pays lointains, sont une innovation fondamentale. Or il y a à cette permanence des armées une condition sine qua non : l’intendance. La seule autre solution est le pillage. Mais le pillage a ses dangers (la dispersion des hommes) et ne donne que des résultats aléatoires. Une armée doit être régulièrement ravitaillée, sans quoi elle cesse d’exister.

Depuis quand l’intendance existe-t-elle ? On sait combien Alexandre et César, pour ne citer qu’eux, étaient attentifs aux ressources en blé des pays qu’ils traversaient ; le De Bello Gallico, par exemple, en témoigne abondamment. Mais les premiers empires sont bien antérieurs à l’Antiquité classique. Qu’en savons-nous ? Et plus près de nous, qu’en a-t-il été pendant la période coloniale ? Plus généralement, quelle part fut celle des militaires dans l’organisation économique des pays conquis ?

Mais l’intendance ne se limite pas au ravitaillement – celui des hommes et celui des animaux. Elle s’occupe aussi du vêtement, des équipements (notamment des moyens de transport), et surtout, bien entendu, de l’armement. Or ces questions prennent une importance tout à fait nouvelle avec l’usage des armes à feu, à partir des deux derniers siècles du moyen âge.

Il est vrai que de tous temps, il y eut des armes fongibles (javelots, flèches…). On sait assez peu de choses sur leur fabrication, mais il faut bien supposer qu’elle devait avoir quelque chose d’industriel. L’invincibilité apparente des cavaliers asiatiques (Scythes, Huns, Turcs, Mongols, Magyars…) a, pour ainsi dire, aveuglé les esprits. Car ces cavaliers n’étaient invincibles que parce qu’ils étaient aussi des archers. D’où venaient ces nuées de flèches dont ils accablaient les armées ennemies ? Où, par qui, comment étaient-elles fabriquées, avec quels matériaux ?

Cela dit, c’est tout de même avec les armes à feu qu’apparaissent les « munitions » au sens moderne du terme. Le combat va changer de nature. Les armes blanches vont devenir de purs symboles. Il ne restera que des échanges de tirs mobilisant des quantités de munitions de plus en plus énormes, si bien que la guerre finira par apparaître comme une industrie de la destruction, consommant sans mesure ce que produisent sans relâche les industries de l’armement. Dans ce double processus, les tâches de production, de stockage, de transport et d’organisation – en un mot, de logistique – prennent la première place.

Aujourd’hui, c’est la notion même de combat qui tend à se dissoudre. Peut-on encore parler de combat pour décrire, soit des attentats-suicides, soit l’emploi de drones télécommandés à des milliers de kilomètres de distance ?

 

Le rationnement

Depuis le XVIIIe siècle, la pensée économique est comme fascinée par la notion de marché. Les socialistes eux-mêmes (marxistes et autres) n’ont guère su lui opposer que des utopies encore plus contestables.

Cependant, le marché n’est qu’un mode de répartition des biens parmi d’autres, et qui n’est ni le plus ancien – il suppose des structures sociales déjà complexes – ni le plus général – il ne convient, ni à tous les biens ni à toutes les situations. Il est évident par exemple qu’entre les membres d’un ménage, les biens ne sont pas répartis suivant les lois d’un quelconque « marché », mais selon des règles, tacites ou explicites, qui procèdent d’une autre rationalité. Or les ménages ne sont pas seulement des familles, au sens moderne du terme. Ce sont aussi ce que l’INSEE appelle des « ménages collectifs » : couvents, casernes, hospices, pensionnats, etc. Peut-être, de nos jours, ces ménages collectifs ne présentent-ils plus beaucoup d’intérêt. Ils en ont eu certainement bien davantage dans le passé. L’administration des premiers empires (Sumer, Egypte…) était assurée par des palais ou des temples qui étaient de véritables ménages collectifs. Et les grandes « maisons » princières ou royales ont longtemps conservé un fonctionnement semblable.

Un autre cas de figure est celui de la pénurie. Dans une ville assiégée, il n’est plus question de laisser au marché l’allocation de subsistances devenues une question de vie ou de mort. Les mots « rationner » et « rationnement » dateraient respectivement de 1795 et de 1870 (Petit Robert) ; et ils n’entreront dans l’usage courant qu’avec les guerres du XXe siècle. Mais la chose est évidemment bien plus ancienne. Les famines les plus graves ont toujours incité les autorités à recourir à des mesures tendant à rationner les biens d’une nécessité vitale. De toute évidence, il y a des situations de pénurie dans lesquelles le marché ne marche pas, et il n’y a aucune raison de les exclure de nos analyses.

Existe-t-il d’autres cas de figures que ceux-là – ménages collectifs d’une part, pénuries d’autre part ? C’est très possible. Ce qui est sûr, c’est que ces deux situations suffisent à justifier une analyse sérieuse du rationnement comme fait économique. Deux constatations, semble-t-il, s’imposent :

1°, le rationnement est plus ancien que le marché, et son rôle dans le fonctionnement des sociétés a toujours été plus ou moins important, mais jamais négligeable ;

2°, paradoxalement, les économistes et les historiens ne s’y sont jamais beaucoup intéressés, si bien que nous n’en savons pas grand-chose.

Les recherches conduiront sans doute à distinguer et à préciser les différentes formes qu’a pu prendre le rationnement dans l’histoire, et il est fort possible qu’au terme de ces analyses, le concept même doive être remis en cause. On peut encore considérer que le rationnement n’est qu’un cas particulier de régulation dans des situations extrêmes, et que c’est le concept de régulation qui est le plus pertinent. Pour l’instant cependant, on peut admettre que le rationnement est un objet qui mérite qu’on s’y intéresse, et sur lequel les situations de guerre et de paix ont autant à nous apprendre.

François Sigaut

Le 17 novembre 2009
Le 21 décembre 2009