2010(2) : « L’Histoire de l’Agriculture Pour quoi faire ? Pour qui ? »

Texte présenté à l’AEHA. Fichier daté du 15/11/2010.

 L’HISTOIRE DE L’AGRICULTURE

Pour quoi faire ?

Pour qui ?

 

L’Association pour l’Étude de l’Agriculture au XXe siècle (AEHA) a été créée à la fin de 1994. Une date qui prend toute sa signification lorsqu’on observe que le demi-siècle qui a suivi la seconde guerre mondiale a été une époque de bouleversements sans précédents en agriculture, comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres domaines.

Sans précédents ? Ce genre d’affirmation est souvent contestable. Mais ici, les faits sont là : du début du XIXe siècle à la fin du XXe, l’ordre de grandeur des rendements céréaliers, pour prendre cet exemple, est passé de 10 q/ha/an à près de 100 q, soit une multiplication par dix en moins de deux siècles !

Bien entendu, il ne s’agit que d’ordres de grandeur. Pour être plus précis, il faudrait discuter en détail les données, leur validité et leur interprétation, les différences entre pays, régions, terroirs, systèmes de culture, etc. Mais le fait brut, lui, est indiscutable. La limite des 10 q/ha/an était là depuis plusieurs millénaires. Et voilà que tout d’un coup, elle est franchie sans qu’on sache trop où cela va s’arrêter.

Nous savons en gros quelles sont les causes de ce bouleversement. Ce sont : (1) les engrais minéraux, (2) la génétique (sélection variétale), (3) les traitements phytosanitaires, (4) le machinisme, (5) le crédit agricole, (6) etc., etc. La liste n’est pas close, et on peut d’ailleurs la lire dans l’autre sens, puisque sans crédit il n’y aurait pas d’innovations et que sans machines, les agriculteurs n’auraient pas pu faire face à leurs nouvelles tâches. Sans compter que le machinisme a permis un accroissement de la productivité du travail encore plus extraordinaire que celui des rendements…

Mais là n’est pas le problème. Le problème, c’est que ce que nous savons en gros, nous l’ignorons en détail. Ou pour le dire autrement, cette liste n’est qu’une série de questions auxquelles, trop souvent, nous n’avons pas les (bonnes) réponses. Que savons-nous par exemple que l’histoire de la fertilisation ? Tout dépend de qui est « nous », mais je ne crois pas m’avancer beaucoup en disant qu’à part une poignée de spécialistes, « nous » n’en savons pas grand-chose.

Cela étant, que faire ?

D’abord, évidemment, réunir ceux qui ont conscience de la situation. Ce fut l’objectif de Michel Cointat et de ceux qui, avec lui, ont créé l’AEHA en 1994. L’AEHA s’est tout de suite fixé des tâches concrètes – recueillir des témoignages, réaliser des guides d’accès aux archives départementales, etc. Ces tâches sont et restent indispensables. Mais je ne crois pas être infidèle à l’esprit des fondateurs en ajoutant qu’il ne suffit pas de les remplir. Il faut les faire connaître, il faut en montrer l’intérêt à d’autres que ceux qui sont déjà convaincus. Ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’agriculture savent pourquoi, mais ils sont une minorité. La majorité, non seulement ignore l’histoire, mais s’en méfie comme d’une fâcheuse concession au passéisme.

Ne soyons pas trop pessimistes. Peut-être cette mentalité historiophobe est-elle en recul depuis quelques années. Mais elle est encore solidement implantée dans les milieux professionnels, et il est clair que ce n’est pas avec des arguments théoriques qu’on arrivera à la dépasser. Pour convaincre, il faut des résultats, des résultats concrets, qui puissent être utiles à ceux qui sont engagés dans l’action. Or ces résultats, il faut reconnaître que nous ne les avons pas. Ou que si nous les avons, nous ne savons pas les distinguer et les mettre en valeur. Les historiens produisent une littérature abondante, des centaines, voire des milliers de titres par an. Mais ce n’est pas cette histoire-là qui intéresse les professionnels. Et réciproquement, l’histoire qui intéresserait les professionnels, les historiens ne la pratiquent pas. C’est ce fossé qu’il s’agit de franchir.

Qu’on ne voie pas dans ce propos une charge contre les historiens. J’en suis un moi-même, et je ne conteste absolument pas la valeur de ce que l’histoire rurale, qui reste aujourd’hui une de nos traditions les plus dynamiques, a produit et continue de produire. Mais il faut bien constater qu’hors de cette tradition, il se passe des choses fort intéressantes. Je pense aux bibliophiles et aux collectionneurs d’objets de toutes sortes, du tire-bouchon à la moissonneuse-batteuse. Il suffit de se renseigner un peu pour se rendre compte que pour ces choses-là, il y a un marché. C’est-à-dire que beaucoup de gens sont prêts à mettre des sommes plutôt coquettes – sans parler, souvent, de milliers d’heures de travail bénévole – dans l’acquisition et la sauvegarde d’objets anciens auxquels les historiens ne s’intéressent que fort peu. On compte aujourd’hui quelque 2000 musées d’agriculture en France (et les pays voisins, en proportion, font souvent mieux) : beaucoup doivent leur existence à des collectionneurs. Et on pourrait en dire autant des fêtes de travaux dits « à l’ancienne », dont le nombre ne m’est pas connu (plusieurs centaines en tous cas) mais dont le succès ne faiblit pas.

Il y a bien entendu dans tout cela un aspect touristique important. Et alors ? Cela ne montre-t-il pas au contraire que le grand public est capable de s’intéresser à l’histoire, à condition que ce soit une histoire qui le touche ? Le succès des musées et des fêtes à l’ancienne exprime bien une demande d’histoire. Et je crois qu’on peut en dire autant dans bien d’autres domaines. L’histoire du machinisme agricole doit presque tout aux « anciens » du machinisme, presque rien aux historiens universitaires. En ce qui concerne l’agronomie et les sciences connexes, le bilan est moins déséquilibré, mais il est évident que dans les trente dernières années, ce sont les travaux de Jean Boulaine qui ont redynamisé les recherches. Et je rappelle ce que l’histoire des enseignements agricoles doit aux initiatives de Michel Boulet…

Il y aurait sans doute d’autres exemples, mais ceux-là suffisent à mon propos. Je parlais de fossé à franchir. On voit que la difficulté dépend du thème considéré. Dans le cas de l’enseignement, les historiens ont répondu très positivement. Dans le cas du machinisme, leur silence est assourdissant. Il est évident que cela est en rapport avec la vieille opposition entre littéraires et scientifiques (sans parler des techniciens) qui structure notre enseignement depuis des générations.