daté du 15 mars 2010
Projet d’éditorial pour Mémoire et modernité
Mon premier mot dans cet éditorial sera pour remercier tous ceux qui m’ont proposé de succéder à René Groussard à la présidence de notre association – à commencer par René Groussard lui-même, qui en a pris l’initiative. L’AEHA a été créée il y a une quinzaine d’années pour répondre à une demande d’histoire qui n’a fait que se développer depuis. Et comme cette demande est liée à la complexité croissante du monde où nous vivons, on peut gager qu’elle n’est pas près de s’éteindre. « On ne bâtit pas l’avenir sur un passé vide de mémoire », écrivait Michel Cointat dans le premier numéro de Mémoire et Modernité (janvier 1998). C’est une évidence. Ou plutôt ce devrait en être une. Car pour travailler à un avenir qui soit différent du présent, il faut avoir conscience que le présent diffère du passé. Il est vrai qu’on peut choisir d’ignorer l’avenir. C’est un choix qui n’est pas injustifié, tant il est déjà difficile de « prévoir le présent », selon le mot bien connu d’Edgar Faure. Mais c’est aussi un choix qui, s’il est trop exclusif, peut réserver de fâcheuses surprises. La solution raisonnable est simplement, modestement, d’essayer d’y voir clair, en évitant aussi bien les excès de l’utopisme que du catastrophisme.
C’est dans cette entreprise modeste que l’histoire a un rôle à jouer. À condition d’en préciser les conditions. En matière de connaissance du passé, en effet, ce n’est pas seulement le vide qui est à craindre, c’est aussi le trop-plein. Le vide existe : il y a des passés qu’on oublie parce qu’ils n’intéressent plus personne, et des passés qu’on préfère oublier parce qu’ils sont gênants, ou pire (c’est pour certains de ces passés insupportables qu’on a inventé l’amnistie). Mais le trop-plein existe aussi : ce sont les mythes, qu’on donne pour vrais alors qu’ils ont été inventés, et des récits véridiques mais qui, à force d’être répétés, manipulés, instrumentalisés, se mettent à fonctionner comme des mythes. Le seul remède à ces dérives est et a toujours été la critique. Le titre du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (1695-1697) dit exactement cela, à une époque où le mot « critique » signifiait la volonté nouvelle de ne pas s’en laisser conter par les traditions ou les rumeurs.
En ce qui concerne l’agriculture, il y a toujours eu une mythification du passé ou de la nature. Mais c’est surtout au vide que nous avons affaire. Dans le seul domaine dit des grandes cultures, la situation actuelle est le résultat de quatre séries d’innovations majeures : les machines, les engrais chimiques, les pesticides et la génétique. Or à l’exception, partielle, de la génétique, la production historienne sur ces sujets est pratiquement nulle. Ce qui ne veut pas dire que rien n’existe. Sur les tracteurs et le matériel tracté, par exemple, la littérature est abondante. Mais c’est une littérature qui ne s’adresse qu’aux collectionneurs. Il y a des magazines spécialisés (Tractorama, Tracteurs Rétro, Tracteurs Passion et Collection…) et le nombre d’ouvrages disponibles en librairie approche la soixantaine. Mais tout cela n’existe que parce qu’il y a des amateurs, des passionnés de machines anciennes, qui se comptent par milliers dans tous les pays occidentaux, qui passent des centaines d’heures à restaurer leurs machines, qui n’hésitent pas à faire des centaines de kilomètres en camion pour ramener une pièce qui manque à leur collection, qui se pressent en foule à des foires comme celles de Caussade (Tarn-et-Garonne), etc. Cette surabondance ne fait que plus cruellement ressortir le manque de travaux historiques proprement dits. L’histoire est là qui les attend, et les historiens regardent ailleurs.
On pourrait en dire autant des engrais et de la fertilisation, à ceci près que comme il n’y a pas de collectionneurs d’engrais (encore que… ?) il n’y a pas de littérature du tout ! On vient de rééditer la Chimie organique appliquée à la physiologie végétale et à l’agriculture, de Liebig (CTHS 2009, d’après l’édition originale de 1841 chez Fortin & Masson, et avec une présentation détaillée par M. Blondel-Mégrelis). C’est, à ma connaissance, le seul ouvrage récent de quelque importance que nous ayons sur un ensemble d’innovations qui ont permis, il faut tout de même le rappeler, de multiplier par un facteur 10 la moyenne des rendements céréaliers en l’espace de cent-cinquante ans.
Est-ce parce qu’il s’agit de techniques ou de sciences que ces chapitres de notre histoire sont vides ? En grande partie, mais en partie seulement. Car il y a d’autres chapitres, où la problématique est plus classique, et qui n’ont pas eu beaucoup plus de succès pour autant. La répression des fraudes, par exemple, relève de l’histoire de la chimie, mais c’est aussi une question éminemment politique. L’État doit-il intervenir ? Ou bien est-ce aux acheteurs qu’il appartient de se défendre par leurs propres moyens (suivant le vieux principe caveat emptor) ? Le débat, qui remonte au XVIIIe siècle, était encore en cours au début du XXe (je cite le Traité des fraudes alimentaires, agricoles et médicamenteuses, de L. Courcelle et H. Ricard, 1909). On vient de célébrer le centenaire du Service de Répression des fraudes. C’est une fois de plus l’occasion de constater qu’à quelques exceptions près (Le Développement agricole en Loire-Atlantique au 19e siècle, par R. Bourrigaud, 1994), ce thème n’a pas retenu l’attention des historiens. Alors que c’est la nécessité d’un contrôle de la qualité des engrais qui a conduit à la création des premiers laboratoires d’analyse au XIXe siècle, préfigurations des stations agronomiques du siècle suivant.
C’est à cause de tous ces vides que l’AEHA a un rôle essentiel à jouer, et c’est pour cette raison que j’ai accepté d’en assumer la présidence. J’espère ne pas décevoir ceux qui m’ont fait l’honneur de me la proposer. Il faut continuer ce qui a été commencé, notamment les guides départementaux. Car tout ce qui concerne la collecte des témoignages, le repérage, la conservation et le classement des sources, est une urgence indiscutable. Mais il faut aussi stimuler les recherches, sans lesquelles les témoignages et les sources sont voués à tomber dans l’oubli tôt ou tard. Et il faut encore que les recherches elles-mêmes atteignent le ou les publics qu’elles sont susceptibles d’intéresser, faute de quoi elles risquent de rester lettre morte. Comment faire ? Il n’y a pas de réponse simple, mais ce n’est pas une raison pour ce pas essayer. L’AEHA a été créée pour cela. Il faut continuer.
F. Sigaut
Le 15 mars 2010