COMPRENDRE LES TECHNIQUES
POUR COMPRENDRE LES SOCIÉTÉS
Ce titre est probablement trop ambitieux. C'est en tous cas une ambition que je n'avais pas quand j'ai commencé les recherches qui devaient aboutir à ma thèse, L'Agriculture et le feu (1975). Je venais de l'agronomie, et mon but était alors beaucoup moins ambitieux : il n'était que de mieux comprendre, pour mieux les distinguer, les différentes techniques utilisant le feu dans les agricultures de l'Europe pré-industrielle. Dans le langage courant, ces pratiques étaient toutes plus ou moins confondues sous le terme d'écobuage, et toutes condamnées comme également archaïques, irrationnelles et nuisibles à l'environnement.
Ma thèse me permit de faire deux constatations : (1), que c'était la condamnation en bloc de toutes ces pratiques sans distinction qui était irrationnelle; et (2) que ces pratiques elles-mêmes, pour peu qu'on les examine d'assez près, étaient toujours des réponses rationnelles aux circonstances du moment et de l'endroit. Ce qui est d'ailleurs une sorte de postulat : toutes les techniques en usage sont rationnelles, parce personne n'a jamais été assez fou pour utiliser régulièrement une technique qui ne marche pas ! Il y a des inventions irrationnelles, mais ce sont celles qui ne réussissent pas ; seules les inventions rationnelles peuvent entrer dans l'usage commun.
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En même temps que je découvrais la réalité et la rationalité des techniques du feu en agriculture, je fus amené à découvrir celle des labours. L'histoire serait similaire, simplement plus complexe parce que la diversité des méthodes de labour en Europe est immense (personne n'en a encore vraiment fait la synthèse). Mais de même que le mot faussement savant d'écobuage masquait la réalité au lieu de l'éclairer, de même il m'apparut très vite que le mot jachère était à l'origine de contre-sens encore plus désastreux. Dans l'usage courant (littéraire) aujourd'hui, la jachère est une période d'une durée indéfinie (un an à plusieurs dizaines d'années) pendant laquelle on laisse le sol "se reposer" après une ou quelques récoltes. C'est ainsi qu'on parle de "longues jachères" dans les pays tropicaux où la forêt est coupée et brûlée tous les 20 ou 25 ans pour laisser place à une ou deux récoltes, après lesquelles on laisse la forêt se reconstituer pendant les 20 à 25 années suivantes.
Le problème, c'est que cet emploi du mot "jachère" est en contradiction totale avec sa signification dans les agricultures traditionnelles de l'Europe. Ces agricultures étaient presque toutes basées sur la culture des céréales d'hiver, blé et seigle surtout, qui devaient être semées en automne (octobre) et récoltées l'été suivant (juillet à septembre). Ces semis d'automne étaient préparés longtemps à l'avance. Il fallait un minimum de trois labours, et souvent bien davantage, dont le premier était donné au printemps, en avril ou mai, et le dernier juste avant ou juste après le semis. C'est cet ensemble de labours qui était désigné par le terme de jachère, lequel désignait également deux autres choses : les terres soumises à ces labours, et la période ou saison pendant laquelle ils avaient lieu. Les jachères, autrement dit, n'étaient pas des terres abandonnées pour qu'elles se "reposent" pendant une durée indéfinie, mais des terres soumises à une série bien définie de façons culturales destinées à les préparer pour les semis, et dont la durée ne dépassait pas quatre à six mois.
Il faut sans doute un certain effort de réflexion pour se rendre compte de ce qu'a de désastreux un pareil contre-sens. Mais si on accepte de faire cet effort, on comprend vite à quel point les représentations des anciennes agricultures européennes que nous donne l'historiographie classique peuvent être fausses. En réalité, pour résoudre le problème de la jachère, il faut, non seulement savoir ce qu'elle est, mais encore savoir ce qu'elle n'est pas. Et pour cela, le meilleur moyen est de bien distinguer ce qu'on peut appeler les états successifs du champ. Dans toute l'Europe pré-industrielle, ces états étaient les suivants :
– la jachère, période des labours de préparation de la culture d'hiver, d'avril-mai à octobre de l'année 1 ;
– le champ ensemencé, du semis à la moisson, soit d'octobre de l'année 1 à juillet-août de l'année 2 ;
– les chaumes, après la moisson et jusqu'au premier labour de la culture suivante, qui aura lieu en mars ou avril de l'année 3 si cette culture est une céréale de printemps (orge, avoine), ou un peu plus tard (avril-mai de l'année 3), si cette culture suivante est une céréale d'hiver préparée par une nouvelle jachère ;
– les pâtis, qui sont ce que deviennent les chaumes quand, au lieu de les labourer à nouveau, on y laisse repousser l'herbe pour les utiliser comme pâturages.
On voit où est l'erreur : la fausse notion de "jachère" mélange plusieurs choses bien différentes, et que les paysans distinguent soigneusement dans leurs dialectes : la jachère véritable (labourée), les chaumes et les pâtis. On comprend qu'avec une grille d'analyse aussi défectueuse, il soit impossible de se faire une idée exacte de la réalité.
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Je ne peux pas aller plus loin ici dans l'analyse des anciens procédés de labour. Il y faudrait des heures, sans que les données disponibles permettent d'ailleurs d'épuiser le sujet. Je me borne à citer deux ouvrages récents, l'un collectif (Nous labourons, Nantes 2007), l'autre co-réalisé par P. Morlon et moi-même (La troublante histoire de la jachère, Dijon & Versailles 2008), qui rassemblent l'essentiel des connaissances actuelles. Je voudrais cependant ajouter un dernier détail. Les anciennes charrues européennes ont intéressé les folkloristes depuis longtemps. La première synthèse, due à Paul Leser (Entstehung und Verbreitung des Pfluges, 1931) ne prenait en compte que la forme des instruments, pas leur fonctionnement. La seconde, due à A.-G. Haudricourt et M. J.-B. Delamarre (L'Homme et la charrue, 1955), s'intéressait davantage au fonctionnement, mais sans prendre en compte la diversité réelle des procédés de labour. Si bien que ni l'une ni l'autre ne rendent compte de l'existence de deux organes qu'on ne trouve attestés nulle part dans le monde ailleurs qu'en Europe : le coutre et l'avant-train à roues qui équipent, non pas toutes les charrues européennes, mais une bonne partie d'entre elles. Que signifie cette particularité ?
Il se trouve que mes recherches sur l'écobuage m'ont conduit vers une réponse, qui est l'adaptation à des sols gazonnés, c'est-à-dire rendus résistants par le chevelu des racines d'herbes qu'ils contiennent. Le gazon, par opposition à la motte de terre dépourvue de racines, est une notion présente dans toutes les langues européennes (l'anglais a sod, turf vs clod, le latin a caespis vs gleba, etc.), et tous les jardiniers savant pourquoi : travailler un sol gazonné exige un travail beaucoup plus pénible que de travailler un sol qui ne l'est pas. Or le coutre et l'avant-train des charrues sont des organes spécifiquement adaptés au travail des sols gazonnés. Le coutre (un fort couteau) sert à couper verticalement la tranche de terre, ou plutôt de gazon, qui sera soulevée par le soc et renversée par le versoir ; sans coutre, le labour d'un sol gazonné serait à peu près impossible. Quant à l'avant-train, il sert à réaliser un réglage très précis du labour en largeur et surtout en profondeur, précision qui répond à deux nécessités : celle d'avoir des tranches de terre aussi nettement et régulièrement découpées que possible, et celle de travailler à faible profondeur. Car en sol gazonné, labourer trop profond est contre-productif, à la fois parce que cela nuit à la bonne décomposition des matières organiques, et parce que cela est exténuant pour les attelages.
En somme, le gazon, dans sa définition précise – sol enherbé rendu résistant par le chevelu des racines qu'il contient – est un facteur écologique de première importance. Il serait sans doute exagéré de prétendre que c'est la capacité de mettre en culture les sols gazonnés qui explique tout ce que les agricultures européennes ont de spécifique. Mais elle en explique une partie : car le fait est qu'hors d'Europe, les sols gazonnés sont rarement cultivés, quand ils existent. Or à ma connaissance, ni les géographes, ni les écologistes, ni même les agronomes, ne prennent en compte ce facteur dans leurs recherches. À quoi tient cette cécité ? Je ne vois pas d'autre explication possible que l'ignorance des techniques. Le gazon fait partie de ces évidences que personnes ne "voit", tellement elles sont banales. Il faut faire le détour par l'analyse des techniques pour prendre conscience de leur importance.
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Je voudrais maintenant passer à un exemple différent, celui de la mouture des grains. Ici encore, il faut commencer par distinguer ce qui doit l'être, à savoir la mouture proprement dite, dont le but est d'écraser les grains pour les réduire en farine, et le décorticage, ou pour mieux dire le mondage, dont le but est au contraire d'obtenir des grains entiers, débarrassés de leurs enveloppes. En Europe, l'historiographie de la mouture est abondante, celle du mondage est au contraire fort pauvre ; l'ouvrage récent qui fait le point sur ce sujet est Le Décorticage du riz, par Yoshio Abé (2007).
La mouture et le mondage sont parmi les premières opérations à avoir donné lieu à des innovations mécaniques, dès le Ve siècle avant notre ère. Et ces innovations ont donné lieu à plusieurs traditions différentes, dont celles des deux extrémités opposées de l'Eurasie : l'Europe occidentale et l'Asie orientale. En Occident, on moud les grains ; le mondage existe aussi, mais seulement pour des céréales d'importance locale ou secondaire : avoine, millet, orge… En Asie orientale, c'est le contraire : la technique la plus importante est le mondage, la mouture proprement dite n'a que des utilisations assez limitées.
Des deux côtés, cependant, il y a un point commun : dans leurs formes les plus rudimentaires, le mondage et la mouture sont des tâches réservées aux femmes. Il peut y avoir quelques différences à cet égard, dans la mesure où on a quelques documents montrant des hommes pilant le riz avec un pilon à bras à Taiwan, aux Philippines, etc. Mais s'agissant de la mouture proprement dite, toutes les données disponibles concordent : écraser des grains à l'aide de deux pierres, la pierre supérieure (molette) étant actionnée par un mouvement de va-et-vient sur la pierre inférieure fixe (meule), est une tâche féminine. C'est une règle à laquelle je ne connais pas d'exception.
Or en Occident, les moulins à eau et à vent, qui ont pratiquement fait disparaître le mouture à bras dès le Moyen Âge, sont gérés par des hommes. Des hommes (les meuniers) dont c'est le métier, c'est-à-dire que cette activité est la seule (ou la principale) à laquelle ils s'adonnent, et qu'ils en vivent. Ce qui pose la question suivante : comment est-on passé de la première situation – mouture manuelle, tâche féminine – à la seconde – mouture mécanique, tâche masculine ?
Cette question se pose dans la plupart des autres industries, mais il se trouve que s'agissant de la mouture des grains, les données archéologiques et historiques sont relativement abondantes. La bibliographie est immense, aussi je me borne à vous proposer le très bref résumé que voici :
– les premières pierres à moudre à mouvement de va-et-vient (angl. grindstones) sont attestées depuis –50000 à –15000 ans selon les régions ; elles restent en usage, sans modifications très importantes, jusque vers –500 ;
– les premières innovations apparaissent dans certains pays de la Méditerranée vers cette époque (–VIe siècle) ; elles aboutiront plus tard aux meules rotatives (–IVe/–IIIe siècles) puis aux moulins à eau (–Ier siècle) ; mais elles commencent par d'autres perfectionnements, telles que le rayage des surfaces de travail, le creusement en trémie de la meule supérieure et l'emploi d'un levier pour permettre l'emploi de meules plus lourdes…
– et c'est en connexion avec ces premiers perfectionnements qu'on trouve les premiers documents (iconographiques) montrant des hommes actionnant des meules.
Ces constatations m'ont conduit à proposer (en 1982), l'hypothèse que ces hommes devaient être des esclaves, et cela pour deux raisons principales. La première est que dans toutes les sociétés dites primitives (et même encore en grande partie dans celles d'aujourd'hui), il est impensable que des hommes – des hommes libres s'entend – fassent des travaux réservés aux femmes. La seconde est que dans les sociétés de l'antiquité méditerranéenne, l'esclavage a connu un développement extraordinaire, au point que malgré l'absence de véritables statistiques, on admet que les esclaves constituaient une large majorité de la population.
À ces deux considérations s'en ajoutait d'ailleurs une troisième, c'est que dans les sociétés esclavagistes, l'esclave représente un capital qu'il s'agit de faire fructifier, comme le bétail. Or dans toutes les sociétés qui utilisent des animaux de travail, on constate l'existence de dispositifs mécaniques plus ou moins complexes (attelages, véhicules, instruments aratoires, etc.) destinés à tirer le meilleur parti possible de la force des animaux. Pourquoi n'en aurait-il pas été de même lorsque le bétail était humain ? Pourquoi les moulins perfectionnés n'auraient-ils pas été aux esclaves ce que les premiers instruments attelés ont été aux bœufs et aux chevaux ?
Je dois dire qu'à l'époque (dans les années 1980), cette hypothèse fut plutôt mal reçue par mes collègues spécialistes de l'Antiquité classique (la Grèce et Rome), si bien que je l'ai un peu laissée de côté. Une des raisons de cet insuccès est qu'elle allait directement à l'encontre d'une idée reçue depuis les années 1930, idée selon laquelle l'esclavage antique, en abaissant le coût de la main d'œuvre et en avilissant le statut du travail manuel, aurait été un obstacle au progrès technique. Il y faudrait toute une discussion, mais je me borne à dire que cette idée n'est pas démontrée. Ne serait-ce que parce l'Antiquité gréco-romaine n'a pas été une période de stagnation technique, au contraire. Les innovations y ont été nombreuses et importantes, et pas seulement dans le domaine de la mouture des céréales. Si l'esclavage a été un obstacle à l'innovation, il faut reconnaître que cette obstacle a été bien facilement franchi !
Il me semble que les Européens d'aujourd'hui n'ont qu'une conception partielle de l'esclavage. Conception biaisée par le fait que la plupart d'en eux ont en tête l'esclavage colonial, des XVIIe-XIXe siècles, qui représente un cas très particulier. Sur l'esclavage en général, la meilleure synthèse est et reste l'ouvrage de H.J. Nieboer, Slavery as an industrial system, publie en 1900. Bien que plusieurs fois réédité depuis, cet ouvrage ne me semble pas avoir eu la reconnaissance qu'il mérite. Une des idées maîtresses de Nieboer est qu'en faisant de l'esclave la propriété exclusive d'un maître, c'est-à-dire une chose, on le "libère" des règles de conduite qui sont celles des personnes dites libres dans les sociétés basées sur la famille ou sur le lignage. L'esclave reste un être humain, au sens physique, matériel du terme : il a un corps, des bras, des mains et une intelligence que son maître peut utiliser à son gré. Mais il n'est tenu à aucune autre règle que d'obéir à son maître. Cette "liberté" des esclaves fait d'eux des auxiliaires particulièrement précieux en politique. Les chefs, les rois, les empereurs ont intérêt à s'entourer d'esclaves qui n'ont qu'une seule allégeance, plutôt que d'hommes "libres" qui en ont toujours plusieurs, puisque s'ils doivent être fidèles à leur chef, ils doivent l'être aussi à leur lignage, à leur tribu… Ce qui explique un phénomène attesté dans d'assez nombreuses sociétés : à la longue, les esclaves arrivent à assumer la réalité du pouvoir, n'en laissant que l'apparence à ses détenteurs légitimes – une apparence qui n'est même pas toujours respectée, comme dans le cas de l'Égypte des Mamelouks, qui n'est pas le seul de son espèce.
Encore une fois, je dois me borner ici à des généralités. La bibliographie sur l'esclavage se compte en milliers de titres (celle de J.G. Muller, parue en 1985, en recensait exactement 5177). Mon argument se résume à ceci : dans toutes les sociétés qui pratiquent l'esclavage, celui-ci est ou peut-être utilisé comme un moyen de tourner les règles qui assignent leur rôle aux individus. Un de ces règles est celle qui répartit les tâches entre les hommes et les femmes. L'esclavage a pu servir à tourner cette règle-là aussi, et c'est vraisemblablement ce qui s'est passé dans le monde gréco-romain antique. Les cités grecques, puis l'empire romain, doivent une large part de leurs supériorité sur les sociétés barbares à l'utilisation massive d'esclaves dans la production. Non pas tellement parce que les esclaves pouvaient être davantage exploités que les hommes libres, mais parce le statut d'esclave permettait de leur faire exécuter (aux esclaves hommes) des tâches jusqu'alors réservées aux femmes. On a observé qu'à Rome, l'esclavage était de courte durée, six ans seulement en moyenne, après quoi le destin ordinaire d'un esclave non révolté était d'être affranchi et de se mettre à son compte, au prix d'une redevance à payer à son ancien maître. Il me semble que cette pratique de l'esclavage est à l'origine de nos métiers modernes. L'esclave affranchi pourra se marier, avoir des héritiers légitimes et devenir citoyen romain, lui ou ses enfants. Mais il continuera à exercer une activité artisanale qui lui aurait été interdite s'il n'était pas passé par l'esclavage.
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Cependant, on ne peut pas en rester là. Car rien ne permet d'affirmer que l'esclavage soit le seul et unique moyen de tourner la répartition des activités entre hommes et femmes (RAHF). Y a-t-il d'autres moyens, et lesquels ?
Il y en a au moins deux : le travestissement et les castes. Mais avant d'y venir, je dois rappeler une observation de P. Clastres ("Archéologie de la violence", Libre, 1977, 1: 137-173). "La société primitive, dit-il, est indivisée. […] Hors celle qui relève des sexes, il n'y a en effet dans la société primitive aucune division du travail. […] Les hommes savent tous faire tout ce que les hommes doivent savoir faire, toutes les femmes savant accomplir les tâches que doit accomplir toutes les femmes…" En d'autres termes, dans ces sociétés, la répartition des activités entre hommes et femmes est une règle absolument fondamentale, à laquelle il n'est pas question de déroger.
Nous venons de voir comment l'esclavage pouvait permettre d'enfreindre cette règle, et à quel prix. Le travestissement est un autre moyen, avec un prix différent. L'homme qui, pour quelque raison que ce soit, décide de s'adonner à des tâches féminines doit tout simplement devenir "comme une femme". Il s'habille en femme, il adopte le même mode de vie que les femmes, il peut même épouser un autre homme… Il devient un berdache, pour reprendre le terme classique de l'anthropologie nord-américaine. Mais le fait n'est pas propre à l'Amérique. Il est aussi attesté en Polynésie, où les travestis sont appelés mahu, raerae, fa'afafine, etc., selon les régions. Et rien ne prouve qu'il n'existe pas ailleurs encore. Je n'ajouterai à ce rappel que deux remarques. La première, c'est que la solution "travestissement" ne fonctionne qu'au niveau des individus, elle ne conduit pas à des changements structurels tels que ceux que nous avons vus avec l'esclavage, elle les empêcherait plutôt. La seconde remarque, c'est qu'on a eu beaucoup trop tendance à ne voir dans le phénomène "berdache" qu'une conséquence de l'homosexualité des individus, alors que sur ce point, les preuves manquent absolument.
Les castes, enfin. P. Malinowski a observé naguère, aux îles Trobriand, que bien qu'il n'y ne s'y trouvât pas de spécialisations individuelles, il y avait parfois des spécialisations collectives, tel village s'adonnant à telle fabrication, telle autre village à telle autre, etc. Il me semble qu'il y a là quelque chose qui ressemble à l'embryon d'une société de castes. Ce qui renvoie à une question fort ancienne : y a-t-il des castes ailleurs qu'en Inde ? Des auteurs célèbres ont refusé de l'admettre. Il me semble au contraire que c'est incontestable. Il est vrai que le système des castes en Inde présente des caractéristiques qui sont propres à ce pays. Mais qu'il y ait des castes dans d'autres régions du monde, en Afrique Noire par exemple, cela me semble indéniable. Dans la logique de ce qui précède, en tous cas, la caste apparaît comme une troisième solution possible au problème de l'intangibilité de la RAHF dans les sociétés primitives. Chaque groupe social reste indivisé, pour reprendre la mot de Clastres ; la répartition des tâches y conserve toute sa rigueur. Mais elle diffère de celle des groupes voisins. Et comme ces différents groupes sont désormais, du fait de leurs spécialisations différentes, dans une relation de dépendance mutuelle, ils forment ensemble ce qu'on peut appeler une super-société, au sein de laquelle il n'y a plus une répartition unique, mais autant de répartitions différentes que de groupes différents. Le résultat final ressemble un peu à la structure de la société en métiers qu'on observe en Europe, à cette différence près, qui est évidemment essentielle, que ces métiers sont strictement héréditaires.
En fin de compte, l'esclavage, le travestissement et les castes apparaissent bien comme trois solutions différentes au même problème, qui est celui de l'indivision des sociétés dites primitives – et de beaucoup de sociétés qui n'ont plus rien de primitif. Mais ces solutions ont des conséquences bien différentes, qui restent à analyser en détail. J'arrête là mon propos, en insistant toutefois sur le fait que c'est l'étude des techniques qui m'a conduit à ces réflexions, dont j'ai conscience qu'elles auront pu paraître trop éloignées les unes des autres. Quoi de commun en effet entre la notion de gazon et la question des berdaches ? Rien d'autre, en réalité, que l'observation détaillée de certaines techniques. C'est pourquoi je concluerai en modifiant un peu le titre de cet exposé. Essayer de comprendre les techniques, cela conduit nécessairement à essayer de comprendre les sociétés. Mais la réciproque est moins vraie, parce que si on commence par essayer de comprendre les sociétés dans leur globalité, on risque de passer à côté des techniques, et donc d'ignorer tout ce qu'elles peuvent nous apprendre.
Le 2 décembre 2010
François Sigaut