2011(4) : « Pour sauver la planète, l'homme doit-il mourir de faim ? »

 Tapuscrit n°7-5 daté du 13 mai 2011 (2 feuillets). [2011(4).pdf]

 

« Pour sauver la planète, l’homme doit-il mourir de faim ? »

 

Si je reprends le titre de cet article de Jean-Marie Bourre, paru dans le dernier numéro de notre Lettre, c’est parce qu’il dit parfaitement ce qu’il faut dire. Ce qu’il faut crier, même, si nous voulons sortir de l’état d’hébétude où nous met ce que j’appellerai la novlangue écologiste. Je viens en effet de trouver dans la presse cette phrase extraordinaire, où toute l’absurdité de cette novlangue est comme concentrée : « On ne va pas traumatiser la Terre qui déjà n’en peut plus de nous supporter. »1 Et dans un prospectus publicitaire que France Télécom envoie à ses abonnés avec leur facture2, je trouve encore ceci :

 

« les réflexes verts

 

l’éco-citoyenneté à la portée de tous

Préserver la planète, chacun peut y contribuer car chaque geste compte. […]

 

agir concrètement pour la planète

Choisir la Facture sur le net pour utiliser moins de papier, acheter un téléphone aux bonnes performances environnementales, […] Quelques gestes simples permettent de participer à la sauvegarde de la planète. »

 

Ce langage est-il plus ridicule que consternant, ou plus consternant que ridicule ? On peut en discuter. Ce que je trouve non seulement consternant et ridicule, mais véritablement inquiétant, c’est que peu à peu, insidieusement, sans nous en apercevoir, nous nous habituons à lire et à entendre ces énormités comme si c’étaient des choses normales. Je me demande si Orwell ne s’est pas trompé lorsqu’il a écrit 1984, au moins sur un point. Il a cru que le bourrage de crâne était essentiellement le fait des dictatures (Big Brother). Or ce ne sont peut-être pas les dictatures qui sont les plus efficaces dans ce domaine, dans la mesure où elles se désignent d’elles-mêmes à leurs victimes par la violence dont elles prennent le monopole. Dans le cas de l’écologisme, il n’y a pas de dictature identifiable. Ou si on veut, il n’y a qu’une dictature soft, sans violence et sans dictateurs identifiables. D’où une propagande d’autant plus efficace que personne ne sait trop d’où elle vient...

 

On pourra m’objecter que c’est ainsi que fonctionnent les modes. Sans doute, mais les modes proprement dites, ne portent que sur des convenances, vestimentaires ou autres. Et surtout, elles changent : les modes sont passagères par nature, et si les dictatures étaient aussi passagères que les modes, elles ne seraient pas très redoutables. La « mode » de l’écologisme dure maintenant depuis près d’un demi-siècle. Cela commence à faire beaucoup. N’est-il pas temps de nous en inquiéter sérieusement ?

 

Je trouve effarant, par exemple, qu’on parle d’agriculture « biologique ». Comme s’il pouvait y avoir des agricultures qui ne le soient pas ! L’agriculture est biologique par définition. À quoi pourraient bien ressembler des agricultures qui ne seraient pas biologiques ?

 Je trouve insultant qu’on parle d’agriculture « raisonnée », comme s’il y avait des agricultures « irraisonnées ». Qui sont donc ces agriculteurs qui ne raisonnent pas ? Des arriérés ? Des abrutis ? Des débiles mentaux ?

 Et quand j’entends parler de « commerce équitable », je flaire l’arnaque. Car si le commerce qui se prétend équitable l’était vraiment, cela voudrait dire, si les mots ont un sens, que le commerce « ordinaire » ne l’est pas. Qu’il est inéquitable, donc frauduleux, donc répréhensible. Mais alors, pourquoi le tolère-t-on ?

 

Il y aurait bien d’autres exemples. S’agit-il d’un simple abus des termes ? Je ne le crois pas. Même si le cauchemar de 1984 ne s’est pas réalisé, je crois qu’Orwell a eu raison, mille fois raison, d’insister sur les méfaits de la manipulation systématique des mots. Dans le même numéro de notre Lettre, Claude Monnier s’insurge contre ce « corpus informel d’affirmations répétées » qu’on oppose aux agriculteurs pour leur imputer tous les maux imaginables. Je suis entièrement d’accord avec lui, mais en même temps je crois que c’est justement leur caractère informel qui fait la force de ces affirmations répétées. Des expressions comme « agriculture biologique », « biodiversité », « performances environnementales » ou « sauvegarde de la planète » n’ont aucun contenu réel, et c’est justement pour cela qu’on ne peut pas les réfuter. Le procédé (suggestion, méthode Coué, etc.) est celui de toutes les propagandes, y compris de la publicité, il doit son efficacité à l’élimination de la réflexion. C’est pourquoi je crains que la revendication très raisonnable d’un « réquisitoire scientifiquement étayé, signé, … et point par point discutable » n’ait que fort peu de chances d’aboutir.

La seule réponse possible au bourrage de crâne, me semble-t-il, c’est d’en analyser les modes de production et de fonctionnement. Et cette analyse aura nécessairement une dimension historique (je prêche ici pour mon saint). L’écologisme est apparu bien avant les années 1950, sauf qu’alors on parlait plutôt de naturisme et que son importance était assez marginale (encore que… ?). Le devant de la scène était occupé par les totalitarismes proprement dits : marxisme, fascisme, nazisme…, qu’on a qualifiés, à juste titre me semble-t-il, de religions séculières. L’écologisme est la religion séculière de notre époque. Une religion infiniment moins dangereuse que les précédentes, il ne faut certes pas tout mélanger. Mais une religion tout de même, et qui pourrait bien aboutir, si on n’y prend pas garde, à un étouffement de la pensée assez comparable. Il est urgent, je crois, d’en prendre conscience.

 

F. Sigaut, le 13 mai 2011

 

P.S. Il va de soi que je ne confonds pas l’écologisme, qui est une idéologie, et l’écologie, qui est une science. Et je ne suis pas le premier à regarder l’écologisme comme une religion séculière. J’ai l’impression que la littérature sur ce sujet commence à être assez abondante, même si je ne suis pas en mesure de proposer ici une bibliographie.

 

1 Libération du 11 mai dernier, dans un entrefilet intitulé « Danielle Mitterand dénonce les gaz de schiste »).

2 Ce prospectus est aussi intitulé La Lettre ; il est numéroté et daté comme un véritable périodique (n° 82, mars-avril 2011).