SUR LA « VOLATILITÉ » DES PRIX AGRICOLES
Quelques réflexions préliminaires
Ce qu’on appelle aujourd’hui la volatilité des prix agricoles n’est pas un fait nouveau. C’était autrefois plutôt la norme, il suffit de rappeler l’histoire de Joseph dans la Bible (Genèse, chap. 41 et 47). Sans remonter aussi loin, tout le monde sait (ou devrait savoir) que l’alternance des périodes d’abondance et de pénurie a rythmé la vie quotidienne des Européens jusqu’au milieu du XIXe siècle, et même un peu au delà. Et cette irrégularité dans les récoltes déterminait des variations de prix qui seraient absolument impensables aujourd’hui. Longtemps sans doute, les famines furent considérées comme des événements naturels, auxquels personne ne pouvait rien. Mais guère moins traditionnelle est la thèse contraire, selon laquelle, 1° les famines étaient le résultat de manœuvres criminelles par des accapareurs, 2° que l’État devait réprimer avec toute la rigueur nécessaire.
En fait, ce qui était généralement attendu des pouvoirs publics était, 1° de prévenir ou de limiter les disettes par des mesures de stockage préventif (« greniers d’abondance » et des approvisionnements de secours (achats de grains à l’étranger), et parfois 2° d’en atténuer les effets par des mesures de rationnement. C’est toute la question des administrations dites de l’Annone pratiquées par de nombreuses municipalités en Italie, en Suisse, en Allemagne, etc. (et même quelques unes en France), et de ce qu’on appelait la police des grains sous l’ancien régime.
Une date à retenir dans cette histoire est celle de la Guerre des farines, en avril-mai 1775. Deux siècles avant Thatcher, Turgot avait soutenu l’idée que la régulation n’était pas la solution mais le problème et qu’il ne fallait surtout pas que l’État intervienne sur le marché des grains. La montée des prix et les émeutes qui s’ensuivirent montrèrent assez vite où était l’erreur. Certes, l’État n’était pas intervenu sur les marchés, lui objectèrent quelques critiques, mais il avait dû envoyer l’armée contre les émeutiers, ce qui était une autre forme d’intervention ; et laquelle des deux était préférable à l’autre ? L’État, en somme, avait le choix entre diverses formes d’intervention, il n’avait pas le choix entre intervenir ou s’abstenir. La liberté totale, incontrôlée, illimitée des marchés n’était qu’une utopie vide de sens.
Tout cela est peut-être vrai, m’objecterez-vous, mais nous n’en sommes plus là. Le rapport subsistances/population n’a plus rien de commun aujourd’hui avec ce qu’il était au XVIIIe siècle, au moins dans nos pays dits développés. Les famines ont disparu, sauf dans quelques pays lointains et exotiques, où d’ailleurs il ne manque pas d’ONG pour s’en occuper… Sans doute. J’ajouterai même que non seulement les famines ont disparu, mais que nous en avons perdu jusqu’au souvenir. Même sous l’Occupation en 1940-1944, les Français n’ont rien connu qui approchât ce qu’était une disette ordinaire au XVIIIe siècle. Et il est plus qu’improbable que nous revenions à la situation du XVIIIe siècle (si nous devons y revenir un jour) avant un siècle ou deux.
Il reste que les faits sont des faits, quels que soient leur date et leur contexte, et que l’Économie ne peut pas prétendre être véritablement une science si elle sélectionne arbitrairement les faits qui l’arrangent et ignore les autres. Tous les faits relevant de l’Économie sont datés, tous sont donc objets d’histoire. Je dirai même que les plus récents, comme les plus anciens, ne nous sont connus que par l’histoire. Que serait l’Économie sans statistiques ? Or les statistiques sont des archives, elles relèvent de l’histoire, même celles qui portent sur l’année dernière ! Si on se place à un point de vue scientifique, la notion d’actualité n’a aucun sens. Tous les faits sont des faits, qu’ils aient été observés il y a cinq ans, il y a cinquante ans ou il y a cinq siècles. La seule différence qu’on doive faire entre eux tient à la qualité de la documentation qui nous les fait connaître.
Certes, il faut se limiter. Qui trop embrasse mal étreint, dit le proverbe à juste titre. Mais il faut examiner et justifier les limites qu’on se donne. Dans les dernières années, les économistes avaient cru pouvoir oublier la crise de 1929. Ils y reviennent avec une unanimité dont on se féliciterait si on pouvait être sûr qu’il y a là plus qu’un simple effet de mode. Ce qui aurait été préférable, c’est que les économistes n’aient pas oublié 1929 (ni d’ailleurs les crises antérieures), et que par conséquent la crise actuelle ne les ait pas pris par surprise. Encore une fois, qu’on n’objecte pas la nécessité de rester au plus près de l’actualité. Les théories économiques se veulent d’une validité générale, c’est-à-dire intemporelle. Il faut donc qu’elles s’appliquent à tous les temps, à tous les pays, à toutes les sociétés. Il faut, autrement dit, qu’elles soient applicables à toute l’histoire. Les faits observés au XVIIe siècle au Japon ou au XVIIIe au Pérou ne sont pas moins des faits que ceux des dix dernières années de la zone euro. La seule différence qu’on est en droit de faire entre eux tient à la qualité de la documentation. Si celle-ci est insuffisante, on ne peut évidemment rien faire, excusez-moi pour cette banalité. Mais le défaut de documentation est véritablement le seule limite rationnelle que peuvent se fixer les économistes.
Faut-il aller jusqu’à dire que l’Économie devrait être une branche spécialisée de l’Histoire ? Je n’irai pas jusque là, de peur de soulever des oppositions irrémédiables. Je préfère en appeler à une coopération aussi poussée que possible entre économistes et historiens. Notamment dans les domaines où cette coopération s’impose avec la force de l’évidence, comme sur la question de la volatilité des prix agricoles. C’est ce qu’avait bien compris Jean Fourastié (L’Évolution des prix à long terme, 1969), auquel je tiens à rendre hommage ici.
J’ajouterai que s’agissant de ce qu’on appelait jadis les subsistances (les céréales surtout), les questions me paraissent s’organiser en trois rubriques :
- les faits, notamment les faits d’ordre statistique : production, échanges, prix…
- les théories (Boisguilbert, les Physiocrates, etc.) ;
- les institutions, depuis la police des grains de l’ancien régime jusqu’à la PAC actuelle.
Les approches historiques me paraissent devoir être assez différentes dans les trois cas. Sur les faits, il y aurait plutôt surabondance de la littérature, et il me semble que l’urgence serait à des synthèses aussi concises que possible. Sur les théories, j’ai au contraire l’impression qu’il y a un réel déséquilibre entre les auteurs que j’appellerais « centraux » ou « célèbres » parce que tout le monde les connaît au moins de nom, et les « marginaux » comme l’abbé Galiani, ou plus encore Guillaume Ternaux, industriel ardennais du textile, qui publie en 1818 un Mémoire sur les moyens d’assurer les subsistances de la ville de Paris par l’établissement d’une compagnie de prévoyance qui mériterait vraiment d’être tiré de l’oubli. On compte des centaines de brochures comme celle de Ternaux, et s’il est vrai que beaucoup d’entre elles ne valent pas grand-chose, le fait est qu’on y trouve aussi parfois de véritables perles, soit dit sans la moindre ironie. Et si on pouvait établir un palmarès des économistes qui ont dit des choses vraiment intelligentes sur ce sujet, je crois que Ternaux et quelques-uns de ses émules devraient y figurer en bonne place.
Restent les institutions. Ici, l’impression dominante est celle d’un manque, presque d’un vide. Comment comprendre, par exemple, que nous n’ayons pratiquement rien sur l’histoire de l’ONIC ? Le colloque qui doit se tenir dans moins de trois mois, et dont doit nous parler Edgar Leblanc, va certes commencer à combler ce vide. Mais avant l’ONIC, il s’est passé tant de choses, sur lesquelles nous en savons si peu, ou, ce qui est pire, ce que nous croyons en savoir est si douteux… Ce qui est en cause, ici, c’est peut-être l’idéologie libre-échangiste. Je m’avance imprudemment peut-être, mais je me demande vraiment si ce n’est pas la foi partagée de la plupart des économistes en la panacée du libre échange qui a comme gelé les esprits. Pourquoi perdre son temps à étudier des institutions dont on « sait » d’avance qu’elles sont de fausses solutions, irrationnelles et inefficaces ?
La seule chose sur laquelle je voudrais revenir pour terminer, c’est que sur une question comme celle des marchés et des prix agricoles, la coopération des économistes et des historiens est absolument nécessaire.
Le 30 janvier 2012
François Sigaut