2012(8) : Deux messages diffusés sur la liste « Tout-le-monde » de l’EHESS

fin septembre 2012, à propos de l’enseignement de l’anglais, de la philosophie, de l’ENA et de Sciences-Po.

tlm

Chers collègues,

L’approche des élections présidentielles va charger le réseau tlm de messages de plus en plus longs… Pardon d’y ajouter ces quelques réflexions, qui d’ailleurs n’ont rien à voir avec les élections en question.

L’idée m’en est venue à la lecture de deux articles récents : l’éditorial de Jacques Julliard, dans Marianne (n° 803, 8-14/IX/12), et un « Rebond » de Thomas Piketty dans Libération du 25 du même mois. Tous deux font état de la même désillusion. « Ces milliers d’heures consacrées à étudier l’anglais, sans qu’un élève sur cent soit capable de le parler… », écrit Julliard ; et Piketty : « Assez d’attentisme, vite de l’action ! » (C’est le titre de son papier.)

L’inefficacité de l’enseignement scolaire de l’anglais est un lieu commun si classique que je suis personnellement et depuis très longtemps partisan de sa suppression pure et simple. Quant aux propositions de Piketty, je les trouve marquées au coin du plus pur sens commun (ce qui ne veut pas dire grand-chose, étant donné mon incompétence en économie), mais je m’étonne un peu de l’étonnement de leur auteur à constater qu’un gouvernement qui se dit socialiste ne s’y intéresse pas vraiment. Si en effet il suffisait en politique que des idées soient bonnes pour qu’elles soient appliquées, cela se saurait !

J’ai (nous avons tous, je suppose) un tas d’idées aussi excellentes qu’inapplicables. Outre l’anglais, par exemple, je voudrais qu’on supprime l’enseignement de la philosophie, parce que comme le disait un certain Darboux au début du siècle dernier (cité par Lalande, Théories de l’Induction…, 1929, pp. 132-133), la philosophie, « c’est une conversation de savants après dîner. » Cette libre respiration de l’esprit est tout à fait respectable et indispensable, mais ce n’est pas quelque chose qui s’enseigne, et encore moins qui puisse faire l’objet d’examens, de concours, de diplômes…

Et j’ai encore un troisième cas. En plus de soixante ans d’existence, l’ENA est devenue la matrice de politiciens professionnels qui tendent à constituer une véritable caste. Je voudrais donc qu’on ferme cette école (et peut-être celles qui lui sont apparentées de près, comme Sciences-Po). Supprimez l’anglais plus la philo plus l’ENA, que d’économies en perspective ! Et pourtant, je ne crois pas que ces excellentes idées aient plus de chance de se réaliser que celles de Piketty (qu’il me pardonne).

Pourquoi, en fin de compte, les bonnes idées ne valent-elles pas mieux que les mauvaises (ou que l’absence d’idées, d’ailleurs) ? Bonne question…qui pourrait sans doute faire l’objet de pas mal de projets dits d’excellence. Simplement, je crois que tant qu’on ne comprendra pas un peu mieux pourquoi les bonnes idées ne marchent pas mieux que les autres, il ne sera pas très utile d’en avoir.

 

Le 27-IX-12

 

Les raisons de mon aversion pour la philosophie

 

Permettez-moi, chers collègues, de vous donner quelques précisions sur les raisons de ce qui a pu apparaître à certains d’entre vous comme une aversion un peu arbitraire pour la philosophie.

D’abord, un souvenir personnel. Dans le secondaire (6e à 3e ou 2de), nos professeurs de français nous demandaient des rédactions, notées sur 20. Il s’agissait de raconter une petite histoire en s’inspirant de l’exemple de tel ou tel auteur… J’aimais bien. J’avais de bonnes notes. En 2de, nous sommes passés aux dissertations, du genre : « Corneille peint les hommes tels qu’ils devraient être, Racine peint les hommes tels qu’ils sont, que pensez-vous de… ? ». Je n’ai pas aimé. J’ai eu de mauvaises notes. Je trouvais ce genre de sujet, (1) sans intérêt, en tous cas pour moi, et (2) complètement en dehors de mes compétences. Ce ne pouvait être pour moi qu’un exercice de recopiage factice (on ne parlait pas encore de copier-coller).

En classe de philosophie, nos sujets de dissertation sont devenus… philosophiques. C’est-à-dire, si on les prenait au sérieux, d’une certaine importance et susceptibles de nous engager ― mais sur quels critères ? Je me sentais encore plus incapable d’avoir des opinions personnelles en philosophie qu’en littérature. Ou si on ne prenait pas ces exercices au sérieux, ils redevenaient de la rhétorique pure, destinés à nous apprendre à soutenir une thèse et la thèse contraire à un demi-quart d’heure d’intervalle. Dans les deux cas, il s’agissait pour moi d’apprendre à mentir.

Cela se passait dans les années 1950, et j’aimerais savoir que les choses ont changé aujourd’hui. Mais pour moi, il ne reste que cette alternative : ou bien la philosophie est « une conversation de savants après dîner » (ce qui traduit assez bien le Banquet de Platon, qui ne fut effectivement pas un banquet mais une conversation d’amis autour d’une jarre de vin), et on ne l’enseigne pas. Ou bien on la prend au sérieux, on l’enseigne (avec à la clef dissertations notées sur 20, examens, concours, diplômes…) et c’est une école de mensonge.

 

Le problème avec la philosophie doctrinale ou dogmatique (que j’oppose à la libre respiration de l’esprit), c’est que, ne disposant pas de critères objectifs permettant de distinguer le vrai du faux, son seul recours est l’autorité. La distinction entre autorité (croyance, foi) et évidence (savoir) remonte, que je sache, à St Augustin, elle est réaffirmée avec force par Malebranche, etc. C’est au XVIIe siècle qu’elle sera socialement reconnue pour ce qu’elle vaut, pour ainsi dire : les sciences ont leur domaine propre, basé sur l’évidence (sensible, expérimentale, vérifiable…) ; la religion a le sien, basé sur l’autorité (d’une révélation, d’un enseignement, d’une Église) ; la philosophie n’en a plus.

Un exemple. Qu’est-ce qui permet de dire que Descartes fut un « grand » philosophe, et de lui faire en conséquence une place aussi importante dans les bibliographies, les manuels et les dictionnaires actuels ?