(daté du 3 février 2012)
CTHS – Congrès de Rennes – Appel à Communications
Identification et géographie des produits alimentaires
La nécessaire identification des produits alimentaires
Il est souvent question de « pain » dans la littérature. Mais de quel pain s’agit-il exactement ? On distingue facilement le pain de froment du pain de seigle ou de méteil, ou encore les différentes qualités que proposent aujourd’hui toutes les boulangeries (baguettes à l’ancienne, pain de campagne, etc.). Mais tous ces pains sont très proches, finalement. Il n’en va pas de même quand on a affaire à des variétés plus éloignées. Les pains non levés sont-ils encore du pain ? Et lorsqu’une pâte à pain est cuite à l’eau ou à la vapeur, s’agit-il encore de « pain » ? Qu’est-ce qu’une « galette » ? Et pourquoi parle-t-on de « galettes de sarrasin » pour désigner quelque chose qui est préparé comme une crêpe ? Qu’est-ce exactement que le couscous et en quoi ce produit diffère-t-il du boulgour ? Et comment s’y reconnaître dans les innombrables sortes de « bouillies » qui ont longtemps été un peu partout, plus que le pain, l’ordinaire des paysans pauvres ?
Il y a un véritable problème d’identification, non pas seulement des produits céréaliers1, mais de tous produits alimentaires. Les produits laitiers, par exemple, posent des problèmes largement aussi complexes que les produits céréaliers. Il est vrai qu’un produit porte en général un nom bien déterminé dans chaque dialecte. Le problème est que ce nom peut différer d’un dialecte à l’autre. Sans parler des contresens qui s’introduisent souvent quand des termes dialectaux sont repris dans une langue véhiculaire, nationale ou internationale.
La solution de ce problème passe par l’analyse technologique. Pour un observateur non averti, le couscous ressemble au boulgour : il s’agit toujours de « semoule » de blé. Il faut connaître leurs techniques respectives de préparation pour se rendre compte que ces produits sont différents, et en quoi ils diffèrent. Les tortillas de maïs du Mexique ressemblent à des galettes ou à des crêpes. Mais elles sont produites à partir d’une pâte obtenue en écrasant à la meule des grains préalablement détrempés, procédé complètement différent de ceux qui sont employés chez nous pour les pâtes à galettes ou à crêpes. Pour parler des produits alimentaires avec un minimum de précision, il faut les avoir identifiés, et cette identification passe par l’analyse des techniques dont ils sont le résultat.
Un problème connexe est celui de leur nomenclature. Une fois identifié, un produit doit être nommé, et, sauf à en redonner une définition chaque fois qu’on en parle, cela implique la construction d’une nomenclature conventionnelle, telle qu’il en existe en zoologie, en botanique, en chimie, etc. Nous en sommes malheureusement encore loin. C’est seulement quand la question de l’identification aura suffisamment progressé qu’il sera possible de proposer une nomenclature conventionnelle avec quelques chances de succès.
De l’identification à la localisation : la géographie des produits et des consommations
Lorsqu’un produit a été identifié sans équivoque, il est possible de passer à la phase suivante, qui est celle de sa localisation. La géographie des usages alimentaires est une tradition assez ancienne, il suffit de penser aux enquêtes sur les « fonds de cuisine » (beurre/huile/…) entreprises vers le milieu du siècle dernier. Une synthèse de ces recherches anciennes serait extrêmement utile. Il est permis de penser toutefois que dans la plupart des cas, les produits n’étaient pas identifiés avec toute la précision nécessaire. Quoi qu’il en soit, il est évident que la localisation doit venir après l’identification. Il existe une multitude de « pains » différents. Quelles variétés retenir, en fonction de quels critères ?
C’est ici que la géographie s’avère un complément indispensable de l’identification. Des différences apparemment mineures peuvent s’avérer importantes parce qu’elles correspondent à des répartitions dans l’espace nettement distinctes. Bien entendu, la répartition géographique n’est pas le seul critère en jeu. D’autres distinctions (riches/pauvres, ruraux/urbains, mets quotidiens/mets de fête, etc.) ont aussi une très grande importance. Mais la répartition géographique a l’avantage d’une plus grande visibilité, voire d’une plus grande objectivité. Les limites entre aires géographiques peuvent être tracées avec une précision mesurable, en quelque sorte. C’est pourquoi, s’il ne faut évidemment pas donner l’exclusivité à la géographie, il y a de solides raisons de la faire passer en premier. Localiser les produits, les techniques, les instruments, etc., est sans doute le premier et le meilleur moyen de valider leur identification.
Les non-consommations
La géographie des produits, et plus exactement des consommations, est en outre un moyen efficace de repérer les non-consommations. Les non-consommations liées à des interdits explicites (le porc chez les juifs et les musulmans, la « viande » chez les bouddhistes, etc.) sont des faits bien connus, en ce sens que tout le monde en a au moins entendu parler. Il est vrai que l’origine des interdits eux-mêmes est loin d’être évidente, et que leurs règles pratiques d’application peuvent varier d’une région à l’autre. Mais c’est un autre sujet, qui ne peut pas être abordé ici. Le problème dont il est question dans cette rubrique « non-consommations » est celui des abstentions qui ne correspondent pas à des interdits, en tous cas pas à des interdits explicites. Les grenouilles, par exemple : aucun interdit explicite n’empêche les Anglais de manger des grenouilles. S’ils ne le font pas, c’est simplement parce que ce n’est pas l’usage chez eux, et peut-être aussi parce que cela représente pour eux une coutume étrange et assez ridicule de leurs voisins français.
Le problème de la non-consommation des grenouilles est peut-être plus anecdotique qu’important. Mais celui des champignons ou des escargots, de certains coquillages marins, etc. dépasse largement le niveau de l’anecdote. Depuis quelque temps, les pêcheurs écossais pêchent certains coquillages pour les exporter en Espagne, mais eux-mêmes les considèrent comme non comestibles. Quant aux escargots et aux champignons, il y a une nette division de l’Europe en au moins deux grandes régions : le Nord-Ouest (Scandinavie, Grande-Bretagne…) où on ne les récolte ni ne les consomme, sauf de nos jours sous l’influence de la cuisine française ; et le Sud-Ouest (une grande partie de la France, de l’Espagne, de l’Italie, etc.) où on les considère comme des mets de choix.
Cette opposition est très grossière. Elle laisse de côté l’Europe de l’Est (Balkans, Pays slaves) ; et même en Europe occidentale, il est plus que probable que les choses sont ne sont pas aussi simples. Mais pour en dire davantage, il faudrait une géographie que nous n’avons pas. La question de ces non-consommations est-elle importante ? Nous ne commencerons à le savoir que quand leur géographie sera assez avancée pour nous permettre de poser les véritables problèmes. Disons seulement que la consommation ou non des escargots et autres mollusques n’est pas un fait anecdotique, tous les préhistoriens qui ont eu affaire à des amas coquilliers le savent.
Le 3 février 2012
François Sigaut
1 Cf. H. Franconie, M. Chastanet et F. Sigaut (dir.), Couscous, boulgour et polenta, Karthala, 2010.