2012(11) : « Un rare exemple de plaisir de la réussite observé chez un animal »

(Extrait de L’Intelligence des animaux, par G.-J. Romanes, Paris, Félix Alcan, 1887)
(Projet d’annexe V de Comment Homo devint faber, non publiée)

Annexe V

Un rare exemple de plaisir de la réussite observé chez un animal

(Extrait de L’Intelligence des animaux, par G.-J. Romanes, Paris, Félix Alcan, 1887)

 

Bien qu’il fût en son temps considéré comme un des plus brillants élèves de Darwin, G.-J. Romanes est tombé aujourd’hui dans un oubli complet. Il y a à cela d’excellentes raisons, en particulier son manque de sens critique dans l’utilisation d’«observations » que le développement des méthodes d’expérimentation modernes a fait rejeter au rang d’anecdotes invérifiables. Mais comme on dit, il n’y a de si mauvais livre qu’on n’y puisse trouver çà et là quelque remarque intéressante. Le 17e et dernier chapitre de L’Intelligence des animaux est consacré aux « Singes et babouins » ; il y publie le JOURNALrelatif à un Capucin brun du Brésil (Cebus fatuellus Linné), 1880, journal tenu par sa sœur à laquelle, faute de place chez lui, il avait confié l’animal ! Pratique évidemment impensable aujourd’hui, mais il faut tenir compte du fait qu’à cette époque, avoir un singe chez soi était chose assez courante dans la bonne société. Les lignes qui suivent sont extraites de ce journal, elles figurent aux pp. 246-247 du second volume (les italiques sont de moi).

 

14 janv. ― Ayant réussi aujourd’hui à s’emparer d’un balai de cheminée, il eut bientôt fait d’en dévisser le manche ; il se mit de suite à chercher la manière de le remettre en place et finit par y arriver à force de persévérance. Tout d’abord, il se trompa de bout, et fit tourner le manche quelque temps dans le trou du balai et dans le sens du pas de vis. Mais voyant qu’il n’obtenait aucun résultat, il changea de bout, l’ajusta à l’entrée du trou et recommença à le faire tourner. L’opération était naturellement assez difficile […] Ce qui me parut particulièrement remarquable, c’est qu’en dépit de ses nombreux échecs au début, il n’essaya pas une seule fois de tourner le manche dans le sens contraire au pas de vis. L’opération accomplie, il la répéta jusqu’à ce qu’il se fut familiarisé avec l’art de visser et de dévisser, après quoi il se mit en quête de quelque autre amusement. Il est curieux qu’il tienne tant à obtenir un résultat qui ne lui rapporte aucun avantage matériel. On dirait que le seul désir d’accomplir une tâche qu’il s’est imposée suffit pour l’encourager aux plus grands efforts. C’est là en apparence un sentiment très humain, qui ne se retrouve chez aucun autre animal que je sache. Ce n’est pas pour se faire applaudir qu’il travaille, car il ne s’occupe pas de voir si on le regarde ; c’est tout simplement dans le but d’arriver à son but [sic], et tant qu’il n’y est pas arrivé, il s’y acharne sans se permettre la moindre distraction.

 

Ce petit récit pose deux questions, auxquelles je reconnais n’avoir pas de réponse :

  1. Cette anecdote est-elle vraisemblable, est-elle vérifiable ?

  2. Supposé qu’elle le soit, qu’est-ce que le comportement de ce petit singe doit à la situation

d’apprivoisement dans laquelle il est placé ? Un tel comportement serait-il matériellement et psychologiquement possible dans les conditions de vie qui sont celles de son espèce en liberté ?