2012 : Une sorte de synthèse de ses conceptions anthropologiques
Sigaut (François), Comment Homo devint faber. Comment l’outil fit l’homme. Paris, CNRS Éditions (Biblis), 240 p.
[Disponible en librairie]
Deux textes publiés dans « Comment Homo devint faber », 2012, pp. 7-11
AVANT-PROPOS
Cet ouvrage a été composé en deux temps. Les deux premiers chapitres ont fait l’objet d’une première rédaction en 1997, à l’occasion d’un colloque donc les actes ne furent pas publiés. Mon but était alors de faire un point sur les « techniques du corps », thème dont Mauss avait montré tout l’intérêt depuis longtemps, mais sur lequel j’avais le sentiment qu’il n’avait pas été vraiment suivi. Avec une conséquence qui me paraissait, qui me paraît toujours, aussi paradoxale que difficilement contestable : nous en savons beaucoup moins sur les gestes fonctionnels élémentaires de l’espèce humaine que sur ceux des autres primates.
Mais l’autre conclusion à laquelle j’arrivai alors était que dans l’espèce humaine, toutes les actions techniques sont outillées, même en l’absence apparente d’outils. Il ne s’agit pas de nier l’existence d’actions non outillées, c’est-à-dire qui ne mettent en œuvre que des mouvements spontanés du corps — prendre un objet dans la main, par exemple. Mais ces actions sont peu nombreuses. Dans l’immense majorité des cas, nos actions ne mettent en jeu que des mouvements qui ne sont pas spontanés, mais appris, et qu’on peut donc qualifier de techniques. Et cela, qu’il y ait ou non emploi d’un outil. On s’aperçoit alors que dans les actions techniques sans outil, c’est le corps qui travaille sur le modèle d’un outil absent. Les deux mains réunies en coupe (jointée) pour ramasser du grain ou puiser de l’eau imitent un récipient, et le poing fermé pour frapper imite un percuteur. C’est exactement le contraire de l’ancienne théorie dite de la « projection organique » (Kapp 187?), qui a encore ses adeptes aujourd’hui. L’outil n’est pas une « projection » du corps dans le monde extérieur, c’est au contraire le corps qui agit à la manière d’un outil dont il a appris à se passer, en quelque sorte. L’outil n’est plus matériellement présent, mais il reste des gestes dont il est à peu près impossible de comprendre la genèse sans faire intervenir un outil.
Le problème est que nous n’avons aucun inventaire de ces gestes-là. La jointée, le poing ne sont que deux exemples, dont le principal intérêt est d’être faciles à repérer. Mais s’il se confirme que ces gestes n’existent pas chez les primates non humains, il faudra conclure que ce ne sont pas des gestes spontanés, mais inventés puis appris, donc techniques. D’ailleurs, la notion même d’outil serait à préciser. Car à côté des outils nécessaires, qui sont indispensables dans la mesure où ils font ce que le corps ne peut pas faire (un couteau, un tournevis…), il y a des outils auxiliaires, qui ne font qu’aider ou protéger le corps dans des actions qui restent possibles sans eux. Et on comprend tout de suite que les premiers outils ont dû être nécessaires, puisqu’on ne voit pas les premiers hominiens s’embarrasser d’objets qui ne leur auraient pas été indispensables.
Lorsque Sophie A. de Beaune me proposa de reprendre ce texte, dix ans plus tard, je comptais qu’il me suffirait pour conclure d’ajouter quelques réflexions d’ordre général sur les implications de l’action outillée. Malheureusement, ces réflexions en appelèrent d’autres, puis d’autres, puis d’autres encore, si bien que ce qui devait être une simple conclusion devint un troisième chapitre, aussi long que l’ensemble des deux premiers. Cet allongement est-il justifié ? J’en suis d’autant moins sûr que j’ai conscience de m’être aventuré, ce faisant, dans des domaines qui outrepassent ma compétence. Mais que fallait-il faire ? L’erreur est le risque de toute recherche. L’analyse de l’action outillée me conduisait à des questions auxquelles je ne trouvais guère de réponses satisfaisantes dans la littérature. Devais-je en conclure que ces questions ne valaient pas la peine d’être posées ? J’ai préféré prendre le risque de l’erreur, quitte à laisser aux lecteurs le soin de séparer le bon grain de l’ivraie.
La principale difficulté à laquelle je me suis heurté est l’imprécision du vocabulaire en usage dans des disciplines aussi « dures » (vues de l’extérieur) que l’éthologie ou les sciences cognitives. Cette imprécision relève d’un manque d’unité qui a souvent été relevé par les spécialistes de ces sciences (pour deux exemples parmi d’autres : Gervet 1999, Okasha 2010…). Ce manque d’unité se traduit par l’existence de courants, d’écoles ou de chapelles qui sont plus ou moins en concurrence les uns avec les autres, concurrence qui les pousse à se distinguer par l’emploi de leur vocabulaire.
Le problème remonte loin. Une des notions les plus importantes pour analyser les liens sociaux est celle de sympathie. Le mot sympathie remonte au XVe siècle, où il est apparu comme un doublet savant de compassion, autre mot savant mais plus ancien. La sympathie fut un thème de discussions important au XVIIIe siècle, d’où sans doute à nouveau une certaine usure du terme et l’apparition au XIXe de deux nouveaux doublets : altruisme en France, puis empathie (trad. d’Einfühlung) en Allemagne. Le résultat est que nous disposons aujourd’hui de quatre mots au lieu d’un, tous d’origine savante et tous tombés dans l’usage courant. Y voyons-nous plus clair ? Le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas prouvé. Et lorsqu’un auteur emploie l’un ou l’autre de ces termes sans expliciter son choix, le lecteur se trouve parfois bien embarrassé pour savoir s’il doit ou non lui donner un sens plus précis que l’usage courant.
Or cet exemple n’est pas isolé. On a de même remplacé connaissance par cognition. Cela fait plus savant (pour un temps), mais cela ne change pas grand-chose au fond. Cela ne change rien, en tous cas, au dédain relatif dont les activités techniques font l’objet chez les cognitivistes d’aujourd’hui comme chez les philosophes de jadis.
Tout cela est pour dire qu’à de nombreuses reprises, je me suis trouvé devant la fâcheuse alternative, soit d’utiliser tels quels des mots-valises comme on dit, soit d’en reprendre la définition pour leur donner une signification plus précise correspondant à la notion que j’avais besoin d’exprimer, soit enfin de forger des néologismes. On conçoit facilement combien ces trois solutions peuvent avoir d’inconvénients. Avec la première, on reste dans un à-peu-près qui peut donner lieu aux pires malentendus. Avec la seconde et la troisième, on risque au contraire de s’égarer dans des distinguos aussi subtils qu’arbitraires. Mais comment faire ? Tout ce que je peux dire pour ma défense est que j’ai essayé d’être aussi clair que possible, mais que je ne suis pas sûr d’y être toujours parvenu.
Idem, pp. 185-189
REMARQUES FINALES
L’action outillée est-elle véritablement le propre de l’espèce humaine ? On peut en discuter. Ce qui est sûr, c’est que malgré certaines apparences, l’action outillée est, de toutes les hypothèses possibles pour rendre compte de l’hominisation, celle qui a été le moins étudiée. Et à mon sens, cela suffit à justifier qu’on y aille voir de plus près. Même si cette exploration ne nous mène pas où nous comptions aller, il y a des chances pour qu’elle nous conduise quelque part.
Où nous a-t-elle conduit ? À quatre notions que je crois fondamentales : le partage de l’attention, le partage de l’expérience, le plaisir de la réussite et l’échange entre les sexes. Les trois premières sont directement impliquées dans l’action outillée, elles en sont des conditions ou des conséquences également nécessaires – si nécessaires en fait que la question de savoir s’il s’agit de conditions ou de conséquences n’a guère d’intérêt. Le partage de l’attention, le partage de l’expérience et le plaisir de la réussite forment un tout, un ensemble dont on ne voit pas comment il pourrait exister si l’un des trois composants faisait défaut. Or il est clair que cet ensemble est une des caractéristique de l’espèce humaine, une des principales sans doute…
Pourtant, il faut bien que cet ensemble ait eu un commencement. On peut supposer qu’il a été le produit d’une ou de plusieurs mutations génétiques ; le plaisir de la réussite, notamment, doit bien avoir une base génétique. Mais ces mutations supposées doivent elles-mêmes être expliquées. Ont-elles produit, dès le début, des avantages suffisants pour passer l’épreuve de la sélection ? Rien n’est moins évident. Dans toutes les espèces de primates où on a pu observer des conduites annonçant plus ou moins l’action outillée, celles-ci sont le fait de dominés, parce que les dominants tendent à s’en désintéresser, et ce d’autant plus qu’ils s’élèvent dans la hiérarchie ; or les dominés sont plus ou moins exclus de la sexualité, ce sont les dominants qui se reproduisent le plus. En termes de sélection naturelle, les aptitudes à l’action outillée ne confèrent donc aucun avantage aux individus qui en sont doués.
Cette logique n’est pas spécifique aux primates. Elle est générale dans le monde animal. Poussée à l’extrême, elle aboutit à une différenciation fonctionnelle entre des sexués, qui ne font rien d’autre que se reproduire, et des « neutres », exclusivement programmés pour diverses tâches matérielles (alimentation, construction, protection…). C’est le modèle dit eusocial, classique chez les insectes. Or à de rares exceptions près (les rats-taupes…), ce modèle est inconnu chez les mammifères, sans doute parce que leur physiologie (gestation, allaitement) ne les prédispose pas à la pratique des échanges de nourriture qui en sont une condition nécessaire.
C’est uniquement chez les humains (les rats-taupes exceptés) que l’échange a repris de l’importance, mais sur une base entièrement nouvelle. Car au lieu d’impliquer une différenciation entre sexués et neutres, l’échange chez les humains s’est construit, semble-t-il, sur le partenariat entre les sexes. Hommes et femmes sont associés, non plus seulement pour se reproduire et élever les jeunes, mais pour échanger directement entre eux certains des produits de leurs activités respectives — activités qui doivent donc être différentes. Ce modèle, qui a été observé dans des sociétés récentes dites primitives, ne peut certes pas être transposé sans précautions à la préhistoire la plus lointaine. Mais le fait est que nous n’en avons pas d’autre. Si nous ne postulons pas un modèle de ce genre, nous n’avons plus rien qui puisse nous aider à comprendre la genèse de la société humaine. L’échange est une des conditions nécessaires au développement de toute société au-delà d’un certain seuil. Comment l’échange a-t-il pu prendre, chez les premiers hominiens, une place qu’on ne lui connaît nulle part ailleurs chez les mammifères ? La solution humaine a été de faire des hommes et des femmes des partenaires permanents, au-delà des seules exigences de la reproduction sexuée. Dans le processus de l’hominisation, le développement des échanges entre les sexes a probablement été une innovation aussi fondamentale que le partage de l’attention.
Cela dit, quelle relation, if any, a-t-il pu y avoir entre ces deux innovations ? J’ai supposé que c’était dans les échanges entre hommes et femmes que le plaisir de la réussite avait trouvé son champ d’application, c’est-à-dire sa raison d’être. Car c’est la compétition qui donne sens au plaisir de la réussite, et la séduction qui donne sens à la compétition. Dans le monde animal, la séduction s’opère sur la base de qualités ou de manifestations d’ordre physiologique (force, apparence…). Ces qualités, cela va sans dire, conservent un rôle essentiel chez les humains. Mais elles n’y ont plus l’exclusivité. La possibilité d’échanger donne aux résultats des activités respectives de chaque sexe une valeur tout à fait nouvelle en termes de séduction, donc aussi de compétition. C’est ainsi qu’on peut comprendre la genèse du plaisir de la réussite, sans lequel le partage de l’attention serait resté ce qu’il est dans les rares espèces non humaines où on en discerne les prémisses : une ressource de dernier recours pour les dominés.
J’ai conscience de la fragilité de cette hypothèse, comme d’ailleurs, de certaines de celles qui l’ont précédée. Ce qui me porte à y croire, malgré tout, c’est que la plupart des éléments sur lesquels elle repose relèvent de l’évidence. Évidences le partage de l’attention, le partage de l’expérience et le plaisir de la réussite. Évidence la répartition des activités entre les sexes. Évidence surtout l’absence de ces faits dans le monde animal, donc leur spécificité humaine. Évidences en tous cas dès lors qu’on ne se désintéresse pas systématiquement de l’action outillée.
C’est sur ce point que je concluerai. On peut certes décider que l’action outillée ne vaut pas une heure de peine. C’est un choix, ou plutôt ce devrait en être un — en réalité, c’est plutôt le résultat d’une routine intellectuelle tellement dominante qu’elle n’est plus perçue comme telle. Mais on peut aussi faire le choix inverse. On risque alors, de question en question, d’aboutir à des résultats assez étranges. C’est un risque que je ne regrette pas d’avoir pris.
GERVET, Jacques, « Histoire des causes du comportement et unité d’une discipline », Gradhiva, 1999, 25, p. 65-70 (« Observer l’animal », Dossier établi… par Frédéric Joulian).
OKASHA, Samir, « Altruism researchers must cooperate », Nature, 2010, 467, p. 653-655. (Sous-titre: Biologists studying the evolution of social behaviour are at loggerheads. The disputes… are holding back the field.)
TOMASELLO, Michael, The cultural origins of human cognition, Cambridge (Mass.) & Londres, Harvard U.P., 1999.