2006(4) : « La conservation des récoltes, trente ans après »

Fichier informatique (dossier « Sigaut ») daté du 10/3/2006. Article non identifié.

LA CONSERVATION DES RECOLTES, TRENTE ANS APRES

Il me semble indispensable en commençant cet article de rendre hommage à Peter Reynolds, l’archéologue anglais disparu il y a quelques années. J’avais pour ma part découvert l’intérêt du stockage dans la littérature agronomique de la période 1750-1870 en France. Mais c’est avec l’article fondateur de Peter, « Experimental Iron Age Storage Pits » (1974) que le sujet acquérait toutes ses dimensions. Sa présence au premier colloque que nous organisâmes, Marceau Gast et moi, à Sénanque en mars 1977, fut une contribution décisive. Grâce à l’archéologie expérimentale et à l’image (justifiée) de sérieux scientifique qui lui était associée, on sortait enfin du bizarre et de l’anecdotique. Jusqu’alors, les silos souterrains découverts en France étaient interprétés comme des fonds de cabane ou des fosses à offrandes pour un supposé culte chthonien, quand on n’y voyait pas de simples trous à ordures. Les essais et les résultats de Peter Reynolds dessillaient d’un seul coup tous les yeux. Les textes agronomiques anciens étaient eux aussi parfaitement explicites et sérieux. Mais ils étaient anciens, et ce seul fait suffisait à les disqualifier. Les expériences de Butser leur apportaient une confirmation matérielle d’autant plus convaincante qu’elle était indépendante. Cette conjonction, j’en suis convaincu, a joué un grand rôle dans le succès des trois colloques successifs de Sénanque (8-9 mars 1977), d’Arudy (2-3 juin 1978) et de Levroux (24-29 novembre 1980). Peter y apporta chaque fois ce mélange d’érudition, de rigueur et d’humour qui était sa marque personnelle et qu’aucun de ceux qui l’ont connu ne peut oublier.

 

Mon propos n’est pas de faire le bilan de ces colloques (les actes ont été publiés) ni de ce qui s’est passé ensuite. Tout ce que je voudrais dire est qu’en France, les réactions semblent avoir été fort différentes selon les disciplines concernées. Les archéologues se sont vite et durablement approprié le sujet, à tel point que leurs travaux sont trop nombreux aujourd’hui pour que je sois en mesure d’en établir un véritable bilan ; je ne pourrais présenter qu’une sélection arbitraire et donc injuste. Les anthropologues se sont montrés nettement moins intéressés, malgré l’exemple de Marceau Gast et en dépit des importantes exceptions que sont les travaux d’Alain Testart, ou l’ouvrage d’Aïda Kanafani-Zahar sur la conservation alimentaire traditionnelle au Liban, (Mūne,1994). Mais ce sont les historiens, je dois l’avouer, qui m’ont vraiment déçu. Bien que nombre d’entre eux aient été présents à Levroux, ils ont continué à ignorer massivement le sujet. Et cela bien que les sources soient abondantes, et que les connexions avec des thèmes aussi classiques que le commerce et la police des grains, les disettes et les troubles populaires qui en résultaient ordinairement, soient évidentes. Là encore, il faudrait citer d’importantes exceptions, mais qui ne concernent pas la France1.

 

Pendant la période qui va de 1976 à 1985 environ, mes propres recherches se sont portées dans deux directions : la technologie et l’économie.

 

Sur le plan économique, j’ai publié un article plus programmatique que définitif dans le second fascicule des actes de Levroux (Sigaut 1985) ; ce que j’ai pu faire par la suite est resté à l’état de tapuscrit. Si je devais résumer d’un mot l’état de la question auquel je suis arrivé, j’utiliserais celui de rationnement. Dans l’Europe moderne, le rationnement public (organisé par l’Etat) n’apparaît qu’avec la première guerre mondiale, et c’est à la lumière de l’expérience acquise lors de cette guerre et de la suivante qu’on trouve quelques études sur le sujet - études qu’on s’est empressé d’oublier dès que fut revenu un niveau abondance considéré comme « normal ». Or historiquement, ce niveau d’abondance est justement tout à fait « anormal ». Il ne remonte qu’aux années 1880, quand la mise en valeur des grandes plaines du Middle West produisit de telles quantités de céréales que l’économie mondiale en fut durablement bouleversée (Sigaut 2002-2003). Auparavant, les situations d’abondance étaient l’exception. C’est la pénurie qui était la règle, pénurie qui atteignait la disette un an sur trois, et la famine un an sur dix ou quinze, c’est-à-dire trois ou quatre fois dans une vie humaine. Dans la France du XVIIIe siècle, la situation « moyenne » en matière de subsistances était nettement plus dure que les plus dures privations subies par les populations civiles pendant l’occupation allemande. Il faut avoir bien conscience de cela si on veut se mettre en position de comprendre les comportements et les raisonnements de nos ancêtres. Si le mot rationnement n’a été employé qu’assez tard (le Robert le fait remonter à 1870, ce qui renvoie probablement au siège de Paris), ce n’est pas que la chose n’existait pas, c’est qu’il n’existait qu’elle, pour ainsi dire. Simplement, le rationnement était l’affaire d’un peu tout le monde, et les gouvernements n’intervenaient que sous la pression populaire, quand les comportements habituels, se trouvaient dépassés. L’abbé Galiani a bien décrit le fonctionnement de ce rationnement de fait dans ses Dialogues sur le commerce des blés (1770). Les économistes, eux, ont toujours nié son existence avec tout l’acharnement qu’ils mettaient à promouvoir le libre échange - dont, en situation de pénurie, les résultats se sont toujours avérés désastreux.

 

Quel rapport ces considérations ont-elles avec le stockage ? C’est que dans la situation de pénurie normale que je viens de mentionner, la plupart de ceux qui réfléchissent aux moyens concrets d’améliorer les choses sont amenés à poser le problème du stockage. Ce fut le cas de Ternaux, cet industriel du textile qui organisa la première série d’expériences contrôlées sur les silos souterrains, que j’ai présentée en détail à Sénanque (Sigaut 1979). Et Ternaux ne fut pas le seul. Dans la période 1750-1870, Ternaux eut de nombreux émules qui publièrent des dizaines, voire des centaines d’articles, de brochures et d’ouvrages sur le thème du stockage public ou para-public comme moyen de prévenir les disettes. Ce vaste corpus est évidemment fort inégal. Mais si on y trouve le pire, on y trouve aussi le meilleur, et rien ne justifie le mépris et l’ignorance dont il est l’objet2.

 

Sur le plan technologique, les difficultés ne sont pas les mêmes. J’ai commencé par mettre sur pied une grille d’identification des techniques de stockage (Sigaut 1981, 1988). Mais cette grille n’est qu’un instrument de travail. Quels enseignements peut-on en tirer, au-delà de la connaissance des techniques sensu stricto ?

 

Pour me faire comprendre, je vais utiliser un exemple sur lequel je n’ai eu l’occasion de réfléchir que tout récemment ; il s’agit du vin et de la bière3. Quel rapport avec le stockage ? Dans les sociétés pré-artisanales (pour employer un terme discutable mais commode), il est impossible de conserver plus de quelques jours des liquides aussi altérables que la bière et le vin. Mais dans le cas de la bière, la difficulté n’en est pas une : on sait conserver les grains, on sait fabriquer et conserver le ferment, et on a donc tout ce qu’il faut pour fabriquer de la bière à volonté, au fur et à mesure des besoins de la maisonnée. Cette fabrication, comme tout ce qui relève de la cuisine en général, est l’affaire des femmes. Il leur suffit d’une ou deux journées pour fabriquer la bière qu’on prévoit de boire ou d’offrir à des hôtes dans les quelques jours qui suivent. Cette « bière » (qui ne ressemble évidemment pas aux nôtres) ne se conserverait pas au-delà , mais ce n’est pas le but recherché.

 

Il en va tout autrement du vin. Car le raisin ne se conserve que séché, ce qui implique de longues et délicates manipulations ; et on ne voit guère que les raisins aient jamais vraiment été séchés dans le but d’en faire du vin. Tout ce qu’on sait tend au contraire à indiquer que le vin a toujours été fait en pressant la totalité de la récolte de raisin immédiatement après la vendange. Ce qui implique deux différences fondamentales avec la bière : 1° une fabrication saisonnière et en grande quantité ; et 2° la possibilité de conserver le vin assez longtemps, au moins plusieurs mois, sans quoi cette fabrication saisonnière n’aurait aucun sens.

 

Il est évident que ces différences entre le vin et la bière ont des implications primordiales sur le plan historique. La bière - les bières, faudrait-il dire plutôt, tant il s’y trouve de diversité (Sigaut 1994) - sont beaucoup plus anciennes que le vin, et beaucoup plus répandues de par le monde. Et leur fabrication est presque partout une tâche ménagère ou domestique, c’est-à-dire féminine. Presque partout sauf en Europe, où le passage à l’artisanat (masculin) ne s’est fait qu’assez tard, dès l’époque romaine ici ou là, mais pas avant le Moyen Age en général. Le vin, au contraire, a une histoire nettement moins ancienne et une géographie nettement plus restreinte. Bien qu’il soit, dit-on, originaire du Caucase, sa production ne s’est diffusée que vers l’Occident et peu ou pas vers l’Asie, où pourtant, on le constate aujourd’hui, le milieu naturel n’y mettait pas d’obstacles particuliers.

 

Deux hypothèses sont possibles pour rendre compte de ces différences. On peut d’abord se demander si ce n’est pas une certaine rigidité de l’organisation sociale, propre aux sociétés asiatiques, qui aurait empêché la viti-viniculture de s’y implanter : la fabrication du vin aurait été rejetée parce qu’incompatible avec le mode de production dominant (pour reprendre le vocabulaire marxiste), qui était domestique, donc féminin. La chose n’est pas impossible. Mais elle semble difficile à confirmer ou à réfuter concrètement. D’autant que l’Asie n’a jamais été sociologiquement homogène ; la Chine, notamment, a depuis longtemps un artisanat développé.

 

L’autre hypothèse fait retour sur la question du stockage. Conserver des boissons fermentées n’est pas chose facile. Il y faut, entre autres, des récipients adaptés. En Occident, on a une idée au moins approximative de l’évolution des techniques dans ce domaine. On s’est servi d’abord de récipients en céramique (amphores, etc.). Ils furent supplantés par le tonneau en bois, qui apparaît dans les deux ou trois premiers siècles de notre ère, quelque part entre le Pô et le haut Danube. Le tonneau se répandit très vite en Italie, en Gaule, en Germanie, etc. Mais il ne gagna durablement ni l’Afrique ni le Levant, où non seulement la tonnellerie, mais même la boissellerie semblent n’avoir jamais existé. La Chine, le Japon ont une boissellerie développée. Mais si on y fabrique depuis longtemps des baquets en bois de toutes sortes, on n’y connaît pas le tonneau proprement dit.

 

Toutes ces indications sont bien sommaires. Elles permettent du moins de préciser notre seconde hypothèse : l’Asie a-t-elle manqué des techniques propres à fabriquer des récipients propres à la conservation et au stockage des vins ? Cette seconde hypothèse n’est d’ailleurs pas incompatible avec la première, puisque la fabrication de tels récipients implique encore un mode de production artisanal. Son avantage est qu’elle peut être plus facilement confirmée ou infirmée par des recherches de terrain. Je me garderai bien d’anticiper sur les résultats. Mon propos ici n’est que d’attirer l’attention sur un genre de faits trop souvent négligés, mais que des considérations très simples sur le stockage permettent de mettre en lumière.

 

Pour en revenir au stockage, et plus particulièrement à ses finalités, il me semble possible de les ranger sous quatre rubriques : saisonnalité, risque (prévention des famines), organisation du travail, et organisation de la consommation.

 

Saisonnalité. C’est l’aspect le plus évident. Le rôle des ressources saisonnières - gibier ou poisson migrateurs, fruits, graines, etc. - est strictement proportionnel aux moyens dont on dispose pour les conserver. Il n’est pas nécessaire de développer ce point, qui est probablement le moins négligé de tout ce qui concerne le stockage.

 

Il faut cependant observer qu’à côté de la saisonnalité naturelle (liée au climat), il existe aussi une saisonnalité sociale, qui renverse, pour ainsi dire, l’ordre des facteurs. Au lieu de stocker une ressource saisonnière pour en étaler la consommation dans le temps, on peut accumuler une ressource, saisonnière ou non, dans le but de la consommer en une fois, à l’occasion d’une fête, d’une cérémonie, etc. Les deux saisonnalités, naturelle et sociale, sont souvent associées : c’était le cas, par exemple, des grands rassemblements tribaux (corroborees) qui ont tellement frappé les voyageurs européens dans l’Australie du XIXe siècle. Mais ce n’est pas une règle générale. Ce n’est pas, notamment, le cas du potlatch de l’Amérique du Nord-Ouest, qui a fait couler encore plus d’encre.

 

Disettes et famines. Le stockage des grains pour prévenir les famines figure parmi les grands mythes de la civilisation européenne, avec l’histoire biblique de Joseph, des sept vaches grasses et des sept vaches maigres (Genèse, 41-42). Cette histoire revient régulièrement chez les auteurs de projets de réserves auxquels j’ai fait allusion plus haut. Ces auteurs sont des industriels (comme Ternaux), des négociants, des courtiers, des administrateurs, etc., et aussi des militaires qui ont eu à gérer l’approvisionnement d’armées, de flottes ou de villes assiégées équivalant par le nombre à des populations entières. C’est chez eux, non chez les économistes, qu’on trouve la seule réflexion élaborée sur le sujet. Les économistes, je l’ai dit, se bornent à prôner la liberté commerciale illimitée, et s’il s’en trouve parmi eux qui sont assez lucides pour reconnaître que cela ne peut pas marcher, ils ne vont pas plus loin que cette constatation désabusée4. L’intérêt de ceux qu’on peut appeler les praticiens, c’est qu’ils ne s’en tiennent pas là : ils s’efforcent de poser le problème en termes assez concrets pour justifier leurs projets. Le corpus des textes qu’ils nous ont laissés est le seul, dans la littérature moderne, où nous ayons une chance de trouver des idées utiles à la compréhension des situations de pénurie qui étaient la norme partout avant la fin du XIXe siècle. Je n’en dirai pas davantage car, malheureusement, j’ai interrompu vers 1990 les recherches que j’avais entreprises dans cette voie.

 

Organisation du travail. L’exemple de la bière et du vin suffit à montrer comment le stockage - ou son absence - intervient dans l’organisation du travail. Des différences du même ordre sont observables en restant à l’intérieur d’une même filière de production.

 

Dans une grande partie de l’Asie du Sud-Est insulaire, le riz est (était ?) récolté épi par épi, à l’aide, non pas d’une faucille, mais d’un couteau à moissonner (ani-ani, rice-knife). Les épis sont ensuite stockés tels quels dans des greniers surélevés, où les femmes vont prendre régulièrement la provision nécessaire à la consommation de la maisonnée pour quelques jours. Toutes les tâches ultérieures leur incombent : égrener les épis et décortiquer les grains - l’un et l’autre par pilage au mortier - les vanner, les nettoyer et les faire cuire. Ces tâches sont quotidiennes, elles se suivent sans solution de continuité, et on peut dire que la cuisine commence dès la récolte. On trouverait quelque chose de semblable avec le maïs dans de nombreuses sociétés amérindiennes.

 

Le contraste est total avec ce qui s’est fait autour de la Méditerranée depuis au moins l’Antiquité classique. Ici, la moisson (à la faucille) est une tâche masculine. Dès qu’elle est terminée, on procède immédiatement à l’égrenage de toute la récolte, qui doit être terminé avant le retour des pluies de l’automne. Cela implique un chantier de dimensions importantes, où sont employés beaucoup d’hommes, mais aussi beaucoup d’animaux pour le dépicage des grains par foulage ou à l’aide d’instruments attelés comme le tribulum ou le plaustellum. Le grain battu, vanné, criblé, etc., est porté dans des greniers ou des silos. Une partie en sera transformée en mets de longue conservation, dont les plus célèbres sont le bulgur du Proche-Orientou le couscous du Maghreb (Ferchiou 1979, Kanafani-Zahar 1994).

 

La comparaison est bien entendu tout à fait schématique. Elles fait cependant apparaître que le déplacement du stockage vers l’aval de la filière - des épis non battus aux grains battus - va avec l’apparition de chantiers de dimension artisanale, où le travail est masculin. Où est la cause où est l’effet ? C’est une autre question. La seule chose sur laquelle je voudrais insister, c’est que, comme dans la comparaison de la bière et du vin, il y a des cohérences dans tout cela. Et que des différences apparemment mineures dans les modes de stockage aident à faire apparaître ces cohérences.

 

Organisation de la consommation. Cette rubrique est un peu vague, je le reconnais. Mais il faut bien tenir compte du fait que la conservation des produits est aussi en rapport avec leur mode de consommation. La consommation, comme le travail, peut se situer à l’intérieur du cadre familial (domestique, ménager) ou à l’extérieur de ce cadre. S’agissant de consommation, on ne peut évidemment pas parler de « chantiers » ou d’« artisanat » comme on l’a fait quand il s’agissait du travail. Pourtant, le parallèle n’est pas complètement incongru. Les grands festins rassemblant des dizaines, voire des centaines de personnes, sont bien des espèces de chantiers, qui mobilisent des moyens et exigent une organisation dépassant les ressources d’une famille ordinaire. Et les voyageurs, les soldats, les marins, etc., sont aussi extérieurs à leur famille dans leur consommation que les artisans dans leur travail.

 

Tout cela peut paraître un peu abstrait. Je rappellerai seulement que dans pratiquement toutes les sociétés, il existe une gamme de produits alimentaires de longue conservation destinés aux voyageurs ou aux chasseurs, comme le célèbre pemmican d’Amérique du Nord. Mais ce que je voudrais souligner surtout, c’est que les différences d’une société à l’autre, dans ce domaine, peuvent avoir des conséquences auxquelles on ne pense pas spontanément. Dans un article qui n’a guère eu d’écho, Arnold J. Bauer (1990) a montré à quel point l’armée mexicaine de Santa Anna en 1847 avait été handicapée par la présence à ses côtés d’une autre armée - une armée de femmes chargées de préparer à la main, avec leurs manos et leurs metates, les tortillas quotidiennes des soldats. C’était là bien sûr une conséquence du machisme légendaire des Mexicains. Mais c’était aussi une conséquence du fait que les tortillas de maïs, qui étaient la nourriture ordinaire des recrues, ne se conservent pas. Quoi qu’il en soit, la réalité du handicap est incontestable. Face une armée qui prend en charge ses propres approvisionnements, une armée où il faut jusqu’à un tiers de femmes pour préparer la nourriture quotidienne des soldats est condamnée, soit à réduire dangereusement sa mobilité, soit à s’éloigner plus dangereusement encore de sa source de nourriture. Deux causes presque insurmontables de vulnérabilité.

 

L’exemple de la guerre américano-mexicaine n’est d’ailleurs pas le seul. C’est à Philippe de Macédoine, au IVe siècle avant J.-C., qu’on attribue ordinairement la création de l’armée « moderne ». Non seulement dans le domaine de l’armement et de la tactique, dans lequel les Perses avaient été longtemps supérieurs aux Grecs ; mais aussi et peut-être surtout dans celui de l’intendance, pour employer un terme un peu anachronique. Dans l’armée de Philippe, l’approvisionnement des soldats était assuré, non par des femmes, mais par des esclaves dont le nombre était strictement codifié : un pour dix fantassins et un par cavalier, soit en moyenne un pour quatre combattants (Engels 1978 : 12). D’où une mobilité sans commune mesure avec celle des armées asiatiques, souvent beaucoup plus nombreuses et aussi bien équipées, mais dépendant pour leur subsistance d’un nombre de femmes du même ordre que celui des combattants. La quasi-invincibilité des armées d’Alexandre en Asie, puis celle des armées romaines face aux barbares, ne peut certes s’expliquer que par tout un ensemble de facteurs ; mais dans cet ensemble, l’organisation de l’intendance n’a pas été le moindre.

 

 

 

* * *

 

 

 

Le stockage n’est pas, en soi, un thème de recherche plus intéressant que d’autres. Mais c’est un thème qui a quelque chose d’exemplaire. Pourquoi ? Je ne suis pas sûr de pouvoir en donner toutes les raisons. Certaines sont loin d’être spécifiques. Il y a par exemple un effet de rattrapage assez simple : un point de vue longtemps négligé semble ouvrir des perspectives nouvelles du seul fait qu’on cesse de le négliger. Mais il me semble qu’il y a aussi des raisons qui tiennent véritablement au contenu du sujet. Plus peut-être que d’aucun autre fait social, on peut dire du stockage qu’il est inclassable : c’est un fait technique, mais aussi économique et institutionnel, dont on ne sait pas trop s’il relève de la production ou de la consommation, qui intéresse aussi bien l’organisation de la famille que la guerre ou que l’architecture… L’anthropologie a besoin de subdivisions, nous le savons tous. Mais nous savons aussi que si nous n’y prenons pas garde, ces subdivisions peuvent paralyser la pensée au lieu de la, guider. L’étude du stockage nous rappelle qu’elles ne sont que des instruments, à utiliser en toute liberté. C’est là, me semble-t-il, un des principaux enseignements qu’on puisse en tirer.

 

 

 

 

 

 

 

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1 Voir par exemple P.-E. Will et R. Bin Wong (1991).

 

2 Les marxistes n’ ont pas fait mieux que les économistes classiques. Dans Femmes, greniers et capitaux(1975), par exemple, C. Meillassoux parle abondamment des femmes et des capitaux, mais ne dit pas un mot des greniers.

 

3 Cette occasion fut un commentaire pour Current Anthropology (2005, 46, 2 : 294-295) sur un article de J. Jennings et al., « Drinking Beer in a Blissful Mood… ».

 

4 C’est le cas de Jean-Baptiste Say, dont j’ai reproduit un texte de 1829 sur ce sujet ; (Sigaut 1985).