2012(1) : AEHA-avril 2012 (Pour une histoire « utile »)

AEHA-avril 2012

 

[Pour une histoire « utile »]

 

Conformément à ce qui était, je crois, l’esprit de ses fondateurs, l’AEHA n’a pas pour but l’étude de l’histoire pour elle-même, mais bien pour les enseignements que nous pouvons en retirer aujourd’hui.

Qu’on m’entende bien. Il y a de multiples façons d’étudier l’histoire, toutes ont leur raisons d’être, et personne n’a autorité pour décider en faveur de celle-ci plutôt que de celle-là. La liberté des chercheurs doit être totale, c’est la condition même de toute recherche. Mais l’exercice de cette liberté comporte des choix. Et il me semble que l’AEHA correspond à un de ces choix, celui d’une histoire « utile », qui nous aide à mieux comprendre les agricultures d’aujourd’hui et de demain. Encore une fois, ce choix ne doit pas être exclusif ni impératif. Mais c’est un choix qui est aussi justifié que tout autre. Nos agricultures ont connu, depuis deux siècles, un ensemble de bouleversements absolument sans précédents ― et rappeler cette évidence, c’est déjà faire appel à l’histoire. Faut-il en rester à cette évidence, ou au contraire vaut-il la peine d’aller un peu plus loin dans la connaissance de ce qui s’est réellement passé ? L’ambition de l’AEHA est de rassembler celles et ceux qui veulent aller un peu plus loin.

Mais cette ambition rencontre une difficulté, une limite plutôt, qui est celle de la diffusion des résultats de la recherche. Nous vivons dans un monde où l’information est pléthorique. Et l’histoire ne fait pas exception. Une bibliographie exhaustive de l’histoire agraire depuis, disons, Marc Bloch, compterait des milliers et des milliers de titres, dont personne ne peut se vanter d’avoir une connaissance complète. Nous croulons sous l’abondance ! À quoi bon ajouter à cette multitude quelques titres supplémentaires qui, pour la plupart, seront aussi vite oubliés que la masse des titres précédents ?

Il y a, me semble-t-il, deux réponses à cette question. La première est que sur les questions qui nous intéressent, l’historiographie est paradoxalement assez pauvre, voire dans certains domaines tout à fait indigente. Nous avons donc du pain sur la planche. La seconde réponse est en fait une autre question : comment sortir de la confidentialité ? C’est sur ces deux points que j’ai essayé d’apporter quelques précisions dans ce qui suit.

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D’abord, cette constatation en forme de paradoxe : ce sont les bouleversements les plus importants qui ont été les moins étudiés. Pour nous en tenir à ce qu’on appelle communément les « grandes cultures » (céréales, etc.), ces bouleversements peuvent être classés en quatre grandes catégories : le machinisme, la fertilisation, la protection des cultures et l’amélioration des plantes. Or sur les trois derniers sujets, l’historiographie est pauvre, voire indigente.

Si le machinisme fait exception, c’est grâce aux amateurs et aux collectionneurs de machines agricoles anciennes, qui sont nombreux et actifs. Une abondante littérature leur est destinée, qu’on trouve dans les librairies spécialisées. Il y a dans cette littérature des travaux excellents. Mais il faut reconnaître que s’il y est souvent question de telle ou telle sorte de machines, voire de tel modèle de tracteur, les études de synthèse y sont plus rares. On n’y trouve guère de perspectives d’ensemble qui permettraient aux lecteurs non spécialistes d’entrer dans le sujet. Ce jugement pourra paraître un peu sommaire, mais le problème est qu’ici aussi l’abondance est un obstacle. Le nombre d’ouvrages publiés depuis une trentaine d’années dans les principales langues (allemand, anglais, français, italien…) s’élève probablement à plusieurs centaines, ce qui représente déjà deux ou trois ans de travail pour qui voudrait en prendre une connaissance un peu complète.

Et ce qui ajoute à la difficulté, c’est le fait que cette littérature pour collectionneurs est totalement ignorée dans le milieu des historiens. On est tenté de parler de corporatisme pour expliquer cette ignorance, même s’il y a aussi d’autres causes. Mais le fait est là, et il doit être pris en compte. Les historiens de profession (appelons-les ainsi) ne reconnaissent pas l’existence de cette histoire qui est faite par des non-historiens. Et cette ignorance a des conséquences fatales sur ce qui devrait être un domaine de recherche comme les autres.

Sur les autres sujets, fertilisation, protection des cultures et amélioration des plantes, la situation ne diffère de celle qui prévaut pour le machinisme que par l’absence des collectionneurs. Il ne viendrait à l’esprit de personne de collectionner des engrais ou des produits phytosanitaires ! Pas de collectionneurs, donc pas de marché comparable à celui qui existe pour les machines anciennes. Le résultat est que les bibliographies sont beaucoup moins fournies. Mais l’absence des historiens y est aussi flagrante. Pratiquement toutes les publications disponibles sont dues à des professionnels qui se sont mis à l’histoire à un certain moment de leur carrière, dont le seul exemple que je citerai est celui de Jean Boulaine. Et comme de bien entendu, les travaux de Jean Boulaine, ainsi que ceux de ses émules, ne sont pratiquement jamais cités par les historiens.

 Cette coupure entre historiens et « amateurs » est un des obstacles majeurs que l’AEHA doit tenter de surmonter. Comment y parvenir ? Disons qu’avant de rechercher des remèdes, il importe de poser clairement le diagnostic. Diagnostic qui n’a d’ailleurs rien d’original, puisqu’il ne représente qu’un aspect de l’opposition entre Les Deux cultures mise en évidence, entre autres, par C. P. Snow en 19591.

 

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Comment sortir de la confidentialité ? Nous venons de voir, avec le machinisme, un assez bon exemple de ce qu’est la confidentialité : une littérature abondante, mais qui ne circule qu’à l’intérieur d’un cercle bien défini de spécialistes. Comment sortir de ce genre de cercles ? Toute la difficulté est là.

 

 

1 Éd. orig. The Two Cultures and the Scientific Revolution, Cambridge Univ. Press, 1959; éd. française : Les Deux cultures, J.J. Pauvert, 1968.