1984c) « Les musées d’agriculture dans le monde et en France »

Techniques & culture, 3 : 129-135. [Tiré à part]

Extrait de : Techniques et culture, 3, 1984, pp. 129-13.

 

 

 

LES MUSEES D'AGRICULTURE DANS LE MONDE ET EN FRANCE

 

François SIGAUT

 

 

 

L'histoire des musées est un chapitre relativement mineur de l'histoire de notre civilisation. En apparence, du moins. Car pour peu qu'on s'y intéresse de plus près, le sujet prend assez vite des proportions inattendues. Il est devenu banal de déplorer la grande misère de nos musées, ou de certains d'entre eux. Mais cette misère, n'en sommes-nous pas tous en partie responsables, nous les intellectuels et les chercheurs ? « L'incapacité de l'anthropologie à tirer un parti effectif des collections de musée rassemblées en son nom, représente sûrement un des grands échecs de la discipline », a-t-on écrit récemment à l'occasion du centenaire du Musée Pitt Rivers d'Oxford (Reynolds 1983). Et en effet : combien d'entre nous visitent les musées aussi assidûment, toutes proportions gardées, que les bibliothèques ? Au XVIIIe siècle, et jusque fort avant dans le XIXe siècle, le « musée » était avant tout un établissement d'enseignement pratique, d'enseignement par l'objet, destiné à compléter ou à suppléer l'enseignement trop exclusivement livresque et théorique des universités. Même les musées d'art étaient conçus dans cet esprit, à en juger par le passage suivant d'une lettre du conventionnel Roland adressée au peintre David en 1792 :

 

« Ce Museum doit êtrele développement des grandes richesses que possède la nation, en dessins, peintures, sculptures et autres monuments de l'art :ainsi que je le conçois, il doit attirer les étrangers et fixer leur attention; il doit nourrir le goût des beaux-arts, récréer les amateurs et servir d'école aux artistes. Il doit être ouvert à tout le monde, et chacun doit pouvoir placer son chevalet devant tel tableau, ou telle statue, les dessiner, peindre ou modeler à son gré… »

 

Sait-on assez que dans les premières années, le Museum du Louvre était réservé cinq jours par décade aux artistes, et trois jours seulement au public ordinaire ? Nous sommes à des années-lumière de cette conception dans les musées d'art actuels, ou le flot des spectateurs passifs a tout noyé. Le destin des musées scientifiques et techniques a été différent, mais peut-être guère plus enviable. Point de bataillons serrés pour eux en général. Mais pratiquement pour tous, après l'enthousiasme des débuts, un déclin plus ou moins rapide, coupé de brèves périodes de rémission. Tout se passe comme si à long terme, lentement mais sûrement, inexorablement, l'esprit livresque finissait toujours par reprendre le terrain gagné sur lui à grand' peine ...

 

L'histoire des musées d'agriculture s'inscrit parfaitement dans ce cadre général de l'histoire des musées. Les premières collections d'instruments aratoires font leur apparition dans les années 1780 ou 1790 : c'est le cas de la France, de la Bohême... Ces premières collections ne résistent pas aux évènements révolutionnaires ou aux changements institutionnels : il n'en reste aujourd'hui, quand il en reste, que quelques pièces sauvées par hasard, des modèles réduits, des listes d'inventaire ou des catalogues. Dans l'ensemble, les collections constituées au XIXe siècle, bien que dans des conditions moins troublées, ne connaissent pas un sort meilleur. Des centaines d'instruments agricoles en vraie grandeur que possédait le Conservatoire des Arts et Métiers vers 1840, par exemple, il ne reste à peu près rien. Dans les autres pays d'Europe, le taux des pertes est souvent moins élevé. Mais nulle part la conservation des objets n'est vraiment garantie.

 

C'est seulement à la fin du XIXe siècle que les choses changent, et qu'une nouvelle génération de musées voit le jour. C'est, en Suède, le célèbre musée de Skansen, le premier musée de plein air du monde et le modèle de tous ceux qui suivront, au point que skansen est devenu un nom commun dans plusieurs pays d'Europe centrale. Il y a aujourd'hui près de deux cents musées de plein air en Europe non méditerranéenne (l'Espagne, l'Italie, la Grèce, la Bulgarie n'en possèdent pas, la Yougoslavie n'en compte que deux en Slovénie, tout au nord du pays, et la France n'a suivi que beaucoup plus tard avec ses « écomusées »). Tous les musées de plein air sont basés sur la reconstitution de bâtiments ruraux de la période préindustrielle (XVIIIe-XIXe siècles), dans un environnement reconstruit aussi fidèlement que possible, et avec tout leur équipement domestique et agricole ; les plus importants ont en outre des programmes d'activités artisanales, agricoles, folkloriques, des collections de plantes (arbres fruitiers, légumes, plantes médicinales), voire d'animaux domestiques appartenant à des races en voie de disparition ... Il est clair que l'agriculture occupe toujours une place importante dans les musées de plein air. Mais il est clair aussi qu'il ne s'agit pas de toute l'agriculture. L'agriculture-mode de vie y est privilégiée au dépens de l'agriculture- technique. Les limites chronologiques, nées du parti-pris de reconstituer des situations précises, sont assez étroites : ni les périodes plus anciennes, ni les périodes plus récentes ne sont prises en compte. Les musées de plein air, en somme, ne sont pas des musées d'agriculture, ce qu'il est impossible de leur reprocher.

 

Mais il n'est pas indifférent d'observer que c'est au cours de la même décennie qui a vu naître les musées de plein air (Skansen et Lund 1891, Oslo 1894), qu'apparaissent les premiers musées d'agriculture proprement dits : ceux de Prague (1891) et de Budapest (1896). Le musée de Prague a été déplacé après la dernière guerre, et les collections réparties en trois sites différents dans le pays. Le musée de Budapest au contraire, s'il s'est accru de plus de vingt implantations nouvelles en province, occupe toujours les mêmes bâtiments, un immense château construit pour lui dans le parc de Varosliget en pleine ville de Pest. C'est pourquoi le Musée hongrois d'agriculture (Magyar Mezögazdasagi Muzeum) est considéré aujourd'hui comme le plus ancien dans le monde. Il est aussi, probablement, le plus important.

 

C'est seulement après la dernière guerre que les exemples tchèque et hongrois sont suivis dans d'autres pays, avec l'exception remarquable de l'Egypte, où le musée d'agriculture du Caire (Dokki) ouvre ses portes en 1938. Comme d'habitude, ce sont les pays d'Europe centrale et septentrionale qui sont les premiers à s'engager dans cette voie : les deux Allemagne, le Danemark, la Suède, l'Angleterre, l'Ecosse, pour ne citer que les principaux, sont aujourd'hui dotés de musées centraux d'agriculture.

 

Depuis 1965-1970, toutefois, on assiste dans tous les pays industriels, y compris ceux qui étaient restés plus ou moins à l'écart jusqu'ici, comme la France et l'Italie, à des développements tout à fait nouveaux dans ce domaine. Et la raison en est simple. A partir de ces années, la grande transformation de l'agriculture, qui partout était allée s'accélérant depuis le milieu du XIXe siècle, s'achève : le symbole en est, si l'on veut, la moissonneuse-batteuse. En 1950, seuls les Etats-Unis, le Canada, l'Australie, et dans une moindre mesure l'Angleterre, sont équipés de moissonneuses-batteuses ; en Europe, elles sont encore une rareté. Vingt ans plus tard, il n'y a plus qu'elles. Toutes les machines de génération précédente, considérées naguère comme le nec plus ultra du progrès, sont au rebut. La moissonneuse-lieuse rejoint la faux, et même la faucille, non pas au musée, puisqu'il n'y en a pas encore pour l'accueillir, mais aux orties ou chez le ferrailleur. L'extraordinaire vitesse de la mutation (le mot, ici, est pleinement à sa place) crée le choc. On ne peut pas laisser perdre sans rémission ce qui hier encore était le travail quotidien de tous. Et ce sont les premières exhibitions de vieux matériels, à partir de 1965 aux Etats-Unis et au Canada, à partir de 1969 ou 1970 en France. Le clou de la fête est en général le battage « à l'ancienne », avec batteuse et locomobile (que Mistral considérait avec effroi, vers 1910, commeun symbole du modernisme le plus destructeur !). Mais on ressort aussi parfois, à l'occasion, toutes sortes d'autres matériels anciens, et de plus en plus, les fêtes présentent aussi des démonstrations d'activité artisanales (filage, tissage, poterie, travail du forgeron, du maréchal-ferrant, du sabotier...). Suivant le pays et la région, les détails varient : en Angleterre et en Amérique du Nord, par exemple, les fanatiques de la vapeur ressortent les monstrueuses locomotives routières de la fin du siècle dernier. On rejoint avec eux l'archéologie industrielle ...

 

Il y a aujourd'hui sans doute plusieurs centaines de « fêtes des battages à l'ancienne » en France, à raison de vingt à trente chaque été dans certains départements. Mais ce qui est important pour nous ici, c'est d'abord l'extraordinaire intérêt du grand public pour ces démonstrations qui sont avant tout des démonstrations d'histoire des techniques. (On ne peut pas à cet égard, ne pas évoquer le succès considérable d'un film télévisé comme L'histoire des inventions !) . C'est ensuite le « résidu » de toute cette activité en termes de muséographie de l'agriculture.

 

En France, ce « résidu » s'élève probablement à plus d'une centaine de collections de matériel agricole ancien, dont certaines sont devenues de véritables musées. Par exemple, le Château de Didonne à Sémussac (Charente-Maritime), ou le Musée de la Machine agricole et à vapeur d'Ambert (Puy-de-Dôme). Aux Etats-Unis, ce sont les Living Historical Farms, au nombre de plusieurs centaines. En Italie également, les réalisations de ce genre se multiplient, le plus souvent à l'initiative des paysans eux-mêmes, comme à Bologne ou à Cagliari…

 

En France et en Italie, toutefois, cet extraordinaire développement n'a trouvé que peu d'échos auprès des pouvoirs publics et des milieux intellectuels. En France surtout, d'ailleurs, où entre la critique condescendante des sociologues (Champagne 1977, Collomb 1980) et l'ignorance hostile du corps des conservateurs de musée, encore dominé par l'esprit « beaux-arts », des initiatives aussi profanes ont bien du mal à se faire accepter !

 

Une de ces initiatives mérite d'être citée. C'est celle du SEDIMA, le Syndicat des Entreprises de Distribution du Machinisme agricole. Vers 1977, le SEDIMA réunissait une première collection de machines et d'instruments, avec laquelle il commençait une campagne de publicité pour un « Musée National du Machinisme agricole ». Mais c'est seulement en mars 1983 que le projet aboutissait - sur le plan administratif - à la création d'une Association (loi de 1901) dénommée « Conservatoire National du Machinisme et des Pratiques Agricoles ». Le Conservatoire aura, si tout va bien, deux implantations pour commencer. L'une à Niort, en cours de réalisation (ouverture prévue : automne 1984), l'autre à Chartres, mais où le projet est toujours en cours de négociation entre les collectivités locales et où aucune date de réalisation ne peutêtre avancée. Dans l'ensemble, les moyens manquent terriblement, et il faudra longtemps encore compter sur le travail de bénévoles, « jeunes retraités » pour la plupart…

 

En 1966 était créée, à l'initiative des musées tchèques et hongrois d'agriculture, l’ « Association Internationale des Musées d'Agriculture », organisation affiliée à l'I.C.O.M. L'Association tient congrès tous les trois ans environ, chaque fois dans un pays différent : Prague-Liblice en 1966, Stuttgart-Hohenheim en 1969, Budapest en 1971, Reading en 1976, Neubrandenburg (R.D.A.) en 1978, et Stockholm-Julita en 1981. Le prochain aura lieu en France en septembre 1984. Dans l'intervalle, en effet, se constituait dans notre pays une « Association Française des Musées d'Agriculture » qui aujourd'hui, quelque dix-huit mois après sa création, compte quelque cent-cinquante membres. Ses promoteurs voudraient faire de l'AFMA l'organe fédérateur de cette multitude d'initiatives dispersées qui ont vu le jour depuis dix ans, un lieu où échanger expériences et informations, un lieu aussi où dialoguer avec les pouvoirs publics. C'est en participant à de telles associations que les chercheurs et les universitaires ont aujourd'hui, me semble-t-il, la possibilité de sortir utilement de cette fameuse tour d'ivoire qu'on leur reproche tant.

 

F. Sigaut

 

Centre de Recherches Historiques

 

E.H.E.S.S.

 

Pour tous renseignement concernant l'AIMA, l'AFMA et le Conservatoire, prière de contacter l'auteur, qui est membre des trois organisations. L'AIMA publie une revue, Acta Museorum Agriculturae, qu'on peut consulter au Centre de documentation de l'ICOM, 1 rue Miollis, Paris XVe, ou à la Bibliothèque du Musée National des A.T.P. La revue de l'UNESCO, Museum, a consacré en 1972 un numéro spécial aux musées d'agriculture ; un nouveau numéro sur le même sujet paraîtra prochainement (sortie prévue : septembre 1984).

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Revues

 

Acta Museorum Agriculturae (Rédacteur en chef : J. Tlapak, Slezska 7, Praha 2, Tchécoslovaquie).

 

Annual of the Association for Living Historical Farms and Agricultural Museums (Washington, The Smithsonian Institution, depuis 1975).

 

Living Historical Farms Bulletin (ibid., depuis 1979).

 

Ouvrages et articles

 

BACHELET M., 1982, « Le VIe Congrès international des musées d'agriculture », Etudes rurales 86 : 107-110.

 

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