Economie de la mécanisation en région chaude, Montpellier, CIRAD. [Tapuscrit] [La seconde partie a été publiée dans Boletín Sistemas Agrarios, Lima, 1991.]
COUP D'OEIL SUR L'HISTOIRE A LONG TERME DE LA MECANISATION EN AGRICULTURE1
François Sigaut
Centre de Recherches Historiques
Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales
Paris
Remarque préliminaire
Il est commode de distinguer quatre grands domaines d'innovation en agriculture, qui sont les suivants :
1° mécanique (a) outils, machines, moteurs ; (b) clôtures, bâtiments, chemins...
2° biophysique : (a) irrigation, châssis, serres... (b) séchage, salage, fumage, appertisa-tion, froid, pasteurisation...
3° biochimique : (a) fertilisation ; (b) traitements pesticides ;
4° biologique : greffe, sélection, et tout ce qui concerne l'amélioration du matériel animal, végétal et microbiologique (fermentations).
Bien que ce soit un peu faux, on peut dire que les innovations mécaniques tendent à accroître la productivité du travail, alors que les autres tendent plutôt à accroître le rendement du sol, la qualité des produits, etc. Le point important, c'est que les innovations mécaniques conditionnent toutes les autres. La bouillie bordelaise a été une innovation primordiale : on n'imagine pas comment elle aurait pu être utilisée sans pulvérisateur. Il n'y a pas de froid sans machines, et même à la grande époque de la glace naturelle, il fallait des machines pour l'extraire et pour la transporter. Quant à l'appertisation, elle n'est devenue d'usage général que quand on a eu des machines à sertir les boîtes de conserve au lieu d'avoir à les souder...
Ce point a une validité très générale. Je me demande s'il ne faudrait pas poser en principe que dans toute agriculture quelle qu'elle soit, et contrairement aux apparences, les forces de travail sont saturées (même en Inde !). Or comme toute innovation commence toujours par exiger davantage de travail, il faut, pour qu'elle soit adoptée, d'une part réduire au maximum le surcroît de travail qu'elle exige, et d'autre part compenser ce surcroît inévitable par une diminution ailleurs. Ce qui n'est possible que par l'innovation mécanique. En d'autres termes, toute innovation (non mécanique) demande que du travail puisse être libéré ailleurs en compensation, et c'est pour cette raison que l'innovation mécanique est en général la condition de toutes les autres.
J'ai écrit « en général » parce que cette logique, en fait, dépend de l'organisation sociale. Dans les sociétés inégalitaires, le luxe du petit nombre mobilise de gigantesques quantités de travail (2 000 journées pour un seul châle de Cachemire !). Un très grand nombre de produits ont commencé leur carrière comme produits de luxe, à commencer par le pain, le vin et l'huile de l'âge classique méditerranéen. C'est l'innovation mécanique, broyeurs, moulins, pressoirs... qui a permis d'en étendre l'emploi.
CHRONOLOGIE DES INNOVATIONS MECANIQUES
La chronologie brute des innovations, si je puis dire, est relativement facile à établir, parce que l'érudition s'est toujours davantage intéressée à cet aspect. En agriculture toutefois, la chronologie est assez peu significative sans la géographie correspondante, qui est malheureusement beaucoup moins bien connue. C'est d'autant plus fâcheux que les inégalités entre régions ont sans doute toujours été plus grandes que les inégalités entre époques. Tout le monde sait que des agricultures « néolithiques » ont perduré, en Nouvelle-Guinée ou en Amazonie, jusqu'à l'âge atomique, sans pour autant attacher à ce fait une signification particulière. Mais en Europe même, il est presque certain que le véhicule est d'un emploi courant pour les transports agricoles dans les provinces rhéno-danubiennes de l'Empire romain au Ve siècle de notre ère, alors qu'il ne l'est pas encore dans l'Ecosse d'avant 1750 ou dans la Bretagne d'avant 1830. Et le mortier-pilon à millet, tout à fait semblable au modèle africain (avec quelques différences de détail) est resté en usage dans les campagnes de l'Ouest de la France, entre Loire et Gironde, jusqu'au début du XIXe siècle. Parler dans des cas semblables d'''archaïsme'' ou de « survivances » n'est qu'une façon purement verbale d'escamoter le problème. Dans le cas du mortier, il y a une meilleure explication : le millet décortiqué ne se conserve pas, ce qui impose de procéder au pilage tous les jours, par petites quantités à la fois, pratique peu compatible avec l'emploi du moulin (lequel était bien sûr utilisé pour les autres céréales). Il n'y a pas d'archaïsme. Il y a un certain type de céréales qui impose un certain type de filière technique : les circonstances ont fait que ce type de céréales a été d'importance assez mineure en Europe, alors qu'il était absolument dominant en Afrique. Les Européens ne savaient évidemment pas d'avance que leur préférence pour les céréales panifiables les conduirait au moulin à eau, puis à tout le développement industriel qui s'est greffé sur celui-ci, pas plus que les Africains ne pouvaient savoir que leur « choix » du mil et du sorgho leur interdirait ce genre de développement... Bien sûr, l'histoire complète n'est pas si simple. Je suis convaincu cependant que ce type d'hypothèse explicative est parfaitement valide, à condition de ne pas oublier son caractère partiel. Une explication ne fonctionne jamais seule, ni au-delà de certaines limites. Mais ce n'est pas une raison pour refuser de s'en servir.
Cela dit, revenons à la chronologie des innovations. Dans l'état actuel de nos connaissances, j'en proposerais le tableau suivant :
(1) Des agricultures sans machines
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Eurasie au Néolithique ancien (avant -3000/-2000), Afrique avant le Fer, Amérique et Océanie avant la colonisation européenne ;
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peu ou pas d'animaux domestiques, et jamais utilisés à la traction ; pas d'outils de métal, importance restreinte de la houe ; aucun appareil à élever l'eau, etc. ;
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une opposition assez tranchée entre agricultures féminines et masculines (en Amérique, les agricultures orientales, du Brésil aux Grands Lacs, sont féminines, les agricultures occidentales, du Chili à l'Arizona, sont masculines) ;
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les anciennes agricultures du Proche-Orient et celles qui en sont dérivées, de l'Europe à l'Asie Centrale et à l'Inde, paraissent exceptionnelles par l'importance de l'élevage.
(2) Acquisition du fer mais pas de l'énergie animale
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Afrique tropicale (sauf Ethiopie), quelques régions d'Asie (Newar du Népal, Montagnards d'Indochine, Philippines...) ; il semble que l'Inde du Sud ait été dans cette situation entre -500 et +500/+1000 ;
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le fer a permis une diversification considérable des formes d'outils à bras (la houe en Afrique) et un accroissement évident, mais mal étudié, de leur efficacité, lequel a sans doute favorisé l'extension de l'agriculture à de nouveaux milieux (savanes...) et d'autres changements difficiles à apprécier ;
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certains traits des agricultures précédentes restent inchangés : absence d’appareils élévatoires, existence d'agricu1tures féminines, etc.
(3) Acquisition de la traction animale
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l'araire et le véhicule sont classiquement datés du Proche-Orient ancien, Sumer, vers -3500/-3000, mais il reste des inconnues considérables :
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on ne sait rien des formes plus simples d'utilisation de l'énergie animale, dépiquage des céréales, piétinement des champs, bât...
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l'« origine » sumérienne est peut-être une illusion due à la qualité des sources ; en Suisse, un véhicule a été daté de -2700, ce qui est très proche ; l'ensemble des régions allant de la Hongrie aux Turkestans par les deux rives de la Mer Noire est peut-être un lieu d'origine plus logique pour la domestication de l'énergie animale ;
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le Proche-Orient n'a jamais fait grand usage du véhicule rural, seulement du char de guerre et de prestige ; encore aujourd'hui, l'aire géographique de l'araire est considérablement plus étendue que celle du véhicule rural ;
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l'araire primitif semble davantage lié à l'opération « semis » qu'aux opérations de préparation du champ proprement dites ; l'araire-semoir est attesté très tôt, son emploi a perduré jusqu'à nos jours en quelques points du Proche-Orient, en Arabie du Sud, et surtout dans le Nord-Ouest de l'Inde ;
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l'extension géographique de l'araire correspond à celle des céréales proche-orientales (blés, orge...) et du riz ; les agricultures basées sur des millets ou sur d'autres plantes (tubercules...) n'en font pas usage, sauf dans des pays de vieille tradition comme l'Inde ou l'Europe ;
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sauf exceptions rarissimes, les agricultures qui font usage de l'énergie animale sont à dominante masculine ; les femmes n'y sont que des auxiliaires.
(4) Acquisition du fer après l'énergie animale
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Eurasie à partir de l'âge technique du fer (La Tène en Europe centrale) et au plus tard jusqu'au début du Moyen Age ;
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développements techniques très mal connus, parce que les problèmes n'ont pas été posés ; on peut se demander par exemple s'il n'y a pas un rapport entre les outils à bras plus efficaces que permet le fer (houes, bêches, mais aussi haches, serpes...) et le développement de l'arboriculture méditerranéenne ; il est probable que c'est seulement avec le fer que la faucille à céréales se répand hors de ses régions proche-orientales d'origine ;
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une innovation fondamentale : la faux à deux mains d'Europe centrale ; la faux est l'instrument d'une intégration agriculture-élevage inconnue ailleurs ;
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l'emploi du fer dans l'outillage a d'autre part rapidement conduit à l'invention des premières machines, ce qui explique que les agricultures correspondant à cette phase (4) n'aient duré que peu de temps.
(5) Le premier machinisme
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deux régions d'origine connues : la Méditerranée gréco-romaine du Ve siècle avant au 1er siècle après notre ère, et la Chine avec peut-être un peu de retard ; un point important : si les deux phases de développement machiniste sont contemporaines ou à peu près, ce ne sont pas les mêmes machines qui font leur apparition en Extrême-Orient et en Occident ; la contribution possible des centres de civilisation iranien et indien est à peu près inconnue ;
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en Occident, sont mécanisées les opérations suivantes :
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le broyage des olives (trapetum) et du grain (moulin à levier, puis rotatif à bras, à manège, et à eau),
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le pressage des olives et du raisin (nombreux modèles de pressoirs à levier et contrepoids, pressoir à vis),
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l'exhaure de l'eau (noria, saqiya, vis d'Archimède, etc., actionnées en général par une cage d'écureuil mue à pieds d'homme) ; mais il ne semble pas que ces machines aient été utilisées pour l'irrigation avant le Moyen Age ;
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le dépiquage (plaustellum ou norag) et même la moisson (le vallus), mais ces « machines » n'ont pas eu la même importance que les précédentes ;
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en Chine, le grain est décortiqué au jour le jour plutôt que moulu : les moulins à décortiquer à bras se généralisent, mais les moulins à eau ne prennent pas la même importance ; les machines élévatoires ont plus d'importance qu'en Occident pour l'irrigation, mais le pressage de l'huile et du vin en a moins ; s'y développent par contre deux machines originales : le tarare, et le semoir, que l'Europe n'acquerra pas avant les XVIIe et XVIIIe siècles ;
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il existe également un machinisme tropical : égrenage du coton, broyage de la canne à sucre, broyage et pressage des graines oléagineuses, etc., dont l'origine peut être indo-iranienne ou chinoise ;
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en Occident, il est possible que le développement du premier machinisme soit concomittant de celui de l'esclavagisme, l'esclavage étant à l'époque le moyen le plus efficient de faire faire par des hommes des travaux exclusivement féminins auparavant comme la fabrication du pain ou de l'huile, etc.
(6) Le second machinisme
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c'est celui qu'on associe traditionnellement à la « révolution industrielle » de l'Europe moderne (XVIIe-XIXe siècles), jusqu'à l'apparition, peu avant 1900, du moteur à explosion et du moteur électrique ; toutes les machines nouvelles sont mues par l'énergie humaine, animale, ou hydraulique : la vapeur ne joue qu'un rôle limité, c'est de loin le cheval dont l'expansion est la plus grande, elle culmine peu avant ou peu après 1900 suivant les pays ;
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quelques jalons chronologiques :
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début XVIIe : le tarare (Pays-Bas, puis Suisse, Autriche...), première machine agricole nouvelle depuis l'Antiquité ; le tarare et d'autres appareils (bluteau, monte-sacs) peuvent être mus par le mécanisme du moulin, ce qui conduira peu à peu à la conception du moulin automatique, réalisée par Oliver Evans en Pennsylvanie en 1785 ;
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début XVIIIe : le semoir mécanique de Jethro Tull (Angleterre) ; idée reprise par Duhamel du Monceau dans les années 1750 ; n'entrera en application qu'à la fin du XVIIIe, en Angleterre ;
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vers 1740 : fabrication en série de la charrue de Rotherham (Angleterre), mais l'entreprise ne dure guère ; celle de l'Ecossais James Small, dans les années 1760, servira de modèle (notamment à Mathieu de Dombasle en France) ;
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le tarare apparaît dans les comptes rendus de l'Académie des Sciences en 1717 ; quelques années plus tard, ce sont les premiers projets de machines à battre, qui se multiplient tout au long du XVIIIe ; la première batteuse à fonctionner de manière satisfaisante est celle de George Meikle (Ecosse) en 1786 ; elle est rapidement construite à plusieurs dizaines d'exemplaires ;
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dès lors, c'est la machine à moissonner qui est en vue ; après de nombreuses réalisations plus ou moins réussies en Europe, c'est aux Etats-Unis, dans les années 1830, que le succès est atteint (MacCormick, Russey, etc.) ; presqu'immédiatement suivent la moissonneuse-batteuse (Moore 1837, E.-U.) et le stripper (Australie), mais qui ne connaissent qu'une diffusion régionale ; l'époque est au développement de la moissonneuse-lieuse, mécaniquement plus compliquée et mise au point plus tard (années 1860) ;
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les innovations concernant la production animale sont plus tardives : le fil de fer barbelé, l'écrémeuse centrifuge se développent dans les années 1880, la machine à traire apparaît au début du XXe siècle...
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parallèlement, il se développe tout au long du XIXe siècle un petit machinisme d'intérieur de ferme sur lequel nous sommes mal renseignés, et dont l'importance est certainement très sous-estimée ; nous ignorons également à peu près tout des innovations, pourtant innombrables, en matière d'outils de travail du sol ;
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que retenir de cette énumération ? Qu'en 1800, le machinisme agricole a cessé d'être un rêve ou une folie pour devenir un programme sérieux, programme dont la réalisation est achevée un siècle plus tard, vers 1900 ; au XXe siècle, la mécanisation des agricultures « développées » connaîtra des développements spectaculaires, grâce aux nouveaux moteurs, aux pneumatiques, aux matériaux nouveaux, etc. ; mais on peut se demander si l'essentiel des innovations mécaniques sur lesquelles tout cela repose n'est pas déjà acquis au XIXe.
L'INNOVATION COMME SOLUTION – A QUEL PROBLEME ?
S'il est indispensable, avant toute autre chose, d'identifier les innovations et de les localiser dans le temps et dans l'espace, la tâche qui consiste à les expliquer – les innovations ou leur absence – est beaucoup plus épineuse. On n'a que trop tendance, en effet, à expliquer le succès d'une innovation par ses conséquences, réelles ou supposées ; mais il n'y a là qu'automorphisme (ou anachronisme). Ce n'est pas ce que l'innovation est devenue après coup qui peut rendre compte de sa genèse, mais ce qu'elle a été pour ceux qui l'ont faite et pour ceux qui l'ont successivement adoptée. Pour la comprendre, il nous faut donc retrouver ce que ceux-là savaient, ce qu'ils croyaient et ce qu'ils ignoraient, ce qu'ils espéraient et ce qu'ils craignaient, etc. L'innovation, autrement dit, se présente à nous comme une solution dont le problème aurait disparu, à la fois parce que les données réelles ont été oubliées, et parce qu'on les a remplacées depuis par des données imaginaires, anachroniques. Comprendre une innovation, c'est reconstituer le problème oublié qu'elle a permis de résoudre : démarche semblable à celle du détective dans les romans policiers, et diamétralement inverse à celle de l'ingénieur ou du technicien. C'est en cela peut-être que leur confrontation peut avoir quelque intérêt. J'ajouterai que du point de vue de l'historien, la non-innovation a autant d'intérêt que l'innovation (une fois éliminée, bien sûr, la sotte idée de « résistance » ou de « refus » de l'innovation). Car la non-innovation et l'innovation s'éclairent l'une l'autre, pour ainsi dire : la première est le seul terme de comparaison dont nous disposions pour comprendre la seconde, et vice versa.
Nous avons vu un exemple de non-innovation : le maintien du mortier à bras jusqu'au XIXe siècle dans l'Ouest de la France (Auriault 1976). Maintien qui s'explique, en gros, par la non-conservation des produits du millet. Mais il y en a bien d'autres. Il faut savoir, par exemple, que jusqu'à la fin du siècle dernier, la plupart des vignobles de France ont continué à être cultivés à bras, à la houe. Survivance ? Non pas, mais nécessité imposée par la disposition aléatoire des pieds de vigne, dite en foule, résultant de leur mode de reproduction par provignage. Il a fallu le phylloxéra, la destruction du vignoble qui en a résulté, et l'abandon du provignage, pour que les vignes soient replantées en routes (en lignes), permettant d'y introduire des outils de labour attelés. Avec pour conséquence une véritable explosion d'inventivité chez des artisans-maréchaux qu'on pouvait croire auparavant incapables de sortir de leur routine (Royer 1977).
Certains reprocheront à ce genre de schéma explicatif d'ignorer l'économie, et il est vrai qu'on pourrait arguer que c'est aussi le prix élevé des vins qui a permis à la houe de se maintenir si tard en viticulture. L'ennui, c'est que cet argument, outre qu'il serait fort difficile à établir (les grands crus n'occupaient que des surfaces très limitées), a le fâcheux défaut, pour l'historien, d'être parfaitement réversible : on peut tout aussi bien prétendre que c'est parce qu'il fallait labourer les vignes à bras que le prix du vin était élevé. De plus, pourquoi des prix élevés freineraient-ils l'innovation plutôt que de la stimuler ? De fait, les techniques vinicoles font des progrès tout à fait remarquables aux XVIIe et XVIIIe siècles (nouveaux modèles de pressoirs, conservation et transport en bouteilles de verre avec bouchons de liège, distillation, etc.). Comment comprendre qu'une même conjoncture économique ait des effets aussi contradictoires dans le même secteur de production ?
Il ne s'agit évidemment pas de refuser l'explication économique, mais seulement d'observer qu'elle ne doit intervenir qu'en son lieu et place. Et puisque nous en sommes au travail du sol, j'ajouterai qu'en ce domaine, l'explication économique « pure » si je puis dire me paraît singulièrement en défaut. Nous avons tous plus ou moins hérité d'un schéma mental dans lequel les labours sont au premier rang des tâches de l'agriculteur, à la fois par leur importance agronomique et par le coût en travail, en énergie et en matériel qu'ils impliquent, si bien qu'ils sont ou doivent être, dans notre esprit, un domaine prioritaire de recherche d'innovations. C'est bien ainsi, en tous cas, que l'ont entendu tous les Européens qui ont mis la « culture attelée » au premier rang de leurs préoccupations en Afrique depuis un siècle. Or cette vue des choses est loin d'être confirmée historiquement. Ce qui ressort du tableau chronologique que j'ai proposé ci-dessus, me semble-t-il, c'est qu'en agriculture, l'innovation mécanique est passée par d'autres opérations que les labours. Elle est passée d'une part par le semis (en y comprenant l'enfouissement des semences), et d'autre part par le traitement des récoltes (mouture, vannage, battage...), s'agissant dans les deux cas de céréales, et de certaines céréales seulement.
En ce qui concerne le traitement des récoltes, même si tous les faits ne sont pas connus, les choses sont assez claires parce qu'il n'y a que peu d'ambiguïtés dans la fonction des outils (sauf entre mouture proprement dite et mondage des grains). Le dépiquage par foulage direct est peut-être la forme la plus simple d'utilisation de l'énergie animale qu'il soit possible d'imaginer il n'exige ni dressage, ni presque de harnachement et bien qu'on ne connaisse pas son origine, celle-ci est sans doute très ancienne puisque le dépiquage au tribulum, plus élaboré, est déjà attesté à Sumer au 3e millénaire. Sur le plan mécanique toutefois, la voie ainsi ouverte ne mènera pas très loin. Il y aura bien, à l'époque hellénistique, le chariot à dépiquer (le plaustellum des Romains, le norag de l'Egypte actuelle), et aux XVIIIe et XIXe siècles, le rouleau à dépiquer, qui connaît alors une assez vigoureuse expansion vers le Nord aux dépens du fléau (France, Suède, Pays-Bas...). Mais tout cela prendra fin avec la machine à battre proprement dite, et il est significatif qu'en près de 5 000 ans d'histoire, aucun de ces procédés – fléau, foulage direct, tribulum, plaustellum, rouleau... – n'ait pris le pas sur les autres. Pour autant qu'on le sache, leur géographie vers 1800, disons, n'était que marginalement différente de ce qu'elle était à l'époque romaine.
C'est en fait dans le sens mouture (et mondage) vannage battage récolte que va se faire l'enchaînement des innovations mécaniques conduisant au machinisme moderne. On n'a de certitude que pour une partie de cet enchaînement, mais voici la meilleure reconstruction hypothétique qu'on puisse en donner.
Le monde méditerranéen et la Chine acquièrent ce que j'ai appelé le premier machinisme à peu près simultanément, mais ce sont des machines différentes, pour l'huile, le vin et la farine en Occident, pour monder et vanner le riz en Chine. Et puis, les choses vont en rester là pendant une quinzaine de siècles : l'innovation continue dans d'autres secteurs bien sûr, mais elle paraît stoppée dans celui-là. Elle ne reprend qu'avec l'acquisition du tarare en occident, c'est-à-dire lorsque les deux courants machinistes se rejoignent, pour ainsi dire. Il y a tout un débat érudit sur le point de savoir si les Européens ont acquis le tarare des Chinois, ou s'ils l'ont réinventé de manière indépendante. Je tiens moi-même pour la seconde opinion, mais le plus important n'est pas là, me semble-t-il. L'important, c'est qu'en Extrême-Orient, le tarare fait partie d'un machinisme des millets et du riz, c'est-à-dire de céréales à grains vêtus : or il en est de même en Occident. C'est aux Pays-Bas et en Suisse alémanique qu'apparaît le tarare européen, au début du XVIIe siècle ; aux Pays-Bas, en connexion avec la fabrication d'orge perlée pour le marché urbain, en Suisse dans des régions où la céréale de base est l'épeautre, blé vêtu. De là, le tarare se répand lentement, en tache d'huile et au gré des migrations plus lointaines (notamment de colons flamands et hollandais en Europe centrale et orientale après la Guerre de Trente Ans). On ne sait pas grand'chose de cette histoire évidemment anonyme. On sait pourtant qu'en 1710, un millwright écossais du nom de James Meikle est envoyé aux Pays-Bas par son seigneur, le Laird Andrew Fletcher de Saltoun près d'Edimbourg, pour y apprendre à construire les moulins à monder l'orge. A son retour, il est le premier à savoir fabriquer des tarares (fanners) dans les Iles britanniques. A partir de 1720-1725, les projets et inventions de machines à battre se multiplient dans toute l'Europe. Mais c'est le fils de James Meikle, Andrew, qui conçoit en 1785 la première machine à battre réellement fonctionnelle en modèle réduit, modèle exécuté en vraie grandeur l'année suivante par le fils d'Andrew, George Meikle.
Cette date, 1785-1786, est à mon sens de toute première importance, même du point de vue de l'histoire générale. Non seulement parce que la mécanisation du battage est un succès considérable. Mais surtout peut-être, je l'ai dit, parce qu'on change d'époque. Jusqu'alors, le machinisme en agriculture n'était qu'une utopie, si même il était cela, tant l'ordre éternel des champs paraissait immuable. Désormais, il devient un programme, et les choses vont aller très vite puisqu'il ne faudra qu'à peine plus d'un siècle pour que ce programme soit réalisé. On peut toujours s'amuser à refaire l' histoire, et supposer que si elle n'était pas passée par le tarare et la machine à battre, l'innovation serait passée ailleurs. Mais le fait est que c'est par là qu'elle est passée, et qu'elle y a mis tellement de temps qu'on peut se demander pourquoi, si elle pouvait passer ailleurs, elle ne l'a pas fait. Le tarare n'est pas une machine compliquée, comme le prouve du reste le fait que les Chinois l'aient inventé quinze siècles avant les Européens, et la batteuse de Meikle elle-même ne dépassait certainement pas les capacités de ceux qui, dès 1280, savaient construire des moulins à vent pivotant sur leur axe. Mais pour qu'il y ait solution, il faut qu'il y ait problème. Or le moulin à farine, avec tout le machinisme industriel qui en résulte, est une solution à des problèmes posés par une économie à base de céréales nues et panifiables, alors que le tarare est une solution à des problèmes posés par une économie à base de céréales vêtues consommées en gruau ou en bouillie. Dire cela, ce n'est pas fournir toute l'explication, mais c'est au moins indiquer la direction dans laquelle on a le plus de chances de la trouver. Et il va sans dire qu'une part essentielle des problèmes en question est sociale, j'y reviendrai.
[Mécanisation du semis]
Venons-en maintenant à la mécanisation du semis. La première chose me semble-t-il, c'est de distinguer soigneusement, dans toutes les opérations dites de labour ou de travail du sol, celles qui relèvent de la préparation du champ, et celles qui sont directement associées au semis proprement dit : creuser les poquets ou les raies, répandre les semences, les recouvrir de terre ensuite. Bien sûr, toutes les opérations de préparation du champ aboutissent également au semis. Mais la différence est dans le délai. Il peut, et souvent il doit, y avoir un intervalle de plusieurs semaines ou mois entre les labours et le semis (c'est le principe de la jachère). Mais le semis lui-même est habituellement précédé et suivi sans délai par des opérations qui ont pour but d'assurer la disposition voulue des graines dans le sol, et j'inclus ici ces opérations dans le terme de « semis » au sens large. Or si on accepte cette manière de voir, il devient presque évident que l'araire a été un appareil à semer longtemps avant de devenir un appareil de préparation du champ. Il a d'ailleurs conservé cette première fonction jusqu'à la fin, puisque que toutes les agricultures méditerranéennes ont continué à pratiquer l'enfouissement des graines de céréales à l'araire, que ce soit en lignes ou à la volée, jusqu'à nos jours ; en France même, jusqu'au début du XIXe siècle, l'enfouissement des graines semées à la volée par hersage était inconnu au Sud de la fameuse ligne Saint-Malo-Genève, tous les grains y étaient couverts à la charrue ou à l'araire. Dans de nombreuses régions, dont les Hautes Plaines d'Afrique du Nord, la culture des céréales n'impliquait qu'un seul labour, donné en ce cas non pas avant mais après le semis. Et en Egypte, la nature des sols (vertisols) et le régime des crues n'ont jamais laissé à l'araire, aussi ancien qu'à Sumer, d'autre fonction que celle de l'enfouissement des semences, jusqu'aux aménagements modernes. En Egypte, du reste, on enfouissait aussi les graines en faisant piétiner les champs par des animaux, moutons, chèvres ou porcs, pratique qui n'a disparu que récemment dans quelques régions d'Indonésie et à Madagascar. Ce qui nous indique une analogie instructive : l'araire est au piétinement à peu près ce qu'est le tribulum par rapport au dépiquage par foulage direct. L'araire et le tribulum, on l'a vu, sont à peu près contemporains et apparaissent dans les mêmes régions. Et ces deux « machines », si tant est qu'il faille leur donner ce nom, auraient permis de résoudre le même genre de problème continuer à employer, pour le dépiquage comme pour enfouir les semis, une énergie animale ayant cessé d'être disponible en très grande abondance.
Cette dernière hypothèse, je dois en avertir mes lecteurs, est parfaitement spéculative, et donc peut-être fausse. Mais le fait que l'araire soit une solution à des problèmes de semis, lui, n'est pas douteux. Outre les arguments que je viens de citer, il y a l'absence remarquable, et remarquée depuis longtemps, de l'araire en Afrique Noire (sauf en Ethiopie). Si on n'accepte pas les explications verbales, métaphysiques, voire racistes qui en ont été données, il n'en reste qu'une : c'est que dans les agricultures africaines, les techniques de semis étaient telles qu'il n'y avait pas de problèmes que l'adoption de l'araire fût susceptible de résoudre. J'ai proposé cette hypothèse il y a une quinzaine d'années maintenant, je n'ai trouvé depuis aucune raison de changer d'avis, même si d'autres considérations doivent aussi être prises en compte. Mais quelle que soit l'intérêt de ces dernières, le point fondamental est qu'une solution ne peut pas s'installer là où il n'y a pas de problème pour l'accueillir.
Quelles sont les autres étapes de la mécanisation du semis ?
La première après celle de l'araire simple est celle de l'araire-semoir, muni d'un tube vertical débouchant derrière le soc, dans lequel on laisse tomber les graines. L'araire-semoir est attesté en Mésopotamie au 2e millénaire (mais pas en Egypte). A notre époque, on l'a retrouvé çà et là au Proche-Orient (Palestine, Yémen...), mais c'est dans tout le Nord-Ouest de l'Inde qu'il est resté important. L'Inde du Sud a de véritables semoirs à plusieurs rangs conçus sur le même principe, sans dispositif mécanique, qui servent pour les millets et sorghos. La Chine du Nord a des semoirs à deux ou trois rangs, munis d'une trémie et d'un dispositif mécanique très simple pour assurer l'écoulement du grain. Ces semoirs sont encore fabriqués aujourd'hui sur le même modèle apparu sous la dynastie des Han, au début de notre ère. Il est remarquable que tous ces semoirs soient absents des régions de riziculture, où les techniques ont évolué vers la transplantation, c'est-à-dire dans une direction opposée à toute possibilité de mécanisation.
Il est remarquable aussi que la Méditerranée et l'Europe (sauf le Levant, mais y compris l'Egypte) n'aient jamais rien connu qui ressemblât à un araire-semoir ou à un semoir avant le XVIIIe siècle. Pour faire bref, disons qu'ici, c'est une évolution vers le semis à la volée qui est en cause. Evolution dans laquelle l'enfouissement par hersage est une étape marquante. J'ai déjà fait allusion à cette technique. Elle est mentionnée pour la première fois par Pline l'Ancien, au 1er siècle de notre ère, comme propre à la Rhétie gauloise (la Bavière actuelle). Mais c'est au début du Moyen Age, Xe-XIIe siècles peut-être, que le hersage des semis s'étend à l'ensemble de l'Europe au Nord des Alpes (et de la ligne Saint-Malo-Genève). Lui est associé un modèle particulier de herse, triangulaire ou quadrangulaire mais à plusieurs rangées de dents (les herses antiques, comme celles d'Extrême-Orient, n'en avaient qu'une, c'étaient des râteaux attelés en quelque sorte). Et surtout, le hersage des semis a eu une conséquence d'une extrême importance : celle d'introduire le cheval dans les travaux aratoires. Là encore, je ne peux pas ici entrer dans tous les détails qui seraient nécessaires. Il y a eu d'autres évolutions, même en Europe. Mais il reste que pendant plusieurs siècles au début du Moyen Age, l'iconographie et les textes nous montrent des bœufs attelés à la charrue ou à l'araire – c'est le schéma classique depuis Sumer – alors que c'est en général un cheval (un seul cheval, souvent monté par son conducteur) qui tire la herse. Pourquoi cela ? Parce que dans ce type de hersage, c'est par le choc des dents que travaille la herse, et ce choc est d'autant plus efficace que l'instrument est tiré plus vite. On a hersé au trot dans certaines régions. Il est clair que dans ces conditions, le cheval a sur le bœuf un avantage qu'il n'a pas lorsqu'il s'agit de tirer la charrue, ou même dans les transports pour lesquels la rapidité n'est pas essentielle (ce qui est le cas des transports ruraux). L'inconvénient, c'était d'avoir un double cheptel de trait, des chevaux pour le hersage des semis, pour le bât, la selle et les transports rapides, et des bœufs pour les labours et les transports lents. Dès le XVe siècle, et surtout à partir du XVIe,on tend à passer à la traction « tout cheval » dans les régions les plus développées de l'Europe du Nord. Mais le système du double cheptel se maintiendra jusqu'au début du XIXe siècle en Ecosse et dans nombre d'autres régions d'élevage naisseur (la Bretagne et le Maine en France, etc.), où l'abondance relative du bétail jeune à dresser rendait les économies au niveau traction moins intéressantes.
Le semis à la volée, et son enfouissement par hersage, est probablement le nec plus ultra des techniques préindustrielles du point de vue de la productivité de la main d'œuvre, bien supérieure aux meilleures performances des semoirs asiatiques. Mais cette réussite avait son coût : une consommation très élevée de semences (1/10 à 1/3 du produit) et, dans les exploitations hiérarchisées, l'impossibilité pour le maître de moduler les densités de semis sans négocier avec les ouvriers les changements de pratique que cela leur imposait. C'est pour ces deux raisons explicites que Jethro Tull invente son semoir au début du XVIIIe siècle. Il leur en ajoutera vite une troisième en introduisant des labours à la houe attelée en cours de végétation, ce qui supposait évidemment un semis en lignes. On retrouve la même problématique qu'en viticulture. Mais l'idée générale qui anime les recherches de Tull, si je peux me permettre cette image, c'est de revenir à des pratiques culturales de type asiatique, mais dans des conditions européennes d'emploi de la main d'œuvre. Le recours à la machine est alors la seule solution. Et c'est pour cette raison que dès avant Tull (les premières tentatives remontent au XVIe siècle), les inventions européennes, au contraire des modèles asiatiques, portent sur des semoirs à distribution mécanique. Sur le semoir comme sur le tarare, l'antériorité asiatique, comme la chronologie des premières inventions européennes, a depuis longtemps fait naître l'idée d'un emprunt direct à l'Asie. Et il est vrai que dessins et modèles des machines chinoises parviennent en Occident à partir des années 1730 au moins. Mais l'idée d'une distribution mécanique, elle, n'est nullement asiatique. Et de plus, la chronologie exacte montre que les Européens n'ont été capables de « voir », en Chine, que les appareils qu'ils étaient eux-mêmes en train d'inventer. Ici encore se vérifie le vieil adage qu'une société n'emprunte que ce qu'elle est capable d'inventer. (Ma formule, « pas de solution sans problème », n'est qu'un aspect particulier de cet adage.) L'emprunt n'est presque jamais une explication intéressante en histoire des techniques.
Le semoir de Tull n'aura guère de succès de son vivant, et dans les années 1750-1760, les tentatives de Duhamel du Monceau et de ses émules n'en auront pas beaucoup plus. Il faut attendre la fin du siècle pour que le semoir commence à se répandre en Angleterre. Ce qui signifie que quoiqu'inventé beaucoup plus tôt, il n'entre vraiment en usage qu'en même temps que la machine à battre. Mais ce qu'il faut retenir peut-être de tout cela, c'est que la « mécanisation » des semis a eu deux conséquences absolument fondamentales : l'introduction de l'araire et de la traction bovine au IVe millénaire avant J.-C. au Proche-Orient, et celle de la herse « moderne » et du cheval au 1er millénaire de notre ère en Europe du Nord-Ouest. Or le machinisme agricole du XIXe siècle, et même le machinisme industriel, repose en grande partie sur l'emploi intensif du cheval de trait. Ce n'est pas un hasard si ce machinisme se développe dans les pays où, depuis des siècles, l'emploi du cheval de trait s'était généralisé en agriculture.
J'ai dit plus haut que l'innovation mécanique n'était pas passée, du moins pas préférentiellement, par le travail du sol, mais par le semis. On comprend maintenant mieux, peut-être, ce que j'ai voulu dire par là. Je dois cependant nuancer cette affirmation, car je ne voudrais pas laisser croire qu'il n'y a pas eu d'innovations, même d'innovations mécaniques, dans le secteur du travail du sol proprement dit. Il y en a eu, beaucoup, et de considérables, l'extrême diversité des formes de labour et des outils dans le monde en atteste hautement. Ce qui est vrai, c'est que ces innovations n'ont presque jamais concouru au développement du machinisme proprement dit - avec une exception de taille, la charrue, sujet dans lequel je ne peux pas entrer ici. Ce qui est frappant, c'est le caractère limité des possibilités des instruments attelés, par rapport aux instruments à bras. Un araire, une charrue, sont tirés suivant une ligne plus ou moins droite, et c'est déjà une contrainte non négligeable en regard de la diversité des formes de labour que permet le travail à la houe ou à la bêche. Mais même si on ne veut pas tenir compte de cette adaptabilité supérieure des outils à bras, il reste que jusqu'au XIXe siècle, les labours profonds étaient irréalisables à l'aide d'instruments attelés : la pioche, et surtout la bêche, étaient le seul recours lorsqu'il s'agissait de dépasser, disons 25 cm. Aussi, du XVIIe au milieu du XIXe siècle, l'Europe offre-t-elle un tableau beaucoup plus varié qu'on ne l'imagine aujourd'hui en ce qui concerne les techniques de labour. Certes, l'araire et la charrue dominent partout dans les régions céréalières. Mais que de contre-exemples ! Celui de la vigne, que j'ai déjà évoqué. Mais aussi des cultures industrielles comme le chanvre. Les plantes américaines, maïs, pomme de terre, sont cultivées largement à bras. Les grands défrichements de landes se font par écobuage, à la houe en France, à la bêche (appelée breast-plough) en Angleterre. En pays d'araire, l'implantation des prairies temporaires se heurte à une difficulté : on ne peut les défricher qu'à la bêche. Et partout où la nature des sols ou l'intensité des rotations nécessitent des labours profonds, c'est la bêche qui intervient. Soit qu'on laboure à deux fers (40-50 cm), soit qu'on fasse suivre la charrue par une équipe d'ouvriers chargés de labourer à un fer dans le fond de la raie. C'est le ruotage de la Flandre, le pelleversage du sud-ouest. Toutes pratiques qui atteignent leur maximum entre 1850 et 1880, et qui souvent perdureront jusqu'à la guerre de 1914-1918 et au-delà. Le facteur démographique est évident, et il faudrait ajouter à tous ces exemples celui des îles et régions enclavées de l'Europe atlantique. Mais ce qui nous intéresse ici, me semble-t-il, c'est d'observer combien les conditions d'emploi de la culture attelée sont limitées. Il suffit, dirait-on, que le milieu physique ou social pose des problèmes sortant quelque peu de l'ordinaire pour que la culture attelée soit impuissante à y répondre...
Il ne faut pas oublier que la culture attelée a toujours été très coûteuse, l'entretien d'un cheval équivalant au moins au salaire d'un manœuvre. Je vais revenir sur les aspects sociaux et économiques. Mais ce que j'ai voulu montrer dans ce qui précède, c'est qu'avant le XIXe siècle, il n'y a jamais eu de « tendance » vers la mécanisation, avec tout le poids de finalité voire de fatalité qu'il y a dans ce terme. Chaque innovation mécanique a été la solution d'un ou de problèmes précis, ponctuels, singuliers, solution n'ayant qu'un pouvoir d'expansion faible ou nul en dehors des conditions particulières qui lui ont donné naissance. Ce qui se passe à la fin du XVIIIe siècle, c'est une conjonction de ces innovations indépendantes et aléatoires, conjonction telle qu'une idée nouvelle se fait jour du haut en bas de la société : l'idée qu'il est possible d’innover dans toutes sortes de domaines où on n'avait jamais imaginé qu'aucun changement fût possible. C'est à cette idée nouvelle que j'ai donné le nom de « programme », mais on voit bien la part de métaphore qu'il y a dans le terme. Personne n'a jamais écrit noir sur blanc : « nous allons inventer ceci, puis cela... » Et si certains, bravant le ridicule, ont tenté de le faire, ils en sont restés pour leurs frais. Il y a eu, certes, des concours de charrues, et des primes à l'inventeur du meilleur hache-paille, et des médailles et des journaux et des musées et des comices, etc., etc. Mais aucune direction centralisée dans tout cela, et pour cause : si les problèmes étaient connus (ils se posaient depuis des siècles), les solutions ne l'étaient pas. On croyait pouvoir les trouver (c'était là le fait nouveau), mais on ne savait pas où on les trouverait. Ce qui laissait pleine liberté aux inventeurs, et ôtait leurs armes les plus redoutables à ceux qui auraient aimé jouer les technocrates. Or c'est précisément la situation inverse qui me paraît caractériser le sous-développement. On cherche à y appliquer des solutions connues plutôt qu'à partir des problèmes qui se posent. « On » : les colonisateurs, les experts, les coopérants, les « développeurs »... Et il ne dépend pas de ces « on » que les choses se passent autrement, car personne ne peut résoudre des problèmes qui ne sont pas les siens. Je persiste à penser que ce dumping de solutions toutes faites a plus étouffé d'innovations (indigènes) qu'il n'en a permises (importées). Il y a une dépendance technique, qui est un cas particulier de la dépendance culturelle, et rares sont les pays qui ont su s'en prémunir ; le Japon de Meiji est l'exemple classique. Mais c'est quelque chose de très difficile à réussir, et s'il y a un domaine où chaque pays doit trouver sa solution par ses propres moyens, c'est bien celui-là. Qu'en est-il en Afrique aujourd'hui ? Ce n'est pas à moi de le dire, je ne peux que poser la question.
LES PROBLEMES DE L'AGRICULTURE SONT RAREMENTDES PROBLEMES AGRICOLES
A certains, cette formule apparaîtra comme un paradoxe, à d'autres, plus nombreux j'espère, comme une lapalissade. Tant on a répété que la production de coton centrafricaine pouvait dépendre du cours du yen, ou, sur un tout autre registre, que le technique n'était qu'un aspect du social. Ces affirmations peuvent être parfaitement vraies. L'ennui, c'est qu'elles sont trop générales pour être utiles, même du strict point de vue de l'observation pure auquel se placent l'ethnologue ou l'historien. Ce que je voudrais suggérer à l'aide de cette formule, c'est quelque chose de plus précis. C'est, si on veut, que les problèmes sont souvent autre part que là où on les cherche. Y compris en dehors du secteur d'activités que nous qualifions d’''agricole'', et dont les limites sont bien arbitraires, il faut le reconnaître. On a déjà vu que certaines des innovations les plus importantes en matière de labours, avaient été en fait d'abord des solutions à des problèmes de semis. C'est cette espèce d'effet serendip à l'envers que je voudrais illustrer par quelques exemples maintenant.
Premier exemple : le recul du cheval en agriculture dans les pays industriels dans la première moitié de ce siècle. On s'attend que ce recul soit en raison directe de la baisse progressive du coût d'utilisation des tracteurs : il n'en est rien. En Angleterre, E. Collins et D. Hallam (1983) ont montré que le facteur qui avait déterminé les agriculteurs à abandonner leurs chevaux, c'était la perte de leurs débouchés urbains pour ceux-ci. Le même mécanisme a joué aux Etats-Unis, et très probablement en France. Pour le comprendre, il faut savoir que la « carrière » d'un cheval de trait suivait toute une série d'étapes. L'animal naissait dans une certaine région. On l'élevait dans une seconde. On le mettait au travail dans une troisième. A quatre ou cinq ans, il arrivait dans une quatrième pour servir quelques années aux travaux des champs. A huit ou dix ans, ayant atteint la plénitude de son format, il était vendu pour servir dans les transports urbains ou routiers où il finissait son existence, à moins que jugé bon encore pour des travaux modérés, il ne revînt la finir dans les banlieues ou à la campagne. Le détail du circuit a évidemment beaucoup varié suivant le pays ou l'époque. Mais ce qui nous importe ici, c'est que pour l'exploitant, le cheval n'était pas seulement ce qu'il paraissait être, un moteur animal. C'était aussi une production, une spéculation se justifiant par le bénéfice attendu au moment de la revente. Et c'est la fin de cette possibilité de revente avec bénéfice, aspect en apparence secondaire, qui la fit abandonner. Il n'est pas exclu que le même genre de circuit ait existé pour les bœufs, avec cette différence bien sûr qu'en Europe, les bœufs de trait ne finissaient pas leur carrière en ville, mais dans les régions d'embouche où on les engraissait pour la boucherie. C'est sans doute pour cette raison, du reste, que leur carrière était plus courte que celle des chevaux. Il ne semble pas que cela ait à voir avec une durée de vie plus courte de l'espèce, mais bien plutôt avec le fait qu'on n'avait pas intérêt à garder des bœufs de travail au-delà de l'âge le plus favorable pour les revendre aux emboucheurs.
Que tout agriculteur soit d'abord un transporteur, l'adage est ancien et bien connu, même s'il n'est peut-être pas inutile de le rappeler de temps en temps. Mais ce que montre cet exemple, à mon sens, c'est que l'emploi du moteur animal en agriculture ne peut qu'arbitrairement être dissocié de son emploi dans le reste de l'économie. D'où la question suivante : est-ce que la culture attelée peut exister seule, c'est-à-dire sans rapports du genre de notre exemple, avec le reste de l'économie ? La réponse me semble d'autant moins évidente que la question a été rarement posée. J'ai insisté plus haut sur l'étroitesse relative des conditions d'applicabilité de la culture attelée d'un point de vue technique. Mais ces conditions, c'est évidemment sur le plan économique qu'il est intéressant de les préciser. Un exemple particulièrement instructif, me semble-t-il, serait celui de la région des Collines du Népal. Parce qu'on y trouve côte à côte deux agricultures bien différentes celle de la vallée de Kathmandou, où tous les travaux agricoles se font à bras, et celle du reste des Collines, où les labours et eux seuls se font à l'araire tiré par des bœufs. Dans les deux cas, on n'emploie d'animaux ni aux transports ni pour actionner des machines fixes (contrairement à ce qui se passe dans le Téraï), si bien qu'on se trouve dans un cas d'école parfait : pouvoir comparer, toutes choses égales d'ailleurs ou peu s'en faut, une agriculture manuelle et une agriculture où seuls les labours sont exécutés à l'aide d'animaux de trait. J'avais cru pouvoir avancer il y a quelques années que contrairement à ce qu'on pouvait attendre, la productivité du travail était supérieure en l'absence de traction animale. Vérification faite, les chiffres que j'avais cités à cet effet provenaient d'une source non fiable. Mais si ma conclusion était prématurée, il n'est toujours pas établi qu'elle soit fausse. En attendant qu'une des nombreuses équipes de recherche qui s'activent au Népal se décide à reprendre la question, il reste que la richesse ancienne et évidente de la Vallée de Kathmandou par rapport aux autres régions des Collines est une présomption favorable à la productivité supérieure de l'énergie humaine par rapport à l'énergie animale dans ce cas précis.
On voit bien qu'il n'y a nul paradoxe à cela. Tout dépend en fait d'un assez petit nombre de facteurs qui, pour des économistes, n'auraient strictement rien d'original. Il s'agit d'abord, par exemple, de savoir ce que le travail animal coûte de travail humain : car l'animal doit être alimenté, abreuvé, abrité, etc., et rien de tout cela n'est gratuit. L'affouragement, en particulier, est très coûteux en travail car les fourrages sont habituellement des produits grossiers et volumineux. Au Népal, ce sont des tonnes et des tonnes de feuillard qu'hommes et femmes doivent aller cueillir dans les forêts à la serpe et rapporter sur leur dos pour nourrir leurs animaux plusieurs mois de l'année ! On ne s'étonne plus, quand on a vu cela, que l'animal puisse exiger plus de travail humain qu'il n'en remplace. On s'étonne, par contre, que dans les programmes destinés à promouvoir la culture attelée en Afrique, il soit si peu question des techniques de récolte et de transport des fourrages. J'ai souligné ailleurs l'importance, à cet égard, de la faux européenne, remarquable réussite ergonomique dont il n'existe l'équivalent dans aucune autre région du monde. C'est la faux et la charrette qui ont permis aux agricultures européennes (et encore, pas à toutes !) d'atteindre un niveau d'utilisation de l'énergie animale inégalé partout ailleurs.
Autre facteur économique banal, le rendement de l'animal attelé. Un rendement qui se mesure, non seulement dans l'instantané (l'efficience du harnachement, en somme), mais qui dépend au premier chef de la durée de l'utilisation de l'animal dans l'année. Dans la plupart des pays tropicaux et de mousson, et cela d'autant plus que la saison sèche est longue, la saison des labours risque d'être courte. Au Sahel, par exemple, quelle peut être la rentabilité d'animaux de travail utilisés aux labours moins d'un mois par an, s'ils ne sont utilisés qu'aux labours ? C'est dans de telles conditions que les possibilités d'étalement liées aux transports ou à l'utilisation de machines fixes (broyeurs, moulins, appareils d'exhaure, etc.) deviennent déterminantes.
Tout cela ne doit pas être interprété comme une prise de position contre le développement actuel de la culture attelée en Afrique ou ailleurs. Je ne peux ni ne veux prendre position dans ce domaine. Mon but est seulement de faire voir que ce développement ne va pas de soi, qu'il faut le raisonner en faisant intervenir tous les aspects pertinents, dont bon nombre sont extérieurs, non seulement à l'économie des labours proprement dits, mais aussi à l'économie agricole elle-même. J'ai l'impression d'ailleurs que cinquante ans et plus d'histoire de la culture attelée en Afrique offrent déjà des données assez nombreuses pour ce raisonnement. Je voudrais seulement ajouter que ces questions ont été très étudiées au XIXe siècle, et qu'il ne serait sans doute pas inutile de reprendre cette littérature pour en tirer, avec les précautions qui s'imposent, les enseignements utilisables aujourd'hui. La connaissance de l'histoire ne saurait dispenser d'inventer le futur, mais son ignorance ne peut conduire qu'à répéter les mêmes erreurs. Je ne résiste pas au plaisir de citer ces lignes, extraites d'un ouvrage excellent d'ailleurs (La diffusion du progrès technique en milieu rural sénégalais, par J. Brochier, Paris, PUF & IEDES 1968), mais qui montrent bien les conséquences de cet « agronomisme » que j'ai essayé de dénoncer :
« Comme les semoirs [à arachide], les charrettes sont utilisées au maximum. [...] Elles sont le plus souvent louées, procurant à leurs propriétaires des revenus appréciables.
Aucun effort de vulgarisation n'est nécessaire pour développer l'usage de la charrette. Il est par contre indispensable d'habituer les paysans à atteler leurs charrettes à des bœufs. Nous avons pu constater que 80 timons de charrette à bœufs rouillaient dans les concessions, les paysans les ayant démontées et remplacées par des brancards en boispour les chevaux. [...]
La traction équine est la seule actuellement admise dans l'arrondissement, mais la qualité des chevaux ne permet pas d'assurer la totalité des travaux […]
Force est de constater, pourtant, que la diffusion de la traction bovine s'est soldée par un échec […]
Techniquement, l'échec est total. La conception traditionnelle de l'élevage s'opposant à l'utilisation des bœufs pour la traction, il est indispensable de préparer longuement le milieu humain avant d'entreprendre la diffusion de la culture attelée à traction bovine, dans les zones les mieux préparées à la recevoir. » (pp. 338 et 341-342.)
La tradition a bon dos, et le « milieu humain » n'est qu'une manière de désigner ce qu'on ne comprend pas. Dans cette affaire, c'est le comportement des paysans de la région en cause qui paraît rationnel. Et s'il y a quelque chose qui demande explication, c'est bien l'obstination étrange des experts à imposer les bœufs à des gens qui préfèrent les chevaux. Il est vrai que ce texte date de vingt ans, et qu'on n'en est plus là aujourd'hui ?
Voilà pour cette première série d'exemples, qui avaient pour but de suggérer que les problèmes de la culture attelée sont des problèmes qui dépassent de fort loin la culture attelée. Je voudrais en proposer une autre, pour suggérer la même non-pertinence de nos découpages a priori, mais cette fois du côté où les activités dites agricoles se confondent plus ou moins avec les activités dites ménagères. C'est la question primordiale de la répartition des tâches entre les sexes qui intervient ici.
On a vu plus haut (p. 3) qu'une partie des agricultures sans machines (n° 1 & 2) étaient féminines. Il faut entendre par là que tous les travaux de culture, à l'exception de ceux qui exigent une force ou une habileté particulière, (l'abattage des arbres au-dessus d'une certaine taille...) sont féminins. En réalité, il est plus éclairant de parler d'agricultures ménagères. Non pas pour minimiser le rôle des femmes, mais pour faire mieux voir que c'est l'arbitraire de notre notion d'agriculture qui est en cause. Il n'y a pas de coupure préétablie entre le début du défrichement d'un champ et la cuisson des aliments qu'on y a récoltés. Il y en a si peu que nous parlons aujourd'hui d’''agro-alimentaire'' pour désigner l'ensemble de ce secteur, dans la mesure où il est chez nous totalement investi par l'industrie, y compris ce qui est longtemps resté le dernier retranchement des ménagères (les sauces de salade, par exemple). La plupart des sociétés de chasse-cueillette et des sociétés agricoles sans animaux domestiques représentent le pôle diamétralement opposé. La chasse au gros gibier, la guerre, la fabrication des outils, etc., ysont les seules activités auxquelles un homme peut se livrer sans déchoir. Par contre, tout ce qui concerne l'acquisition et la préparation de la nourriture quotidienne (y compris les corvées d'eau et de bois) appartient aux femmes. Les Iroquois et les Yanomami offrent l'exemple classique de telles sociétés, présentes aussi en Afrique centrale et en Nouvelle-Guinée. Ce modèle féminin-ménager des agricultures primitives a été tellement prégnant qu'il a donné naissance à la vieille théorie de l'invention de l'agriculture par les femmes, théorie bien discutable pourtant.
Mais ce n'est évidemment pas cette théorie qui nous intéresse ici. Les deux points que je voudrais souligner sont les suivants :
(1) il est rare qu'une innovation technique importante ne porte pas atteinte à la répartition établie des tâches entre les sexes,
(2) or toute atteinte à cette répartition pose des problèmes sociaux difficiles, voire parfois tragiques.
Un des exemples les plus frappants est peut-être celui des sociétés indiennes d'Amérique du Nord. Tout homme digne de ce nom était censé y devenir un guerrier, avec tout ce qu'il y avait d'inévitablement cruel dans cette destinée. Quelle voie s'ouvrait à ceux qui ne voulaient pas devenir guerriers, ou qui préféraient d'autres activités ? Prendre le costume et le statut des femmes, devenir travestis, berdaches, comme les ont appelés les voyageurs espagnols et français. (Il y a un personnage typique de berdache dans le film Little Big Man.) Inutile de dire qu'il existe toute une littérature sur ce sujet, qui n'a pas manqué de stimuler le psycho-machin-chose qui sommeille chez beaucoup d'ethnologues. Et il est sans doute vrai que la plupart des berdaches étaient homosexuels, encore que je sais pas trop comment le prouver. Mais ce qui est sûr, c'est que la plupart d'entre eux étaient experts en ouvrages de dames, étant entendu que dans les sociétés amérindiennes, la plupart des ouvrages étaient des ouvrages de dames. Voilà donc tout un ensemble de sociétés dans lesquelles l'homosexualité, réelle ou simulée, était le seul statut social offert à des hommes voulant faire des tâches féminines.
Mais il existe un autre statut social, beaucoup plus répandu, et qui peut être utilisé dans le même but : c'est l'esclavage.
Bien sûr, l'esclavage a beaucoup d'autres aspects, et il y a une différence essentielle avec le travesti, c'est que l'esclave n'a pas choisi sa situation, en principe (car on pourrait aussi en discuter). Surtout, l'esclavage n'est pas nécessairement utilisé pour faire faire à des hommes des travaux de femmes : il n'est qu'un moyen qui peut ou non être employé dans ce but. Mais il l'a été quelquefois, et il l'a été, je pense, dans un cas qui nous intéresse icidirectement, celui de la mouture des grains ; c'est du reste l'étude de ce cas qui m'a conduit aux réflexions qui précèdent.
La question est simple. Partout dans le monde, moudre ou piler les grains à l'aide d'appareils à bras est une tâche essentiellement féminine (avec une exception inexpliquée, celle des Philippines). Or nos meuniers européens sont des hommes. Où, quand, comment le « changement de sexe » a-t-il eu lieu, et y a-t-il un rapport entre ce changement et l'innovation mécanique qui a permis de passer des appareils à bras au moulin à manège ou à eau ?
Il y a sans doute plusieurs réponses à cette question, et au moins deux, puisque c'est lors de l'acquisition de ce que j'ai appelé le « premier machinisme » que les choses se sont passées, c'est-à-dire, et probablement indépendamment, en Grèce et en Chine. Cependant, le contexte social des innovations chinoises est mal connu, et je n'en dirai rien. En Grèce, l'innovation dans le domaine des pierres à moudre – qui étaient restées jusqu'alors tout à fait « néolithiques » commence au VIIIe ou au VIIe siècle avant notre ère : rayage des surfaces de travail, creusement de la meule supérieure en trémie, puis addition d'un levier ; les meules rotatives apparaissent vers - 200/-150, le moulin à eau entre -100 et -50. Parallèlement, d'autres machines font leur apparition : broyeur à olives, pressoirs à huile et à raisins, appareils d'exhaure et de levage, machines de guerre, etc., sans oublier qu'on se sert de moulins pratiquement identiques aux moulins à grains pour pulvériser le minerai dans les mines. Or dès le début de ce développement, on trouve des hommes occupés à broyer le grain, spectacle qui sera devenu banal au IIe siècle avant notre ère. Mais spectacle inédit dans les grands empires d'Egypte ou du Proche-Orient, où les ateliers de meunerie-brasserie employaient des dizaines, des centaines de femmes. Ces premiers « meuniers » grecs et romains étaient-ils des esclaves ? Le fait que l'économie antique ait été plus esclavagiste qu'aucune autre économie connue (à l'exception des colonies à sucre de l'Amérique tropicale aux XVIIIe-XIXe siècles) rend cette hypothèse au moins plausible, même si on trouve des « meuniers » libres au -IIe siècle.
Ce n'est pas ici le lieu de développer cette hypothèse. Je l'ai exposée ailleurs, et je dois avertir du reste qu'elle ne trouve pour l'instant qu'un accueil mitigé auprès des spécialistes. (Ce qui est assez normal, les spécialistes n'aimant guère que d'autres viennent chasser sur leurs terres.) Si je l'ai évoquée ici, c'est comme exemple des difficultés extraordinaires qu'il a pu y avoir dans certains cas pour surmonter ou contourner les rigidités de la division sociale du travail. L'esclavage n'est plus une solution nécessaire ni possible aujourd'hui parce que beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. (Encore que nous ne devions pas oublier que son abolition officielle ne date guère de plus d'un siècle.) Mais certains des problèmes qu'il a permis de résoudre peuvent se poser encore, d'une autre façon ou à un autre niveau. Car on n'en a jamais fini avec les rigidités sociales, il est dans leur nature de se reconstituer un peu plus loin, à peine surmontées. Je soupçonne par exemple le système des castes, en Inde et ailleurs, d'avoir servi à résoudre le même genre de problèmes que l'esclavage ; seulement, l'esclavage a progressivement évolué et disparu, alors que les castes se sont maintenues. Mais c'est une discussion qui nous entraînerait trop loin. Une remarque me paraît de nature à actualiser ce genre de réflexion, elle porte sur une différence qu'on n'a pas assez observée, peut-être, entre l'agriculture et l'industrie. En simplifiant les choses, comme toujours, on peut dire que l'industrie moderne s'est créée un espace social propre, relativement autonome par rapport à l'espace social environnant : chaque travailleur passe de l'un à l'autre lorsqu'il franchit la porte de l'usine ou du bureau. Cela ne signifie nullement, bien entendu, que les rigidités sociales sont annulées dans l'espace industrie, tant s'en faut. Mais elles y ont leur dynamique propre. C'est tout le contraire dans le secteur agricole- ménager, parce qu'il n'a que peu ou pas d'autonomie : l'innovation n'y est possible que si elle est compatible avec les rôles sociaux établis, et notamment ce qu'il y a de plus rigide peut-être dans cette organisation, la répartition des tâches entre les sexes.
L'histoire de la mécanisation, notamment dans l'agro-alimentaire, montre que la masculinisation d'une tâche a pratiquement toujours précédé sa mécanisation. Ce n'est pas une loi absolument générale, mais l'équipement massif des ménages en machines domestiques (du presse-purée à la machine à laver) qui caractérise le siècle écoulé a été un phénomène pratiquement sans précédent. La grande originalité de la situation de la plupart des pays du Tiers Monde, me semble-t-il, c'est d'entreprendre leur mécanisation sans que cette masculinisation préliminaire ait été faite, et en tous cas avec une organisation sociale des rôles productifs très différente de ce qu'elle était dans les pays industriels au même moment. C'est une raison qui, à elle seule, rendrait nécessaire de trouver des voies originales à l'innovation.
CONCLUSION
En quoi toutes ces histoires plus ou moins anciennes que j'ai essayé de raconter concernent-elles les pays du Tiers Monde aujourd'hui et leurs problèmes de développement ?
J'ai déjà dit que connaître l'histoire ne dispensait pas d'inventer le futur. Mais pour inventer le futur, ne faut-il pas être capable d'éviter de répéter le passé, et ne faut-il pas, par conséquent, le connaître ? Je ne voudrais pas prononcer ici un Nième plaidoyer pour l'histoire (dont je sépare pas l'ethnologie, la géographie, etc.). Mais l'histoire n'est que le nom que nous donnons à l'effort nécessaire pour se souvenir des expériences passées de l'humanité. Pourquoi cet effort serait-il moins nécessaire dans le domaine technique que dans tout autre ? Comment ne pas penser, par exemple, que dans un domaine comme celui de la culture attelée en Afrique, il y aurait eu moins de tâtonnements infructueux et moins d'erreurs si on avait davantage fait appel à son histoire antérieure dans les autres pays ?
Mais surtout, pourquoi ce contraste entre la somme considérable d'interventions et de programmes consacrés à la culture attelée, et le peu qui a été fait, me semble-t-il, pour mécaniser le pilage et la mouture des grains ? Il est vrai que depuis plusieurs années, ce déséquilibre est en passe d'être corrigé. Mais est-ce parce qu'on a compris qu'il y avait là un déséquilibre, ou n'est-ce pas plutôt un simple changement de perspective, venu d'Europe encore une fois, sous l'influence du féminisme ? Car qu'en est-il du battage, du vannage, de la récolte ? Qu'en est-il en particulier de la récolte des fourrages, goulot d'étranglement si fréquent dans l'utilisation de l'énergie animale ? Qu'en est-il des transports, et du fait que dans certaines régions au moins, les moyens de transport mécaniques (charrettes, bicyclettes...) sont l'apanage exclusif des hommes, alors que ce sont les femmes qui continuent à assurer les transports « ménagers » (c'est-à-dire aussi agricoles) sur la tête ?
Je ne voudrais pas que cette série de questions donne aux lecteurs l'impression que je cherche à m'ériger en donneur de leçons. Car j'ai trop conscience du privilège dont, comme tout historien, je bénéficie : celui de réfléchir en toute liberté, parce que je n'ai aucune responsabilité. C'est bien le moins, quand on n'a aucune responsabilité, que de s'abstenir de juger ceux qui en ont. Dans le domaine des techniques, d'ailleurs, les historiens n'ont pas particulièrement lieu d'être fiers ; ils ont laissé trop de sujets dans l'ombre, ils ont accrédité trop de sottises pour cela. L'histoire qui peut être utile aux responsables actuels, c'est une histoire qui n'existe qu'en pointillé, une histoire qui reste largement à découvrir. Cette histoire ne se fera que si les techniciens eux-mêmes s'attachent à l'exiger.
Le 2 septembre 1988
COUP D'OEIL SUR L'HISTOIRE A LONG TERME
DE LA MECANISATION EN AGRICULTURE
(Résumé)
François Sigaut,
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
Paris
La mécanisation de l'agriculture s'est déroulée en plusieurs étapes situées dans des régions différentes, dont il sera présenté un tableau chronologique et géographique résumé. Ce tableau présente peut-être des enseignements dont certains sont de nature à mieux nous faire comprendre ce qui se passe depuis quelques décennies dans les régions chaudes, et dont on proposera quelques exemples.
Sur le plan technique, on observe que certaines cultures se prêtent davantage à la mécanisation que d'autres – le blé ou le riz plus que le maïs ou l'igname ; les productions animales ont été mécanisées en dernier. Egalement, certaines opérations ont été mécanisées avant d'autres, et en ce qui concerne les céréales méditerranéennes, exception faite pour le semis en lignes, la mécanisation a procédé de façon tout à fait régressive, en remontant la filière de transformation : d'abord la mouture, ensuite le blutage, puis le vannage, le mondage, et enfin le battage et en tout dernier lieu la récolte.
Sur le plan social, il arrive que la mécanisation s'insère dans un système prêt à la recevoir sans grands bouleversements, ce fut en gros le cas des pays dits aujourd'hui industrialisés. Mais ce ne fut pas toujours le cas, et il semble que bien souvent la masculinisation d'une opération ait été le préalable nécessaire à sa mécanisation, ce qui a souvent représenté une véritable révolution dans les rapports sociaux. C'est un point particulièrement sensible dans un continent comme l'Afrique où beaucoup de tâches agricoles sont restées féminines dans bien des régions.
Sur le plan économique-écologique, enfin, des considérations très diverses, presque contradictoires, interviennent. Il est difficilement rentable d'atteler des animaux pour une saison culturale qui peut ne durer que deux à trois mois par an, si une activité de transport ne se développe pas sur le reste de l'année. Mais il peut toutefois être profitable de mécaniser une opération même de très courte durée, comme le semis, si la réussite de la culture dépend d'une exécution très rapide à un moment très précis de l'année.
1 Publié dans Economie de la mécanisation en région chaude, Montpellier, CIRAD, 1989. La fin (à partir du paragraphe « Les problèmes de l’agriculture sont rarement des problèmes agricoles a aussi été publié dans Boletín Sistemas Agrarios, Lima, 1991)