1991a) « L’animal, machine ou personne ? »

Ethnozootechnie, 46 : 512. [Tiré à part] [Tapuscrit]

L’ANIMAL, MACHINE OU PERSONNE1 ?

 



 

François Sigaut, Centre de Recherches Historiques,

 

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris

 



 

Le titre de cette communication fait évidemment allusion à la théorie bien connue de Descartes selon laquelle, puisque l’animal n’a pas d’âme, il ne peut être qu’une machine. Ainsi posée, cette assertion relève d’un domaine philosophico-théologique dont je n’essaierai pas de m’écarter. Mais il doit être bien entendu que ce domaine n’est pas le seul, et qu’il en existe d’autres d’égale importance. Je me contenterai de les énumérer :

 

- le domaine des comportements réels, c’est-à-dire de l’habituation réciproque des hommes et de certains animaux ; à cet égard, notre société présente une situation très contrastée, puisque les animaux de production (bovins, porcins, volaille...) sont traités de plus en plus comme de la matière première, alors que les animaux de compagnie et en particulier les chevaux sont traités presque comme des êtres humains ;

 

- le domaine juridique, qui nous renvoie aussi bien aux procès d’animaux du XVIIe siècle qu’à l’action militante actuelle pour les droits des animaux ;

 

- le domaine du dressage et de l’éducation, à propos duquel je me borne à rappeler que l’emploi de la douceur dans le dressage des chevaux a été théorisé avant de l’être dans l’éducation des enfants (Thirsk 1978 : 18).

 

Ce n’est pas tout. A l’intérieur du domaine philosophico-théologique lui-même, il y a une immense question dont je ne parlerai pas, celle du rôle de l’animal dans ce qu’on pourrait appeler le fonctionnement des religions, aussi bien en matière doctrinale qu’en matière rituelle. Dans le Christianisme, par exemple, existe-t-il un salut pour l’animal ? Certains l’ont pensé, comme Saint Augustin (Debu-Bridel 1956 : 98) et probablement aussi Saint François d’Assise. Un aspect essentiel est celui du sacrifice. Comme beaucoup de religions antiques, le Judaïsme ancien pratiquait un culte à base de sacrifices animaux. L’abolition des sacrifices fut une des innovations majeures du Christianisme, innovation qui fut également adoptée par le Judaïsme réformé (rabbinique) après la destruction définitive du temple de Jérusalem en 70 ap. J.-C. (Paul 1990). Jusqu’à la fin de l’Antiquité tardive, la pratique du sacrifice animal restera l’indice le plus certain de la résistance des croyances païennes, et le terrain principal des efforts de répression dirigés contre elles (Harl 1990).

 

J’ai cité un ouvrage peu connu de Jacques Debu-Bridel, La grande tragédie du monde animal (Paris, Hachette, 1956). Ce n’est pas un travail « scientifique » au sens que nous donnons à ce terme aujourd’hui. Il est cependant plein d’intérêt, très stimulant, et je m’en suis abondamment servi dans ce qui suit.

 

***

 

Un des points qu’on peut retenir du livre de Debu-Bridel, c’est que la théorie de l’animal-machine n’est pas nouvelle. Elle remonte bien plus haut que le XVIIe siècle cartésien, puisqu’on la trouve chez les stoïciens de l’Antiquité. Et chez les uns comme chez les autres, l’argumentation semble à peu près la même. L’animal n’a pas d’âme ou pas d’esprit, il n’est fait que de matière. Comme la matière ne saurait penser ni sentir, il est impossible que l’animal soit doué de sentiment ou de raison. Il n’agit que poussé par ses instincts, qui déterminent non seulement ses actions mais les modalités détaillées de celles-ci. Il ne peut ni n’a besoin d’apprendre ou de réfléchir, il est, dirions-nous aujourd’hui, entièrement programmé. Si ses comportements nous donnent parfois l’impression de la raison ou du sentiment, il ne s’agit que d’apparences trompeuses. La perfection même des actions animales montre qu’elles ne sont pas le produit de l’expérience et de la raison, mais qu’elles doivent tout à l’instinct, qui est parfait et immuable comme elles. L’animal ne pense pas, et il ne sent pas davantage. Ce que nous interprétons comme des manifestations de joie, de peur, de souffrance, d’affection, etc., ne sont que des réactions purement mécaniques...

 

Il est à peine besoin d’ajouter que la théorie de l’animal-machine a toujours trouvé, chaque fois qu’elle fut formulée, des contradicteurs vigoureux. Un des plus célèbres sous l’Antiquité fut Plutarque, auteur sur ce sujet d’un livre très lu au XVIe siècle, grâce à la traduction d’Amyot. Montaigne est dans cette tradition, et tous ceux qui, à partir du XVIIe siècle, s’opposent au mécanisme cartésien : Bayle, Gassendi, Madame de Sévigné, La Fontaine. Tous sont révoltés par l’arrogance de la théorie mécaniste, par le mépris dont elle fait preuve à l’égard des animaux et par les cruautés qu’elle autorise sur eux. Mais ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel, me semble-t-il, tient en deux arguments qu’on retrouve sous des formes variées un peu partout, et qui sont les suivants :

 

(1) C’est par les manifestations extérieures, donc visibles, de la raison et du sentiment que nous concluons à leur existence chez nos semblables (les leur refuser est une doctrine philosophique aussi bienconnue qu’intenable, le solipsisme). Pourquoi ces mêmes manifestations, quand nous les observons chez les animaux, seraient-elles dénuées de toute signification ? Pourquoi refuser à l’observation et à l’expérience, dans le cas des animaux, ce que nous leur accordons dans le cas des humains ?

 

(2) Si en tous cas nous acceptons de recourir à l’expérience, alors il ne fait pas de doute que les mécanistes ont tort. La prétendue perfection des actions des animaux n’est qu’une illusion, due à une observation insuffisante. L’animal se trompe, et il apprend à corriger ses erreurs. Il hésite et il délibère. Il se souvient et ilanticipe sur le futur, même si ce n’est jamais un futur très éloigné. Quant à ses sentiments, nous ne pouvons certes pas les connaître. Mais cela nous autorise-t-il à prétendre qu’il n’en a pas ?

 

Je n’ai pas lu tous les auteurs anti-mécanistes, et je ne peux en rendre compte. Mais je voudrais au moins en citer deux qui me paraissent à la fois très méconnus et très importants. Le premier est Jean Meslier dit le curé Meslier (1664-1729). Le second est un certain Leroi ou Le Roy, lieutenant des chasses du parc de Versailles, qui vécut dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

 

Meslier fut curé d’Etrépigny dans les Ardennes, où il mourut. Il laissa à sa mort ce qu’on a appelé improprement son testament, en réalité un manuscrit dans lequel il livrait enfin sa vérité, une vérité qu’il l’aurait fait condamner au derniersupplice s’il l’avait dite de son vivant. En bref, Meslier était révolté par l’injustice de sa société, par l’hypocrisie des grands et par le rôle que jouait l’Eglise dans l’oppression du peuple. Il élabore une philosophie totalement matérialiste et athée, qui n’aura pas d’équivalent avant les doctrines socialistes ou anarchistes du XIXe siècle. Pour donner une idée du caractère radical de cette philosophie, je rappellerai seulement que c’est le curé Meslier qui rapporte cette expression, due dit-il à « un homme qui n’avait ni science ni étude, mais qui, selon les apparences, ne manquait pas de bon sens pour juger sainement de tous ces détestables abus... Il souhaitait que tous les grands de la terre, et que tous les nobles, fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtres ».

 

Meslier consacre de longs développements à l’âme des bêtes. Son style est extrêmement lourd et répétitif. Le passage suivant est un peu plus lisible que les autres :

 

Quoi, Messieurs les cartésiens, parce que les bêtes ne sauraient parler, comme vous, en latin ou en français, et qu’elles ne sauraient s’exprimer en votre langage pour vous expliquer leurs désirs, leurs douleurs et leurs maux ! non plus que leurs plaisirs et leurs joies ! vous les regardez comme de pures machines privées de connaissance, et de sentiment ! Sur ce pied-là, vous nous feriez aussi facilement accroire que des Iroquois et que des Japonais, ou même que des Espagnols, et des Allemands, ne seraient que des pures machines inanimées, privées de connaissance et de sentiment, tant que nous n’entendrions rien à leurs langages, et qu’ils ne parleraient pas comme nous ! A quoi pensez-vous, Messieurs les Cartésiens ? [...]

 

Voyez-vous que des machines inanimées s’engendrent naturellement les unes les autres ? Voyez-vous qu’elles s’assemblent elles-mêmes, pour se tenir compagnie les unes les autres ? comme font les bêtes ! Voyez-vous qu’elles s’appellent les unes les autres, et qu’elles se répondent les unes aux autres ? comme font les bêtes ! Voyez-vous qu’elles jouent ensemble, et qu’elles se caressent, ou qu’elles se battent, et qu’elles se haïssent les unes les autres ? comme font les bêtes ! Vous paraît-il qu’elles se connaissent les unes les autres ? et qu’elles connaissent leurs maîtres ? comme font les bêtes ! [...]

 

Meslier exprime une sorte de révolte populaire contre le mécanisme cartésien, et si ses arguments ne sont pas dénués de pertinence, ils ne s’appuient pas sur une connaissance particulière du monde animal. Sur ce sujet, Meslier n’en savait évidemment ni plus ni moins que les villageois d’Etrépigny, ce qui n’était certes pas négligeable, mais ce qui n’avait pas les caractères requis d’un corpus scientifique. Il en va tout autrement de Leroi, dont l’expérience de veneur et la réflexion de philosophe font un véritable éthologiste avant la lettre. Leroi fut un des collaborateurs de l’Encyclopédie et un correspondant de Diderot. On lui doit des Lettres philosophiques sur l’intelligence des animaux (1768, citées avec éloges par Darwin 1881 : 84). Il rédigea aussi l’article « Instinct des animaux » dans l’Encyclopédie Méthodique, Philosophie ancienne et moderne, Paris An II (tome 3, pp. 5-47), dont voici quelques extraits significatifs :

 

Les faits, disent ces Messieurs, ne prouvent rien. Il est bien vrai que les bêtes ont des suites d’actions dont l’apparence indiqueroit des vues très-fines et très-compliquées, si elles pouvoient raisonner ; des actions que nous, qui raisonnons, ne pourrions faire sans beaucoup de comparaisons, de jugemens, etc, mais il est clair que c’est-là une foible analogie qui nous trompe, parce qu’il y a d’autres analogies démonstratives qui détruisent celle-là.

 

Non, ce n’est point une foible analogie qui me porte à croire que les bêtes comparent, jugent, etc, lorsqu’elles font les choses que je ne pourrois pas faire sans comparer et sans juger, J’en ai une certitude directe, une certitude qu’on ne peut infirmer sans détruire en même tems toute règle naturelle de vérité. Je sais qu’à la rigueur nous n’avons de certitude absolue que de nos propres sensations et de notre conscience, On fait de très-beaux argumens, auxquels il est difficile de répondre, pour démontrer que nous ne sommes assurés de rien hors de nous, cependant je ne pourrois pas m’empêcher de regarder comme absurde quiconque étendroit, d’après cela, son pyrrhonisme sur toutes les choses dont nous avons une connoissance claire, par l’exercice de nos sens et par notre sentiment même. Du nombre de ces connoissances est sans doute la certitude que nous avons de l’existence de nos semblables, la certitude qu’étant pourvus des mêmes sens, ils reçoivent, par leur usage, des impressions à-peu-près pareilles à celles que nous éprouvons […]

 

Or je dis, que la certitude que les animaux éprouvent du plaisir et de la douleur, et que leur conduite se règle d’après le souvenir qu’ils ont de ces deux sensations, est absolument du même genre que l’autre ; nous n’en sommes assurés dans nos semblables que par les signes qui accompagnent et caractérisent en nous-mêmes ces affections ; et nous retrouvons dans les bêtes tous ces mêmes signes, Il n’y a point d’analogie qui puisse détruire cette assurance-là […] Lorsque je vois un homme hésiter entre deux actions à faire, délibérer et choisir, je dis qu’il a comparé, qu’il a jugé, et que son jugement a déterminé son choix ; lorsque je vois une bête avoir les signes extérieurs de la même hésitation, et de la même délibération, je dis aussi, j’ai le droit de dire, qu’elle a comparé, jugé et choisi.

 

Mais, dit-on, si les bêtes ont cette intelligence, et sur-tout si elle est susceptible d’accroissement ; c’est-à-dire, si à deux ou trois idées que les bêtes auront eues d’abord, l’expérience peut en ajouter une quatrième, une cinquième, etc, nous devrions pouvoir les instruire de nos sciences, de nos arts, de nos jeux ; et puisque nous ne pouvons leur rien enseigner là-dessus, il est démontré qu’elles n’ont point d’intelligence. En vérité de pareilles objections feroient rire, si les personnes qui les font ne montroient pas d’ailleurs beaucoup d’esprit, et ne méritoient pas personnellement des égards. Quoi ! nous voyons clairement que l’expérience instruit les bêtes, c’est-à-dire, que leurs actions se modifient en raison des différentes épreuves qu’elles ont été dans le cas de subir, comme les nôtres se modifieroient ; nous voyons que, relativement à tous leurs besoins, aux circonstances qui les environnent, aux dangers qu’elles ont à éviter, elles agissent comme les êtres les plus intelligens doivent agir, et nous rejetterions ce genre d’évidence parce que nous ne pouvons pas instruire les animaux de tout ce que nous voudrions leur apprendre ?

 

Mais pourquoi voudrions-nous qu’elles apprissent ce qu’elles n’ont nul intérêt de savoir, ce qui est étranger à leurs besoins, et par conséquent à leur nature ? D’ailleurs, que sait-on ? peut-être nous y prenons-nous mal. Si nous vivions en société avec les castors, et qu’au lieu de détruire nous protégeassions leurs travaux, si avec cela nous mettions sous leurs yeux des modèles proportionnés à leur organisation et à leurs besoins, peut-être au bout de mille ans (car les arts se perfectionnent lentement) leur aurions-nous appris à décorer l’extérieur de leurs cabanes, et à rendre l’intérieur encore plus commode. Mais en attendant, de ce que les bêtes apprennent ce qui leur est nécessaire, nous aurions tort de conclure qu’elles doivent apprendre ce qui leur est inutile.

 

Mais, insiste-t-on, les bêtes exécutent certainement sans réflexion Les plus ingénieux de leurs ouvrages. C’est sans réflexion que les hirondelles construisent leurs nids, les abeilles leurs ruches, etc. Or si les ouvrages les plus ingénieux sont exécutés sans réflexion, il est clair que leurs autres actions n’en supposent pas davantage. Quand bien même le fait principe seroit vrai, c’est-à-dire, quand les bêtes feroient machinalement et sans réflexion certains ouvrages, on n’auroit pas le droit d’en rien conclure contre celles de leurs actions dans lesquelles la réflexion se fait clairement appercevoir. Mais rien n’est plus faux que ce fait qu’on allègue. Une preuve certaine que les ouvrages dont on parle ne se font pas sans réflexion, c’est que l’expérience les perfectionne sensiblement, et que la maturité de l’âge corrige l’impéritie de la jeunesse. On ne peut pas observer avec quelque attention et quelque suite les nids d’oiseaux, sans s’appercevoir que ceux des jeunes sont la plupart mal façonnés et mal placés, souvent même les jeunes femelles pondent par-tout sans avoir rien prévu. Les défauts de ces premiers ouvrages sont rectifiés dans la suite, lorsque ces animaux ont été instruits par le sentiment des incommodités qu’ils ont éprouvées. [...] Il seroit plaisant que, sans mémoire, ces êtres-là conservassent d’une année à l’autre le souvenir de ce qui les a importunés, et que, sans réflexion, ils se conduisissent en conséquence (pp. 26-27).

 

J’allongerais indûment mon propre article si je voulais citer, dans celui de Leroi, tout ce qui concerne notre sujet. Son idée maîtresse, me semble-t-il, c’est que l’intelligence des animaux n’est pas bornée en elle-même, intellectuellement pour ainsi dire, mais qu’elle l’est par leurs besoins et leur organisation. D’où il suit que nous ne sommes pas de bons juges pour l’apprécier. Que savons-nous d’intelligences basées sur l’ouïe et l’odorat plus que sur la vue, ou au contraire sur une vue bien plus perçante que la nôtre (chez les rapaces par exemple) ? Et comment jugerions-nous d’une perfectibilité qui ne correspond pas à la nôtre, que nous n’avons donc aucun critère pour apprécier ? Très rares en fait sont les situations où l’animal et l’homme sont à armes égales, pour ainsi dire ; mais il y en a pourtant une : la chasse. Or là, le chien en fait autant que l’homme :

 

Si les chiens, emportés un moment par l’ardeur outre-passent la voie et viennent à la perdre, les chefs de meute prennent d’eux-mêmes pour la retrouver le seul moyen que les hommes pussent employer. Ils retournent sur les derrières, ils prennent les devants pour rechercher dans l’enceinte qu’ils parcourent la trace qui leur est échappée. L’industrie du chasseur ne peut pas aller plus loin, et à cet égard le chien expérimenté paroît arriver au dernier terme du savoir, c’est-à-dire, prendre tous les moyens qui peuvent le conduire au succès. (p. 25)

 

Il arrive même que le chien fasse mieux que son maître, les chiens couchants notamment :

 

Si par exemple, une pièce de gibier est blessée, et que le chien vieux et expérimenté en rencontre sûrement la trace, il ne se laissera pas dévoyer par son maître, dont la voix et les menaces le rappelleront en vain. Il sait qu’il le sert en lui désobéissant ; et les caresses qui suivent le succès lui apprennent en effet bientôt qu’il a dû désobéir. Aussi l’usage des chasseurs intelligens est-il de conduire les jeunes chiens, et de laisser faire les vieux. (p. 25)

 

Le roi n’est que le représentant de toute une lignée d’observateurs-philosophes, qui restent presque tous à redécouvrir. Je ne mentionnerai que l’anthropologue Lewis H. Morgan, dont l’ouvrage sur le castor d’Amérique, quoique cité lui aussi avec éloges par Darwin (1881 : 69, 78), est aussi méconnu que le reste de son œuvre est célèbre. On y retrouve les mêmes objections que celles de Leroi contre les théories abstraites, qui résistent moins bien à l’observation que la sagesse populaire elle-même :

 

L’esprit populaire a toujours été plus avancé que les métaphysiciens en ce qui concerne les capacités mentales des animaux. [...] Il n’y a pas de raison de refuser l’usage de ce principe qu’on appelle « instinct » pour expliquer, ou plutôt pour laisser inexpliqués, certains phénomènes mentaux qui se présentent également chez l’homme et chez les animaux inférieurs, pourvu qu’on le restreigne aux processus mentaux qui sont hors d’atteinte de la conscience. Mais tenter d’expliquer tous les phénomènes mentaux qui se manifestent chez les bêtes au moyen d’un terme arbitraire n’est qu’une façon d’escamoter le vrai problème. (Morgan 1868 : 248-249.)

 

La conclusion de toute cette tradition de recherche a été tirée par Darwin, me semble-t-il. Voici en tous cas ce qu’il en dit dans La descendance de l’homme (1881 : 78) :

 

On est, je crois, d’accord pour admettre que la raison est la première de toutes les facultés de l’esprit humain. Peu de personnes contestent encore aux animaux une certaine aptitude au raisonnement. On les voit constamment s’arrêter, réfléchir et prendre un parti. Plus un naturaliste a étudié les habitudes d’un animal quelconque, plus il croit à la raison, et moins aux instincts spontanés de cet animal ; c’est là un fait très significatif.

 

***

 

Après Darwin, les recherches sur l’intelligence des animaux se poursuivront quelque temps. On en trouve un bilan, sous ce titre, dans un ouvrage d’un élève de Darwin, G.-J. Romanes, en 1882 (avec une traduction française parue en 1887). Mais vers 1890 survient un retournement complet de perspective. Sous l’influence d’hommes comme Loeb et Lloyd Morgan, tout l’acquis de la psychologie animale est rejeté comme anecdotique et entaché d’anthropocentrisme. Les quelques appréciations suivantes, empruntées à un des représentants de ce nouveau courant, donnent une idée du climat qui s’installe (Zuckermann 1937 : 9-19). Il y est question d’ « anecdotisme », de « délicieux roman », de « stérilité totale » d’un exercice dont « la valeur intellectuelle est nulle », etc. Et finalement, deux jugements caractéristiques :

 

La période darwinienne, pendant laquelle le comportement animal en tant qu’étude distincte vit le jour, fut propice à l’interprétation anthropomorphique. On considère les anecdotes avec une bienveillance extrême […]

 

La méthode anecdotique en psychologie animale prit fin parce qu’elle s’était ridiculisée [...], et parce que la méthode expérimentale promettait des résultats qui, même interprétés différemment par deux chercheurs quelconques, n’en étaient pas moins vérifiables, puisque les conditions dans lesquelles les expériences sont faites sont susceptibles de contrôle et de description adéquate.

 

Cette valorisation extrême de la rigueur expérimentale eut son apogée avec le behaviorisme après la première guerre mondiale, auquel restent attachés les noms de John B. Watson (1924), de Clark Hull et surtout de B. F. Skinner. Comme avec les stoïciens et les cartésiens, l’animal est redevenu une machine, ou du moins un mécanisme. L’accent mis sur la rigueur expérimentale conduit à ne plus travailler que sur des animaux en captivité, placés dans des dispositifs de plus en plus artificiels dont le modèle est la « botte de Skinner ». Et bien entendu, il faut des animaux susceptibles de survivre dans de semblables conditions, qui, pour des raisons pratiques, seront de plus en plus souvent des rats ou des souris.

 

Depuis les années 1960, et surtout 1980, le développement de l’éthologie de terrain a été spectaculaire. On a compris que le contrôle trop strict des animaux détruisait les conditions nécessaires pour qu’ils aient une activité psychologique normale : la prétendue rigueur expérimentale mutilait l’objet au lieu de le contrôler. On a compris aussi qu’il n’y avait pas de raison de se limiter, comme le voulait le behaviorisme, à décrire le psychisme de l’extérieur (le schéma stimulus-réponse). Si semblable méthode avait prévalu dans l’étude de la digestion, par exemple, il n’aurait été permis d’étudier que ce qui entre et ce qui sort du tube digestif, mais pas la physiologie de la digestion elle-même (Griffin 1984 : 23).

 

Les pionniers du retour au terrain sont bien connus du public : il s’agit de Konrad Lorenz (1903-1989) et de Nikolaas Tinbergen (1907-1988). Leur prix Nobel en 1973 fut remarquablement tardif. Il consacre moins deux œuvres, accomplies pour l’essentiel longtemps auparavant, qu’un changement d’attitude dans la communauté scientifique. En 1968 paraissait en effet la thèse de Jane Van Lawick-Goodall, The Behaviour of Free-Living Chimpanzees in the Gombe Stream Reserve. Avec sa consœur Dian Fossey, assassinée en 1985 au Ruanda où elle étudiait les gorilles de montagne, Jane Goodall représente un autre courant dans le renouveau de l’éthologie, un courant inspiré par le paléontologiste L.S.B. Leakey. Personne sans doute n’a fait davantage que ces deux femmes pour populariser, auprès du grand public aussi bien que dans la communauté scientifique, la nouvelle attitude des chercheurs envers les animaux. A mon avis, cette attitude est celle de l’ethnologie dans ce qu’elle a de plus fondamental : la première règle est un respect total envers les êtres qu’on étudie. Cette règle a bien sûr des conséquences sur le plan moral. Mais ce n’est pas une règle morale, c’est une règle épistémologique. Elle est basée sur la reconnaissance du fait qu’on ne peut pas observer correctement ce qu’on commence par déranger ou par détruire. Or le comportement de l’animal dérangé, c’est-à-dire agressé, stressé, enfermé, privé de communication avec ses semblables, n’est qu’une ombre sans consistance de son comportement réel. Pour pouvoir observer correctement les animaux, comme les hommes, il faut d’abord ne pas les déranger. Il faut ensuite s’en faire accepter, c’est-à-dire se conduire de façon à être perçu comme une présence non nuisible. Il faut enfin apprendre « la langue », c’est-à-dire l’ensemble des moyens de communication et d’expression qui permettent d’interpréter ce qui se passe. Tout cela relève de l’ethnologie participante la plus classique, et il est à peine excessif de dire qu’aujourd’hui, l’ethnologie et l’éthologie de terrain partagent la même méthode. Avec les mêmes conséquences : il faut de longues années de terrain, non seulement pour habituer les animaux à la présence du chercheur, mais surtout pour permettre au chercheur d’apprendre à connaître individuellement chaque éléphant, chaque babouin ou chaque mangouste...

 

Qu’ajouter ? Il est aujourd’hui évident que les années 1980 ont connu un tournant tout aussi radical que celui des années 1890, mais en sens contraire. Dans sa préface à l’œuvre longtemps disparue d’Eugène Marais, un pionnier méconnu de l’éthologie de terrain (1871-1936), Robert Ardrey parle du behaviorisme comme d’une véritable maladie scientifique (1973 : 36). Les ouvrages sur la pensée animale, sur la cognition, sur la culture, sur la conscience animales se multiplient. On a découvert que certains animaux sont capables de rire, ou du moins de plaisanter, et même de tricher ou de mentir... Deux articles parus dans la revue américaine Newsweek à six ans d’intervalle manifestent l’importance de ce tournant. Le premier, en 1982, était intitulé "Do Animals Really Think?". Le second, en 1988, était intitulé "The Wisdom of Animals" avec en sous-titre : « Les preuves s’accumulent, au laboratoire comme sur le terrain, qu’ils en savent plus que nous ne le pensons ».

 

***

 

Je ferai deux remarques pour terminer. La première, c’est que les artisans du renouveau scientifique actuel en éthologie ont été des marginaux. Tinbergen et Lorenz ont longtemps été considérés comme des bricoleurs ou des amateurs, du fait surtout de leur refus d’employer les méthodes « dures » ou « lourdes » et l’appareillage mathématique concomitant. Dian Fossey et Jane Goodall n’étaient même pas des spécialistes en psychologie animale au départ, leur seule expérience était de s’être occupées d’enfants handicapés. Le grand nombre de femmes parmi leurs successeurs me semble significatif : je citerai Anne Rasa sur les mangoustes, Shirley Strum sur les babouins, Cynthia Moss sur les éléphants, Patricia Moehlman sur les chacals, et il y en a certainement quantité d’autres que j’ignore. A cette forte proportion de femmes s’ajoute une proportion inhabituelle de Japonais. Cela peut s’expliquer en partie parce que le Japon est le seul pays développé où vivent depuis toujours des populations naturelles de singes. Mais cela s’explique plutôt, je crois, par l’absence de tradition monothéiste dans ce pays. On ne peut certes pas accuser le monothéisme d’avoir directement engendré des philosophies comme le stoïcisme (qui lui est antérieur) ou le behaviorisme (qui lui est opposé). Mais c’est bien le monothéisme qui a singularisé l’homme en le dotant, lui seul, d’une âme immortelle, c’est bien le monothéisme qui a ouvert la voie aux idéologies de la raison arrogante, même celles qui l’ont ensuite durement combattu. Le fait que la France soit à la fois un des pays où le nombre d’animaux de compagnie est le plus élevé, et un de ceux où l’indifférence religieuse est la plus répandue, ne me semble pas une simple coïncidence.

 

Ma seconde remarque sera pour dire que la recherche d’aujourd’hui a renoué avec la tradition qui va de Plutarque à Darwin en passant par Montaigne, le curé Meslier, Leroi, Morgan et tous leurs émules, et elle a ce faisant rejoint l’attitude populaire de toujours avec les animaux. Elle l’a aussi largement dépassée, et il va sans dire que les chercheurs actuels ne négligent aucun moyen, aucune méthode qui leur permette d’améliorer leurs observations. Mais ce n’est plus l’application de telle ou telle méthode qui commande l’organisation de la recherche. Les méthodes sont désormais subordonnées au but, qui est d’observer l’animal sans le perturber. On ne force plus l’animal à rentrer dans un dispositif conçu pour la seule commodité de l’observateur. Mais l’observateur se force lui-même à entrer dans le dispositif environnemental de l’animal, pour ainsi dire. Ce qui exige souvent une véritable ascèse et comporte parfois de très réels dangers. L’investissement du chercheur n’est plus seulement intellectuel, il met en jeu ce qu’il y a de plus profond dans son affectivité. Et qui plus est, il faut qu’il en soit ainsi, pour des raisons épistémologiques : le rôle de l’affectivité ne se borne pas à motiver le chercheur, comme dans les autres domaines ; l’affectivité est vraiment un élément nécessaire pour parvenir à des observations précises et pertinentes.

 

On ne peut imaginer retournement de perspective plus radical par rapport à ce qu’était censée être la pratique de la science dite normale. C’est sur ce point que je conclurai. En rejoignant l’attitude populaire envers les animaux, l’éthologie de terrain actuelle n’a pas abandonné le rationalisme. Elle l’a rétabli sans ses droits au contraire, en le délivrant des préjugés méthodologiques qui stérilisaient son application à l’étude des comportements animaux. Et ce faisant, elle nous a appris à mieux distinguer le vrai rationalisme, toujours respectueux par méthode de son objet, des idéologies de la raison arrogante qui n’en sont que de néfastes caricatures. Ce n’est pas rien.

 

Le 27 décembre 1990

 

REFERENCES

 

Aux titres cités nommément dans le texte, j’en ai ajouté quelques autres qui m’ont paru particulièrement révélateurs des tendances actuelles.

 

ARDREY, Paul, 1973, voir la préface de Marais 1973.

 

BEGLEY, Sharon, 1982, Do Animals Really Think?, Newsweek, 26 juillet, p. 53.

 

BONNER, John Tyler, 1980, The Evolution of Culture in Animals. Princeton University Press.

 

COWLEY, Geoffrey, 1988, The Wisdom of Animals, Newsweek, 23 mai, pp. 38-44.

 

DARWIN, Charles, 1881, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle. Paris, C. Reinwald. (1ère édition anglaise : 1871.)

 

DEBU-BRIDEL , Jacques, 1956 La grande tragédie du monde animal.Paris, Hachette. FAGEN, Robert, 1981, Animal Play Behaviour. Oxford University Press.

 

GRIFFIN, Donald R., 1984, Animal Thinking. Cambridge, Harvard University Press.

 

HARL, K. W., 1990, Sacrifice and Pagan Belief in Fifth- and Sixth-Century Byzantium, Past and Present, 128 : 7-27.

 

LEROI, 1794 (An II) , Instinct des animaux, in Encyclopédie Méthodique, Philosophie ancienne et moderne, tome 3 : 5-47.

 

LEWIN, Roger, 1987, Do Animals Read Minds, Tell Lies ? Science, 238 : 1330-1.

 

MARAIS, Eugène, 1973, Die Seele des Affen. Symposion Verlag. (Traduction d’une édition anglaise de 1969 introuvable en France, elle-même traduite du manuscrit original, en afrikaans, qui avait disparu à la mort de Marais en 1936 ; la préface d’Ardrey a été écrite en 1969.)

 

MESLIER, Jean, 1973, Textes du curé Meslier. Paris, Editions rationalistes.

 

MORGAN, Lewis Henry, 1868, The American Beaver and His Works. Philadelphia, J.B. Lippincott & Co.

 

PAUL, André, 1990, Les faux jumeaux, Esprit, 162 (juin) : 125-134.

 

ROMANES, G.-J., 1887, L’intelligence des animaux, Paris, Félix Alcan, 2 vol. (L’édition anglaise est de 1882.)

 

THIRSK, Joan, 1978, Horses in early modern England : for Service, for Pleasure, for Power. University of Reading.

 

VAN LAWICK-GOODALL, Jane, 1968, The Behaviour of Free-Living Chimpanzees in the Gombe stream Reserve, Animal Behaviour Monographs, 1, 3.

 

WEISKRANTZ, L. (éd.), 1985, Animal Intelligence. Londres, Clarendon Press.

 

ZUCKERMANN, S., 1937, La vie sexuelle et sociale des singes. Paris, Gallimard. Traduction incomplète, l’édition anglaise est de 1932.)

 

 

 

1 Article paru dans Ethnozootechnie, 1991, n°46, p. 512. Reproduit ici d’après le tapuscrit conservé par l’auteur.