1991d) « Un couteau ne sert pas à couper mais en coupant. Structure, fonctionnement et fonction dans l’analyse des objets »

In 25 ans d’études technologiques en préhistoire. XIe Rencontres Internationales d’Archéologie et l’Histoire d’Antibes, Juan-les-Pins, éditions APDCA, pp. 2134. [Tiré à part] [Tapuscrit]

 

UN COUTEAU NE SERT PAS A COUPER MAIS EN COUPANT. STRUCTURE, FONCTIONNEMENT ET FONCTION DANS L’ANALYSE DES OBJETS1.

 

François Sigaut

 

Centre de Recherches Historiques,

 

Ecole des Hautes Etudes en sciences Sociales, Paris.

 



 

Résumé

 

L’analyse des objets a pour but de remonter de leur structure à leur fonction. Mais cette entreprise se heurte à deux difficultés : la nécessité de recourir à l’analogie – l’objet tout à fait inconnu ne parle pas tout seul – et la confusion entre fonctionnement et fonction. Le fonctionnement d’un objet, c’est son mode d’action. Sa fonction, c’est l’ensemble des finalités pour lesquelles il est mis en œuvre. Une charrue ne sert pas à labourer mais en labourant, un couteau ne sert pas à couper mais encoupant : « labourer », « couper » ne désignent pas des fonctions, mais seulement des catégories de fonctionnements, d’ailleurs hétérogènes car ethnocentrées et donc susceptibles d’égarer l’analyse plutôt que d’y aider. Pour déterminer la fonction d’un couteau, il faut dire exactement ce qui est coupé, avec quel geste, dans quelles circonstances et dans quel but. Toutes questions qu’on omet de se poser d’ordinaire parce qu’on confond le fonctionnement avec la fonction. Il y a trois niveaux fondamentaux dans l’analyse de tout objet : sa structure, son fonctionnement et sa fonction. Niveaux qui ne sont pas propres à la Technologie, mais qu’on retrouve dans l’analyse de tous les systèmes finalisés.

 

Abstract

 

The point in the analysis of material items is to derive their function from their structure. But two obstacles are in the way: the necessity of resorting to analogy, without which no unknown and isolated item will tell, and the confusion between functioning and function. Functioning refers to the way an object works or is worked, function refers to the whole set of ends for which it is put to use. A plough is not worked for ploughing but byploughing, a knife is not used for cutting but by cutting: “ploughing”, “cutting” do not denote functions, but mere functioning categories, which being heterogeneous and ethnocentric are rather liable to mislead the analysis than to help it. In order to determine the function of a knife, one must tell exactly what is cut with it, with what movement, in what circumstances and to what end. So many questions that are usually left unasked because the function, being confused with the functioning, is not properly seen. Structure, functioning and function are three fundamental levels in the analysis of material items. But they are not specific to Technology. They are also fundamental levels in the analysis of all goal-directed systems.

 



 

***

 

Dans l’image la plus classique de notre agriculture traditionnelle, celle qui était véhiculée naguère dans l’enseignement primaire, les céréales étaient semées à la volée, sur le labour resté en mottes, et on les recouvrait de terre par un ou des hersages... Ce modèle n’est pas entièrement faux. Il correspond même assez bien à une pratique qui a été courante dans une grande partie du Bassin parisien au XIXe siècle, jusqu’à la généralisation du semoir mécanique dans la première moitié du XXe. Mais c’est un modèle incomplet, en ce qu’il laisse entendre notamment qu’on ne donnait qu’un seul labour avant de semer. Or cela n’était vrai que pour l’avoine de printemps, la seule céréale qui était normalement et régulièrement semée sur un labour unique. L’orge de printemps comme l’orge d’hiver demandait au moins deux labours. Et les céréales d’automne étaient normalement ensemencées dans une terre préparée par au moins trois labours, suivis pour certains de hersages : ces labours, donnés à des époques fixes de l’année et qui portaient chacun un nom précis, s’échelonnaient d’avril-mai-juin à octobre, le temps des semailles. C’est à cette série de labours de printemps et d’été, préparatoires aux semailles d’automne, que s’appliquaient les termes de jachère, guéret, sombre, versaine et quelques autres de moindre importance entre lesquels se partageait le territoire français.

 

On semait donc le plus souvent, non pas sur « le » labour, mais sur le dernier d’une série de plusieurs labours bien déterminés, et c’est le premier point sur lequel notre modèle doit être corrigé. Le second, c’est que ce modèle n’est pas le seul. Il y en a un autre, beaucoup plus important géographiquement quoiqu’inconnu de l’imagerie courante. Dans ce second modèle, on ne semait pas après, mais avant le dernier labour ; et c’était donc par ce labour, et non par un hersage, qu’on enterrait les semences.

 

Le vocabulaire technique d’autrefois avait des expressions très précisément adaptées à ces deux modèles. Dans le premier, on semait dessus (sur le dernier labour), et on hersait ensuite pour enterrer les graines. Dans le second, on semait dessous ou sous raies, c’est-à-dire qu’on semait avant le dernier labour, par lequel donc les graines étaient enterrées, et que pour cette raison on désignait souvent par le verbe couvrir. Le terme était très spécifique. On ne couvrait jamais les grains à la herse, uniquement à la charrue (ou à l’araire). Et dans une bonne partie de la France du sud, on en était venu à parler de couvrailles au lieu de semailles.

 

C’est qu’en effet dans tout l’ouest et le midi de la France, au sud de la fameuse ligne Saint-Malo-Genève, l’usage de la herse pour enterrer les grains était pratiquement inconnu au XVIIIe siècle. On y semait toujours dessous, comme d’ailleurs dans tous les pays méditerranéens. A l’opposé, il y avait des régions où on semait toujours dessus, c’est-à-dire où l’usage de la charrue (de l’araire) pour enterrer les grains était inconnu. Ces régions étaient peu nombreuses, l’Ecosse est une des rares pour lesquelles on ait une quasi-certitude. Dans le reste de l’Europe, les deux usages coexistaient. On semait tantôt dessous, tantôt dessus, en fonction de considérations diverses sur la nature et l’état du sol, les risques de sécheresse ou de pluies excessives, le développement prévisible des mauvaises herbes, la saison, l’espèce et la variété cultivée, etc. Parfois même on semait partie dessous et partie dessus, ce qui était une manière d’assurance contre les risques opposés des deux méthodes2.

 

Mon but ici n’est pas d’analyser tous ces facteurs. Il est seulement d’attirer l’attention sur deux points : l’importance déterminante du mode d’enfouissement des semis, dessus ou dessous, dans la structuration des agricultures préindustrielles de l’Europe et des Pays méditerranéens ; et les conséquences qu’il faut en tirer pour notre compréhension des instruments aratoires. Sur le premier point, la cartographie que je viens d’évoquer sommairement suffit à établir l’importance du mode d’enfouissement des semis comme critère de différenciation. Mais l’histoire vient s’y ajouter. Pendant plus de 3 000 ans, de son apparition au Proche-Orient jusqu’au 1er siècle de notre ère, l’araire a été le seul instrument aratoire employé pour enfouir les semis, à l’exclusion de la herse ; et il l’est resté, comme on vient de le voir, presque jusqu’à nos jours dans les régions méditerranéennes. C’est seulement au 1er siècle qu’on trouve mention d’une herse pour enfouir les grains semés, chez Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XVIII, 48), dans un passage qui, de façon significative, concerne la Rhétie gauloise, une région non méditerranéenne. Il est donc clair que le semis dessus, c’est-à-dire l’emploi de la herse pour enterrer les semences, a été une innovation de tout premier ordre dans l’histoire de l’agriculture.

 

Or, et j’en viens à mon second point, nous n’avons pas et nous ne pouvons pas avoir de preuves archéologiques de cette innovation. Pourquoi ? Parce qu’une herse ou un araire étant donnés en l’absence de toute documentation écrite ou orale, nous n’avons aucun moyen de savoir si l’instrument a été on non employé à enfouir les grains. L’étude de l’instrument seul, supposé dans le meilleur état de conservation, et à l’aide des méthodes analytiques les plus perfectionnées, nous permettra de décrire la structure de l’instrument. Elle nous permettra encore de faire un choix entre les meilleures hypothèses que nous aurons été capables d’imaginer sur son fonctionnement. Elle ne nous permettra pas de remonter à sa fonction, si on entend par fonction l’ensemble complet des finalités exactes pour lesquelles l’instrument est mis en œuvre.

 

Cette impossibilité de remonter de la structure d’un objet à sa fonction me semble fondamentale. Le fait est facile à vérifier. Les réserves de nos musées sont pleines de tels objets-devinettes, que personne n’est capable d’identifier tant qu’on n’a pas la chance de trouver, soit un témoignage qui s’y applique, soit un objet semblable dont la fonction est connue. Je crois que cette impossibilité est inhérente à la notion même de fonction. Car la fonction d’un objet, c’est ce qui le relie au système dont il n’est qu’un élément. Or si j’ignore le système, comment pourrais-je donner un sens à l’élément ? Que signifiera pour moi un mors ou un étrier si j’ignore tout de l’équitation ? Et quelle machine un archéologue martien reconstituerait-il avec un essuie-glace, des débris de ventilateur et une vieille chambre à air ? L’impossibilité de remonter de la structure à la fonction sans avoir recours à l’analogie ne fait probablement que traduire l’impossibilité de comprendre l’élément hors du système dont il fait partie.

 

Cela dit, qu’en est-il du fonctionnement ? Et en quoi est-il utile de distinguer le fonctionnement de la fonction d’un objet ?

 

En ce que, me semble-t-il, confondre fonctionnement et fonction aboutit toujours à tronquer l’analyse. On l’a vu avec les instruments aratoires que j’ai pris pour exemple. Il ne suffit pas de dire qu’un araire ou qu’une charrue servent à labourer, ou qu’une herse sert à herser. D’abord parce que si on ne précise pas ce que sont « labourer » et « herser », ces termes n’ajoutent rien à ce que nous savons des instruments eux-mêmes : dire qu’une herse sert à herser c’est ne rien dire du tout, et il suffit de traduire en anglais ou en allemand « une charrue sert à labourer » (a plough is for ploughing) pour voir que cela n’en dit pas davantage. Ensuite parce que même si on précise en quoi consiste, en général, l’action de labourer – soulever la terre en mottes en la brisant ou en la coupant à l’aide du soc – et celle de herser – briser les mottes, arracher les mauvaises herbes, etc. – on n’a fait encore que la moitié du chemin. Il faut encore dire pourquoi on laboure ou pourquoi on herse, question à laquelle il ne peut y avoir de réponse que si toutes les circonstances pertinentes sont déterminées. Il faut dire par exemple si on laboure pour de l’avoine, pour de l’orge ou pour du blé. Il faut dire si ce labour est unique ou s’il appartient à une série (jachère), et dans ce cas quel est son rang dans la série, car c’est de ce rang que dépendront ses spécifications. Il faut dire bien sûr si ce labour est destiné à enfouir quelque chose – des semences, du fumier, un engrais vert... Il faut enfin tenir compte des intentions de l’agriculteur, de l’idée qu’il se fait de ce que doit être ce labour et de ce qu’il peut réaliser de cette idée avec les moyens et le temps toujours insuffisants dont il dispose. C’est l’ensemble de tout cela qui fait la, ou plutôt les fonctions d’un instrument aratoire. Il est vrai que pour des périodes anciennes, une grande partie de ces informations est ou paraît définitivement perdue. Mais c’est pour cette raison que l’histoire des techniques ressemble assez à l’archéologie : on est toujours à la recherche des pièces manquantes du puzzle. Cela dit, il ne faut pas tomber dans le pessimisme. Les informations manquent moins qu’on ne le croit, c’est surtout lorsqu’on ne les cherche pas qu’on a le moins de chances de les trouver.

 

Or il me semble précisément que la confusion entre fonctionnement et fonction a cet effet néfaste d’occulter inévitablement une grande partie du champ de nos recherches. On croit avoir compris la fonction d’un objet alors qu’on n’a fait que dégager quelques traits généraux de son fonctionnement.

 

Qu’on ne prenne pas cela pour une critique. Le meilleur exemple que je puis donner est en effet un des ouvrages que j’admire le plus, L’homme et la charrue, d’A.-G. Haudricourt et M. Jean-Brunhes Delamarre. Dans ce livre, les auteurs reprochent à juste titre à leur prédécesseur, Paul Leser (auteur de Entstehung und verbreitung des Pfluges) d’avoir voulu se limiter à l’étude des formes (des structures) de l’instrument. Mais il est facile de voir, en relisant leur livre aujourd’hui, que le point de vue fonctionnaliste qu’ils défendent, s’il va plus loin que le point de vue formaliste de Leser et de ses émules, ne prend en compte que le fonctionnement et non la fonction des instruments telle qu’on l’entend ici.

 

On trouve exactement la même confusion entre fonctionnement et fonction chez Leroi-Gourhan :

 

La fonction représentée encore chez nous par le couteau (percussion posée oblique, linéaire et longitudinale) dans l’action de couper n’importe quoi offre un remarquable exemple, car la paléontologie du couteau remonte sans lacune jusqu’aux premiers outils (fig. 108), écrit-il dans Le geste et la parole (II : 125).

 

 

Fig. 1. « La paléontologie du couteau remonte sans lacune jusqu’aux premiers outils ».

 

D’après A. Leroi-Gourhan, 1965.

 

Il est maintenant assez clair, je crois, que « couper n’importe quoi » n’est pas une fonction, mais une catégorie, d’ailleurs hétéroclite, de fonctionnements. Car qu’y a-t-il de commun entre un chopper (a), deux bifaces (b, c), deux racloirs (d, e), une pointe levallois et une autre pointe de Châtelperron (f, g), une lame magdalénienne (h), un couteau de bronze sibérien (i) et un couteau grec actuel (j) ? De vagues ressemblances de forme, d’ailleurs trompeuses car l’existence du manche, qui change profondément la manière de tenir l’outil, n’est véritablement prouvée que pour les couteaux de métal. Des ressemblances à peine moins vagues de fonctionnements, dans la mesure où ils sont connus (ce qui n’est pas le cas pour les objets les plus anciens). Mais les fonctions sont elles-mêmes, soit tout à fait inconnues, soit tellement disparates qu’il est impossible de considérer les neuf outils représentés par Leroi-Gourhan comme appartenant à une même lignée évolutive. Seuls des objets ayant les mêmes fonctions peuvent être rapprochés utilement, et il suffit de tourner la page pour en trouver un très bel exemple, celui de la dague (fig. 2). Percer au défaut de la cuirasse dans un combat au corps à corps est bien une fonction, qui renvoie à un contexte précis de pratiques guerrières. Il n’est pas étonnant que cette fonction étant donnée, fonctionnement et formes s’en déduisent pour l’essentiel de façon fort stricte.

 

 

Fig. 2. Dagues : a) type européen inspiré par l’épée ; b) type iranien inspiré par le couteau ;
c) type japonais inspiré par le sabre. D’après
A. Leroi-Gourhan, 1965.

 

La dague, de ce point de vue, n’est nullement un cas particulier. Il n’est pas très difficile de trouver, dans la multitude chaotique des « couteaux », des lignées tout aussi cohérentes que celle de la dague, à la même condition, qui est de partir chaque fois d’une fonction bien précise.

 

C’est ainsi, par exemple, que de même que la dague n’est pas une épée, il y a des « couteaux » qui n’en sont pas, c’est-à-dire qui ne doivent pas couper, ou pas trop : le coupe-papier, le petit couteau à beurre de nos services de table, les couteaux à enduire du peintre et du plâtrier... En 1909 encore, le Répertoire technologique précise que les peaux destinées à la tannerie, après avoir été ébourrées côté poil, puis écharnées côté chair, sont adoucies ou lissées avec une queurse, « couteau en ardoise ou en grès ». Il est clair que de par leurs fonctions, tous ces couteaux qui n’en sont pas sont autant de lignées ayant chacune ses conditions d’évolution propres.

 

A l’opposé, il y a des couteaux qui coupent trop bien, les rasoirs. Car l’extrême finesse du tranchant, nécessaire pour le rasage, ne résiste pas à d’autres emplois ; si une lame de rasoir est utilisée à autre chose, elle n’est plus bonne pour raser. De plus le rasage exige un mode d’action très précis. La lame doit faire avec la peau un certain angle, ni trop ouvert ni trop fermé, et elle doit toujours progresser transversalement à son fil, faute de quoi la blessure est immédiate. Ces conditions ont été incorporées dans les rasoirs dits mécaniques du XXe siècle, qui n’exigent plus la dextérité des barbiers d’autrefois. Ce qui montre, réciproquement, qu’il faut tenir compte de cette dextérité pour comprendre les anciens rasoirs. Une étude en ce sens montrerait probablement que malgré des formes qui n’ont rien de commun en apparence, tous les rasoirs, anciens et modernes, appartiennent à un seul ensemble fonctionnel cohérent. (Le fait que tous les coiffeurs soient restés fidèles au rasoir-couteau de nos grands-pères suggère qu’une fois acquise la dextérité nécessaire, ce modèle de rasoir est sans doute le plus performant.)

 

Une autre catégorie de couteaux qui ne sont pas de vrais couteaux est celle des faucilles. Nous n’associons pas spontanément les deux sortes d’outils. Mais c’est parce que les faucilles qui nous sont familières en Europe sont des outils spécialisés, produits d’une longue évolution qui les a complètement séparés des couteaux ordinaires (s’il existe des couteaux « ordinaires »). En Inde, la faucille sert couramment de couteau de cuisine (Mahias 1985 : 180 ; Reuleaux 1900 : fig. 592). Mais là encore, on ne peut le comprendre sans tenir compte des habiletés concomitantes. On ne tient pas la faucille en main comme un couteau. On la pose sur le sol, dans un plan vertical, tranchant vers le haut, on la maintient dans cette position avec un pied, et on appuie sur le tranchant les objets à couper. Il existe un modèle spécialisé de « faucille de cuisine » qu’on trouve dans toutes les quincailleries. Le manche a été remplacé par une plaque d’appui pour le pied, et la lame est fixée sur cette plaque par une articulation qui permet de la replier quand on ne l’utilise pas. La faucille de cuisine ne peut évidemment plus servir de faucille, puisqu’elle n’a plus de poignée. Reuleaux lui a donné le nom de « couteau-debout » (Standmesser) que nous lui conserverons (fig. 3).

 

 

Fig.3. Faucille de cuisine ou couteau-debout (Inde). Exemplaire acheté par l’auteur à Kathmandou en janvier 1980. La ménagère accroupie maintient le couteau dans sa position en appuyant un pied sur la plaque. Elle tient des deux mains l’objet (légume, poisson…) qu’elle veut couper et l’appuie sur le tranchant (flèches). En traits interrompus, position de la lame quand le couteau-debout n’est pas en usage.

 



 

Le couteau-debout est un de ces objets-devinettes auxquels j’ai fait allusion plus haut. Parfaitement banal pour ceux qui le connaissent, il est parfaitement incompréhensible pour ceux qui ne le connaissent pas ; je me suis souvent amusé à en faire l’expérience. Mais cette expérience n’est pas seulement amusante, elle prouve quelque chose. Elle prouve que la notion de « couteau » que nous avons tous dans la tête n’est qu’une notion indigène, ethnocentrée, inutilisable donc pour l’analyse technologique. Voilà en effet un instrument qui a tous les titres requis à l’appellation de « couteau », et que nous sommes incapables, non seulement d’imaginer, mais même de reconnaître comme tel quand nous en voyons un. Et où est sa place dans la « paléontologie sans lacune » de Leroi-Gourhan ?

 

Un volume entier ne suffirait pas à détailler tous les couteaux existant ou ayant existé dans le monde. Certains s’écartent de notre modèle indigène autant que le couteau-debout de l’Inde : ce sont par exemple le couteau à moissonner de l’Indonésie, le couteau de femme des Inuit, dont on a observé depuis longtemps que la forme subsiste dans le couteau à pied du bourrelier (saddler’s knife, Mason 1890). Tous ces couteaux sont incompréhensibles à première vue, c’est-à-dire qu’il faut, pour les comprendre, connaître avec précision des modes d’utilisation qui ne se laissent déduire, ni de l’outil lui-même, ni des idées spontanées que nous pouvons nous former à son sujet. Le couteau à pied, par exemple, travaille fixé comme le couteau-debout, quoique d’une façon opposée : le bourrelier le maintient d’une main appuyé sur une table, lame verticale, tranchant convexe tourné vers l’avant, et il tire vers lui la feuille de cuir qui vient se couper sur le tranchant (Prival et Jaffeux 1981 : 72-74) (fig. 4).

 

 

Fig. 4. Couteau à pied de bourrelier et son utilisation. La feuille de cuir est tirée sur le tranchant du couteau maintenu fixe de la main droite. La table sur laquelle le couteau et la feuille de cuir prennent appui est évidemment un élément essentiel du système. D’après Prival et Jaffeux 1981, pp. 72 et 74.

 

Je terminerai sur ce point en évoquant deux couteaux de forme classique – un manche prolongé par une lame – mais qui ne sont qu’en apparence plus faciles à comprendre que les précédents. Ce sont le couteau dit « à graver » des pays du Pacifique Nord, à lame très courte, et dont la forme se retrouve à peu près dans les cutters qu’on trouve aujourd’hui au rayon « bricolage » de tous les supermarchés ; et un couteau africain, à lame très longue au contraire, que j’ai ramené du Niger en 1965 (fig. 5).

 

Les auteurs que j’ai consultés sur le couteau à graver (Mason 1899, Leroi-Gourhan 1943 : 180-181 et 1946 : 256-265) sont trop laconiques sur ses fonctions pour qu’il soit possible de s’en faire une idée précise. Il en existe d’ailleurs plusieurs types de fonctions probablement différentes, dont par exemple celui qu’on appelle couteau-croche au Canada : la lame, un peu moins courte que dans les autres modèles, est courbée latéralement pour permettre de creuser le bois par copeaux successifs (une action que Mason désigne par le terme whittling, pour lequel je ne connais pas d’équivalent précis en français). Ce qui parait sûr, c’est que pour « graver » un matériau quelconque avec le couteau du même nom, il faut exercer la plus forte pression possible. D’où un manche façonné pour donner la meilleure prise possible (à deux mains parfois). D’où également la brièveté de la lame, qui ne doit rien à un quelconque manque de métal. Une lame plus longue que nécessaire risquerait seulement de se briser ou de se tordre plus facilement, et augmenterait sans profit le moment d’action nécessaire. Les fonctions du cutter moderne ne sont évidemment plus les mêmes que celles du couteau à graver. (On s’en sert par exemple pour couper des revêtements de sol posés sur un support plat.) Mais les spécifications de fonctionnement qui en résultent sont en partie semblables : forte pression sur une longueur de fil très courte. La similitude de formes qui en résulte a du reste permis une innovation, celle des lames jetables, qui supprime l’aiguisage. Il est probable que les lames de pierre des couteaux à graver primitifs étaient également « jetables ». Et il n’est pas improbable qu’il y ait une filiation directe entre les couteaux à graver inuit et les cutters actuels. Car ceux-ci ont été introduits par des fabricants anglais et scandinaves. Or Mason avait remarqué que par l’intermédiaire des baleiniers et des traitants de fourrures, les industriels européens fournissaient de longue date les pays du Grand Nord en couteaux « indigènes »...

 

 

Fig. 5. Couteaux à lames très courtes ou très longues. Couteaux à graver (« couteaux à bois ») d’après A. Leroi-Gourhan (1943 : 181) : 290, Hokkaido, Aïnou ; 291, Japon ; 292, Alaska, Yakutat ; 293, Labrador, Montagnais ; 294, Labrador, Eskimo ; 295, Tahiti (la lame est une dent de requin). Cutter moderne, acheté avant 1980. La molette actionne une vis de serrage pour bloquer la lame. Couteau africain, Niger, 1965 (coll. de l’auteur).

 

Autant le couteau à graver a pu paraître l’expression de la nécessité technique la plus nue (« la technique commande ici la forme » : Leroi-Gourhan 1943 : 180), autant le couteau africain donne l’impression d’obéir à un style esthétique. Ce n’est pourtant pas si simple. Car sa fonction est bien précise. Il s’agit d’un couteau utilisé sur les marchés par les bouchers, et dans un but bien particulier. Le boucher tient le morceau de viande qu’il veut débiter au bout des doigts de sa main gauche, et il les coupe en faisant passer la lame du couteau entre ses doigts successivement, dans l’espace laissé libre entre sa paume et le morceau, en coupant vers l’extérieur (fig. 6).

 

 

Fig. 6. Manière de couper un morceau de viande avec le couteau long de la figure précédente. On fait passer la lame entre le pouce et l’index, puis entre l’index et le majeur, etc., en coupant vers le haut. Dessiné de mémoire.

 

C’est une manière de faire qui ne s’invente pas, et je défie bien quiconque ne l’a jamais vue ni n’en a entendu parler de la reconstituer sur la base de l’étude du couteau lui-même ! Mais cette manière de faire explique beaucoup de choses. Elle explique le bout arrondi de la lame : un bout pointu serait inutile et dangereux. Elle explique la longueur de la lame, trait d’ailleurs commun à tous les couteaux à découper en boucherie (Vialles 1989) car ils travaillent par friction, c’est-à-dire avec un glissement longitudinal important du tranchant sur le matériau à découper (ce glissement qu’il faut éviter à tout prix avec un rasoir). Elle explique l’étroitesse de la lame, qu’il faut faire passer sans se blesser entre la paume de la main et le morceau de viande tenu à bout de doigts. Il est vrai que le risque de blessure tient surtout au fait que la lame est à deux tranchants, et que les deux tranchants sont, eux, sans explication. Est-ce là qu’un style africain se manifesterait ? Ce n’est pas impossible. Mais il serait bien imprudent de s’arrêter à cette idée trop facile avant de s’être interrogé sur l’aiguisage. Car l’existence de deux tranchants permet évidemment de doubler l’intervalle de temps entre deux aiguisages. Dans les conditions africaines (qualité du fer ? rareté des pierres à aiguiser ?), ce n’était peut-être pas négligeable.

 

Il est temps de conclure. J’en ai dit assez, je pense, pour faire sentir la nécessité de distinguer fonctionnement et fonction. « Couper » n’est pas une fonction, pas plus que « labourer » ou « herser » : c’est, au mieux, une catégorie de fonctionnements. Catégorie arbitraire, donc hétérogène, donc peu utile en fin de compte. Car du coupe-papier au rasoir, du couteau-debout au couteau à pied, du cutter au couteau de boucher, qu’y a-t-il de commun ? Ni les habiletés de manipulation ni les modes d’action physique sur la matière ne se ressemblent. Ce qui veut dire très concrètement que la catégorie générale des « couteaux » ne m’est d’aucun secours pour comprendre chaque couteau particulier ; il me faudra, dans chaque cas, élucider le rapport propre d’une fonction à un fonctionnement, et d’un fonctionnement à une forme. Un couteau ne sert pas à couper, mais en coupant. C’est en cherchant à quoi il sert exactement qu’on aura des chances de comprendre comment il coupe, et donc pourquoi il est ce qu’il est.

 

La notion de fonctionnement n’est rien moins que nouvelle. Elle a même quelque chose d’intuitif, si bien qu’on la rencontre assez souvent, utilisée de façon spontanée ou implicite. Le problème est qu’elle est ordinairement traitée comme accessoire et subsumée à la notion de fonction, ce qui contribue à brouiller cette dernière. Dès 1940, Radcliffe-Brown se plaignait que l’emploi indiscriminé de « fonction », « loin de faciliter la clarté et la distinction dans le langage, brouille ce qui doit être distingué, en se substituant aux mots les plus ordinaires comme ‘emploi’, ‘but’ et ‘sens’ » (1972 : 287). Quelques années plus tôt, en 1935, le même Radcliffe-Brown avait su faire la distinction entre fonctionnement et fonction (1972 : 263). Mais il oublie de s’en servir, pour ainsi dire, et il intitule Structure et fonction dans la société primitive le livre où ses textes sont réunis. Ce qui signifie bien la croyance en la possibilité d’établir des rapports directs entre structure (ou forme) et fonction. De la même façon, Leroi-Gourhan intitulera « La fonction et la forme » une des subdivisions de son chapitre XII sur l’esthétique fonctionnelle dans Le geste et la parole (1965, 2 : 125-132). Il n’y a pas de rapports directs entre forme (ou structure) et fonction. Il n’y en a que médiatisés par le fonctionnement. Vouloir aller directement de la forme à la fonction (ou l’inverse), c’est s’exposer presque fatalement à prendre le fonctionnement pour la fonction et donc engager l’analyse dans une impasse.

 

L’analyse technologique de l’outil requiert qu’on fasse une distinction sans équivoque entre trois niveaux d’analyse qui sont la structure, le fonctionnement et la fonction. Il est vrai que chacun de ces niveaux doit être subdivisé ; la notion de fonction, notamment, est éminemment plurielle. Mais c’est un autre problème. Il faut commencer par le commencement. Je ne suis pas le premier à être parvenu à cette conclusion, dont j’ai déjà parlé dans le numéro 10 de Techniques et culture (1987). Le philosophe Jean Cazenobe, travaillant sur l’histoire de l’électromagnétisme, y est arrivé de son côté (1985, 1987). Dès 1968, l’économiste J.-L. Maunoury (cité par Gille 1978 : 12) avait utilisé le rapport fonctionnement/fonction pour analyser l’ensemble des moteurs thermiques. Et dès 1963, dans La cybernétique, L. Couffignal définissait le « fonctionnement d’un mécanisme finalisé » comme « l’opération par laquelle le mécanisme réalise sa fonction » (p. 28). Enfin, dans un domaine très différent de la technologie mais où on a aussi affaire à des systèmes finalisés, en neuropsychologie, Jacques Paillard attirait également l’attention, en 1976, sur la nécessité de distinguer clairement entre structure, fonctionnement et fonction. Le modèle qu’il proposeest sans doute celui qui a la validité la plus générale, aussi ai-je cru utile de le reproduire ici (fig. 7 : p. 12).

 

Le travail sur les concepts est lent et ingrat, car il ne produit pas de résultats immédiatement tangibles. Nous sommes tous tentés de parer au plus pressé. Pourtant, Catherine Perlès a rappelé dans ce colloque toute la fécondité de la notion de chaîne opératoire. Cette notion-là aussi était simple, presque intuitive, et je suis persuadé qu’elle a une longue préhistoire (je pense en particulier aux débuts du génie chimique dans les années 1920). Pourquoi a-t-il fallu toute l’autorité de Leroi-Gourhan pour la faire accepter ? Nous n’avons plus de Leroi-Gourhan parmi nous aujourd’hui, et nous n’en aurons plus parce que les conditions dans lesquelles se pratique la recherche ont changé. Nous devons donc apprendre à travailler sur les concepts qui nous sont nécessaires et à les utiliser, sans avoir recours à l’autorité des grands hommes.

 

Le 29 novembre 1990

 

 



 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

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1 Article publié dans 25 ans d’études technologiques en préhistoire, Bilan et perspectives, Juan-les-Pins, éditions APDCA, 1991, pp. 21 34. Reproduit ici d’après le tapuscrit conservé par l’auteur.

 

2 Ce qui précède n’est que le résumé succinct de recherches publiées dans une dizaine d’articles. Voir le dernier d’entre eux (Sigaut 1988) dans lequel on trouvera les références aux articles précédents.

 

F. Sigaut, Un couteau ne sert pas à couper mais en coupant, 1991.Page 13