1992b) « La culture technique et les écomusées »

In Marc Augé (dir.), Territoires de la mémoire, Thonon-les-Bains et Salins, édition de l’Albaron, pp. 3856. [Tapuscrit]

LA CULTURE TECHNIQUE ET LES ECOMUSEES1

 

 

 

François Sigaut

 

 Que serions-nous sans nos objets ? Des singes un peu plus doués que les autres peut-être. Des hommes, et les hommes que nous sommes, certainement pas. L’immense succès rencontré par The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe, publié en 1719, marque sans doute le moment où la société européenne prend conscience de cette évidence. Car que fait Robinson dans son île ? Il reconstruit une société à lui tout seul, une société qui donc n’est faite que d’objets, et qui lui permettra néanmoins de survivre en attendant de retrouver la société de ses semblables. Pas n’importe quels objets, du reste : le fait que Robinson soit anglais n’est pas indifférent, et les innombrables imitateurs de Defoe se mettront très vite à expérimenter des robinsons de toutes les nationalités. Nos objets font partie intégrante de nos sociétés, ils nous distinguent, ils nous identifient : tel est ce qu’on pourrait appeler le théorème de Robinson Crusoë. Un théorème dont la démonstration fut pressentie par Leibniz quelque temps avant Defoe, mais dont Joseph de Maistre donnera le meilleur énoncé sans doute un siècle plus tard : « l’art, c’est la nature de l’homme. » L’homme au sens naturaliste du terme, c’est-à-dire l’homme nu, sans outils ni parure ni abri ni rien d’autre que son propre corps, cet homme-là n’existe pas. C’est tout au plus une abstraction philosophique, mais une abstraction susceptible d’égarer la pensée bien plus que de l’aider. Sans son art (le terme ici est employé dans son sens ancien, qui englobe les techniques) et sans les objets qui sont à la fois les moyens et les produits de son art, l’homme est aussi peu homme que l’araignée sans sa toile, le rossignol sans son chant, le castor sans sa cabane ou son terrier. Nous savons aujourd’hui que l’outil a précédé l’homme. Ou pour mieux dire, nous savons que l’outil est présent aussi haut que nous pouvons remonter dans la lignée dont nous sommes les descendants. On discute et on discutera encore longtemps du rôle exact des outils dans l’évolution de l’humanité, puis dans son histoire. Ce qu’on ne peut discuter, c’est que ce rôle est essentiel. L’humanité sans objets, c’est-à-dire sans arts, est inimaginable2.

 

Il y a bien longtemps d’ailleurs que la sagesse populaire sait tout cela. Tous les peuples ont leurs mythes d’origine qui nous parlent des héros civilisateurs grâce auxquels les hommes sont devenus hommes en apprenant à faire du feu, à cuire leurs aliments, à planter et à récolter, à filer et à tisser… Prométhée n’est que l’un de ces héros parmi une multitude d’autres, dont les hasards de la tradition littéraire nous ont conservé le nom. Mais nous avons les nôtres, qui s’appellent Denis Papin et James Watt, Ampère et Faraday, Pasteur, Edison, Marconi, les frères Wright, Einstein, Gagarine. Depuis quand nos ancêtres ont-ils pris conscience que l’humanité n’est elle-même que dans ses arts et ses objets ?

 



 

[Les premiers musées : les tombeaux]

 

Depuis, peut-être, qu’ils ensevelissent leurs morts. Car qu’est-ce qu’ensevelir un mort, si ce n’est apprêter le corps et l’entourer d’objets (au minimum autrefois un linceul) qui seront inhumés ou incinérés avec lui pour manifester aux yeux de tous que ce mort était nôtre, c’est-à-dire qu’il était homme comme nous ? On voit ordinairement dans les premières sépultures l’indice que des croyances concernant l’au-delà sont en train de naître : c’est une interprétation qui n’est ni prouvée ni nécessaire. L’histoire des religions nous apprend que l’idée d’une survie après la mort ne va pas de soi, même dans des religions relativement récentes. Nous-mêmes d’ailleurs, qui sommes de plus en plus nombreux à n’y pas croire, est-ce que pour autant nous jetons nos morts à la voirie ? Que non pas !

 

Croyants ou non, il n’importe, nous faisons à nos morts des funérailles décentes, simplement parce que ce sont nos morts et parce ce serait les renier publiquement que de le leur refuser. Le contenu des croyances a sans doute une grande influence sur la forme des rites funéraires. Rien ne prouve qu’il en ait sur leur existence, et peut-être même est-ce plutôt en sens inverse qu’il faudrait imaginer une relation. Le fait d’ensevelir les morts au lieu de les abandonner n’implique pas telle ou telle croyance d’ordre métaphysique, d’ailleurs impossible à retrouver. Ce qu’il implique, c’est la conscience du passé, c’est-à-dire du temps : le mort était, il n’est plus. C’est aussi la conscience qu’entre le mort et nous, il y a communauté d’appartenance, communauté qu’on signifie par des objets.

 

Voilà pourquoi il n’est peut-être pas tout à fait absurde de considérer que les tombes ont été la première génération de musées dont s’est dotée l’humanité, il y a quelque quarante mille ans. Ceux qui n’aiment pas les musées leur reprochent souvent de n’être que des mausolées d’objets morts. Sotte critique, on le voit, qui lorsqu’elle ne s’applique pas à un musée réellement ennuyeux (cela arrive, hélas), ne fait que manifester l’immaturité du rapport au temps de son auteur. Il est vrai que les musées ressemblent à des tombeaux, mais c’est justement là ce qui fait leur valeur. Comme les tombes, les musées matérialisent notre conscience du passé et du temps, et ils nous aident à nous dégager de l’emprise excessive de l’immédiateté. Et comme les tombes, les musées sont une représentation physique de ce qui fait l’appartenance sociale. Les objets de musée, comme ceux qu’on dépose dans les tombes, ne sont pas là pour leur utilité, ils sont là pour leur sens.

 



 



 

[Après les tombes, les temples…]

 

Après les tombes, la deuxième génération de musées a sans doute été celle des temples. Nos cathédrales et certaines de nos abbayes ont encore une partie de leurs trésors, et les lieux de pèlerinage ont leurs ex-voto plus modestes mais innombrables. Là encore semble-t-il, les religions ne diffèrent guère entre elles que par des détails de forme. Les anciens temples païens étaient eux aussi remplis d’objets de toutes sortes, et la fonction de conservation au sens moderne du terme s’y lit déjà en filigrane. Au Japon par exemple, chaque temple avait son magasin, le shôsôin : on a publié récemment deux instruments aratoires conservés dans le shôsôin du temple de Tôdaiji, depuis le jour, le 3 janvier 758, où ils furent utilisés par l’empereur pour la cérémonie du premier labour3.

 



 

[… puis les collections d’objets rares]

 

Vinrent ensuite les collections princières, puis privées : le personnage du collectionneur est un classique de la littérature depuis L’Antiquaire de Walter Scott. Ce furent ces collections d’œuvres d’art et d’antiques, souvent saisies chez les émigrés, qui constituèrent les premiers fonds du Muséum de la République installé dans le palais du Louvre en 1793. Au même moment, la Révolution consacrait à la célébration de la mémoire des grands hommes l’église sainte-Geneviève, qui toutefois ne deviendra définitivement le Panthéon qu’aux funérailles de Victor Hugo en 1885. Que le Louvre et le Panthéon aient été créés en même temps n’est pas fortuit, on le comprend maintenant. Les deux créations faisaient partie d’un plan d’ensemble qui comprendra également la conservation des documents écrits (Archives publiques, Bibliothèque nationale, Dépôt légal), celle des monuments et sites historiques, celle des instruments et machines utiles aux arts (le Conservatoire des Arts et Métiers), celle des espèces animales et végétales (le Muséum d’Histoire naturelle), etc.

 

Rien de tout cela n’était nouveau en 1793. Ce qui l’était, c’était la prise en charge de tout cet héritage par le gouvernement de la nation et par la loi. La Révolution nationalisait, ou mieux civilisait le patrimoine. Mais les conséquences n’en furent pas tirées tout de suite, elles ne le sont pas encore tout à fait aujourd’hui. Car la notion de patrimoine restait celle d’autrefois, c’est-à-dire que les objets rares et précieux, les objets d’art surtout, y prenaient presque toute la place. Nos musées regorgent de peintures, de sculptures, de tapisseries, de meubles d’ébéniste, de bijoux, de pendules, d’armes, etc., de toutes les époques. Ils sont, dès qu’on remonte au-delà de 1800, à peu près vides d’objets de la vie courante (des objets qu’on ne trouve pas non plus dans les tombes depuis la généralisation du christianisme). Le goût de Louis XVI pour la serrurerie nous vaut d’avoir encore deux ou trois tours qu’on dit lui avoir appartenu, de la même façon qu’on conserve des outils ayant appartenu à Pierre le Grand en Russie ou à Maximilien en Autriche. Mais cela signifie que comme dans le cas des bêches de Tôdaiji, il fallait des motifs exceptionnels pour que fussent conservés des objets ordinaires, alors qu’il était ordinaire qu’on conservât des objets exceptionnels. Si bien que l’image de la société que nous donnent les musées classiques – ils en donnent une, bien que ce ne soit pas leur but – est comme une sorte d’anamorphose de la société réelle : la rareté y est devenue ordinaire, l’ordinaire y est rareté, quand il n’est pas absent.

 



 

[L’intérêt des Suédois pour les objets ordinaires : Skansen]

 

Mon but ici n’étant pas d’ajouter à une historiographie déjà bien fournie, je n’évoquerai pas les premières collections d’ethnographie à partir du XVIe siècle. Car sans vouloir faire injure aux précurseurs connus ou inconnus qui les ont rassemblées, il faut bien reconnaître que c’est seulement avec l’inauguration du musée de plein air de Skansen à Stockholm en 1891 que les objets ordinaires, sans doute parce qu’ils sont en voie de cesser de l’être, se voient reconnaître leur place au sein du patrimoine culturel. Le modèle suédois se diffusera très vite à toute l’Europe septentrionale et centrale, au point que skansen est devenu nom commun dans plusieurs de ces pays. Mais dans les pays latins, l’idée mettra un bon siècle à s’implanter. En 1974, le Manuel des musées européens de plein air d’A. Zippelius recensait quelque 180 établissements de l’Irlande à la Russie et de la Finlande à la Bulgarie ; les pays latins (sauf la Roumanie) et méditerranéens n’en comptaient aucun ; la France n’y figurait que pour trois projets dont seul celui de Marquèze est aujourd’hui réalisé.

 



 

[Le rattrapage du retard français au cours des années 1970]

 

Moins de vingt ans plus tard, on compte en France des centaines et des centaines de musées de toutes sortes, de toutes dimensions et de tous statuts consacrés au passé agricole, artisanal et industriel de notre pays, dont près de trente écomusées. Le retard a été rattrapé, et à quel rythme ! Mais il ne faut pas reprocher à A. Zippelius de s’être trompé, car bien peu d’indices laissaient prévoir un développement aussi explosif en 1974. Pourquoi cette longue inertie, et un réveil aussi soudain ? Il faudrait, pour répondre, de longues analyses des divisions internes de la société française dans lesquelles je me garderai bien d’entrer. Mais je crois qu’il faut pourtant souligner deux points. Le premier est que ce brusque réveil des années 1970 a coïncidé avec la fin des Trente Glorieuses de Jean Fourastié : après trente ans d’efforts tournés presque exclusivement vers une modernisation forcenée, on a commencé à s’apercevoir que cette modernisation même était en train de faire disparaître tout un mode de vie dont les jeunes n’auraient plus aucune idée, et dont, si rien n’était fait, il ne resterait plus aucune trace. Le second point est que l’initiative n’est pas venue, comme jusqu’alors, des intellectuels. Elle est venue des paysans, des artisans, des ouvriers, des élus locaux, etc. Tout une population prenait d’un coup conscience de son passé parce que, pour ainsi dire, son passé avait disparu avant elle. Des agriculteurs m’ont dit avec quel soulagement ils avaient tout détruit, vers 1960, de l’ancien outillage qui symbolisait la dureté de leur condition passée… et quelle longue patience il leur fallait aujourd’hui pour le reconstituer pièce à pièce au hasard des ventes publiques et des tournées chez les ferrailleurs. S’il m’est permis d’ajouter une note personnelle, j’aimerais dire ici que cette recherche du temps perdu dans les objets, par la rigueur et la sincérité de l’engagement qu’elle manifeste, m’émeut davantage que bien des exercices littéraires. Oui vraiment il faut être fort sot ou fort ignorant pour ne rien entendre de ce que nous disent nos compatriotes avec ces objets-là.

 

Ou plus exactement il faut être inculte. Car il y a quelque injustice à invoquer sottise ou ignorance quand il s’agit d’inculture au fond. Si notre culture, c’est ce qui doit nous aider à comprendre le monde qui nous entoure, alors il est clair que notre « culture » classique, qui s’est constituée « en système de défense contre les techniques » (Simondon4) est par là même mutilée, boîteuse, infirme. Et ce n’est pas d’hier que cette constatation a été faite. « On a trop écrit sur les sciences », s’exclame Diderot dans le Prospectus de l’Encyclopédie ; « on n’a pas assez bien écrit sur la plupart des arts libéraux ; on n’a presque rien écrit sur les arts mécaniques. » Et d’ajouter à l’article « Arts », à propos de la nécessité, pour les comprendre, de se familiariser avec les objets :

 

« …ils en valent bien la peine, soit qu’on les considère par les avantages qu’on en tire, ou par l’honneur qu’ils font à l’esprit humain. Dans quel système de physique ou de métaphysique remarque-t-on plus d’intelligence, de sagacité, de conséquence, que dans les machines à filer l’or, faire des bas, & dans les métiers de passementiers, de gaziers, de drapiers ou d’ouvriers en soie ? Quelle démonstration de mathématiques est plus compliquée que le mécanisme de certaines horloges, ou que les différentes opérations par lesquelles on fait passer ou l’écorce du chanvre, ou la coque du ver, avant d’en obtenir un fil qu’on puisse employer à l’ouvrage ? Quelle projection plus belle, plus délicate & plus singulière que celle d’un dessin sur les cordes d’un sample, & des cordes du sample sur les fils d’une chaîne ? qu’a-t-on imaginé en quelque genre que ce soit, qui montre plus de subtilité que de chiner des velours ? Je n’aurais jamais fait si je m’imposais la tâche de parcourir toutes les merveilles qui frapperont dans les manufactures ceux qui n’y porteront pas des yeux prévenus ou des yeux stupides. »

 



 

Les arts – en langage d’aujourd’hui les techniques – nous intéressent non seulement parce qu’ils sont utiles, mais surtout parce qu’ils font honneur à l’esprit humain. Voilà pourquoi la connaissance des arts, c’est-à-dire la culture technique, devrait être une part essentielle d’une culture qui se veut générale. Voilà pourquoi l’absence des techniques dans un enseignement qu’on prétend général est un scandale permanent (que ne compense nullement une présence d’ailleurs limitée dans un enseignement professionnel dont le statut est visiblement inférieur). Voilà pourquoi enfin la multiplication des musées de pays et des écomusées exprime non seulement une revendication d’identité (c’est l’évidence) mais une revendication d’intelligence. Nous sommes fiers de vivre dans une démocratie. Mais une société qui ne fait aucune place à l’intelligence technique dans ce qu’elle appelle sa culture est-elle réellement démocratique ? Sous des déguisements divers, cette question n’a pas cessé de se poser depuis la fin de l’ancien régime. Ce sont aujourd’hui les musées qui nous la posent, pourvu bien sûr que nous n’allions pas les visiter avec « des yeux prévenus ou des yeux stupides ». Et ils ne sont pas les seuls. Les industriels commencent à la poser aussi, cela vaut la peine qu’on s’y arrête un peu.

 

Jusque dans les années 1910 on le sait, le taylorisme, ou plus exactement l’Organisation Scientifique du Travail (OST) régnait sans partage dans l’industrie. Or cette doctrine prescrivait une séparation rigoureuse entre conception et exécution, séparation qui elle-même reposait sur le postulat plus ou moins explicite qu’il était possible de réduire le travail à une succession d’actes purement mécaniques entièrement programmés à l’avance. Si ce postulat était vrai, la robotisation, qui apparaissait comme le couronnement logique de l’OST, aurait dû se dérouler le plus harmonieusement du monde. Il n’en fut rien. Il y eut des difficultés si graves et des échecs si coûteux qu’il fallut bien procéder à une révision déchirante de la doctrine. On s’aperçut alors qu’on avait ignoré tout ce qu’il y avait d’intelligence dans les tâches d’exécution les plus simples, et que c’était parce qu’on avait oublié de tenir compte de cette intelligence dans les plans de robotisation que ceux-ci échouaient. Quelle révolution  ! On vivait depuis plus d’un siècle sur une idéologie scientiste qui ne voyait dans la technique qu’application de connaissances élaborées en dehors d’elle. Et voilà qu’on s’intéresse aux savoir-faire d’exécution, même lorsqu’ils sont destinés à disparaître à brève échéance. On reconstitue des métiers que la parcellisation taylorienne des tâches avait détruits ou empêchés de naître. On déclare la nécessité d’une culture technique qui permette aux travailleurs de comprendre le rôle qu’ils jouent dans l’ensemble du processus de production5

 



 

[Eclairer les aveugles et faire parler les muets]

 

Deux siècles après Diderot, notre société est-elle enfin mûre pour comprendre combien le refus culturel de la technique est néfaste ? Car ce refus fait de nous tous des aveugles ou des muets, pour reprendre une image très utilisée depuis quelques années par les analystes de l’industrie. Les muets, ce sont les exécutants qui ne peuvent pas dire ce qu’ils savent parce que la culture ambiante ne reconnaît pas l’existence de leur savoir. Les aveugles, ce sont les dirigeants qui doivent décider sans connaître les implications réelles de leurs décisions, puisque ceux qui les connaissent ne peuvent pas parler. Il me paraît évident que cette situation perverse n’est pas propre à l’industrie, mais qu’elle caractérise notre société toute entière dont elle explique pour une large part les injustices et les faiblesses. Car une culture qui ignore la technique est une culture qui ignore la réalité, et la réalité ne se laisse pas ignorer impunément. Voilà pourquoi tout le monde parle aujourd’hui du modèle allemand d’apprentissage, alors que personne n’écoutait René Dumont lorsqu’il dénonçait il y a trente ans un enseignement dont les jeunes sortaient « infirmes de leurs dix doigts ». Voilà également pourquoi les musées du réel, qu’on me passe l’expression, ont poussé comme des champignons ces dernières années. A un regard superficiel, les deux phénomènes pouvaient sembler sans rapport entre eux. Il est clair maintenant qu’il s’agit, dans des champs sociaux certes bien différents, d’un même effort de retour au réel. Et c’est précisément parce que cet effort se manifeste dans des champs différents qu’on peut être optimiste sur ses chances de succès.

 



 

[Les écomusées : des musées du réel]

 

Des musées du réel… L’expression m’est venue sans que je l’aie cherchée, mais peut-être n’est-elle pas impropre, à y bien réfléchir. Car elle caractérise assez bien, me semble-t-il, ce que s’efforcent d’être les « musées de société », comme on dit de plus en plus. Ce que je veux souligner en parlant de musées du réel, c’est qu’on s’efforce d’y présenter une réalité plutôt qu’un décor. Les peintures, les sculptures et les autres objets d’apparat qui remplissent les musées des Beaux-Arts sont en effet les éléments d’un décor. Ils ont été conçus comme tels, et qu’ils soient aujourd’hui au musée au lieu d’orner comme jadis un palais, un couvent ou un riche intérieur bourgeois ne change rien d’essentiel à leur statut. S’il y a changement, c’est plutôt dans le sens d’une idéologisation accrue de celui-ci qu’il irait. Les objets d’art étaient plus « vrais » quand ils étaient à leur vraie place, où ils signifiaient sans que nul ne s’y méprenne la puissance, le rang, la richesse ou le raffinement de leurs possesseurs. Ils sont moins « vrais » au musée, espace impersonnel où ces significations ne sont plus lisibles, et où il ne reste donc plus que des critères d’esthétique pure pour justifier leur présence. Ce qui conduit presque fatalement à faire de l’esthétique une valeur en soi, transcendant la société6. Si nous nous refusons à être dupes de cette sacralisation, si autrement dit nous nous rappelons que l’esthétique est un moyen, une valeur d’utilité, alors il devient clair que dans les musées du décor, les objets ont perdu leur signification et qu’ils sont là pour leur utilité (sacralisée). Cela fait d’eux l’exact inverse des musées du réel, où les objets ont perdu leur utilité, et où ils sont là pour leur signification. (Le fait que celle-ci ne soit pas toujours bien comprise ni bien montrée est un autre problème, qui renvoie à nos incompétences et à nos ignorances.)

 



 

[Les nouveaux lieux du « sacré »]

 

On a depuis longtemps remarqué que dans notre société, les musées étaient de plus en plus fréquentés alors que les églises l’étaient de moins en moins. Sans doute ne faut-il pas pousser trop loin le rapprochement. Il tend du moins à suggérer qu’une sorte de sacré peut en remplacer une autre, et il confirme aussi, peut-être, que le sacré en soi n’est pas nécessairement lié à des croyances proprement religieuses. Dans le même ordre d’idées, en tous cas, cette observation nous avertit que l’esthétique n’est pas la seule valeur susceptible d’être sacralisée lorsque son rôle social est perdu de vue. La performance, le progrès, la modernité, etc., sont dans le même cas. Il est vrai que dans le domaine des sciences et des techniques, la critique déjà ancienne dont le scientisme a été l’objet ne permet plus des dérives aussi flagrantes que celles dont l’esthétisme contemporain est devenu coutumier. Mais il faut compter avec les tentations permanentes de la facilité. Aussi averti soit-on, il est toujours beaucoup plus facile (et plus payant) de célébrer les avancées de la science ou les technologies de pointe que d’en proposer une compréhension critique qui, pour être pertinente, demande un effort considérable de réflexion et de recherche. Il est en général terriblement difficile de ne pas se mystifier soi-même et de ne pas mystifier les autres.

 

Cette digression a pu paraître un peu longue ; elle n’était pourtant pas, je crois, tout à fait inutile à notre propos sur la culture technique. Car pour que celle-ci se voie reconnaître une légitimité, nous voyons maintenant que deux écueils sont à éviter, celui de l’utilitarisme et celui de la sacralisation.

 



 

[Les deux écueils : l’utilitarisme et la sacralisation]

 

Si en effet on réduit la technique à ses aspects utilitaires, il n’y a de culture technique possible qu’au sens professionnel du terme. C’est celle de la brodeuse ou du conducteur d’engins, du balayeur ou de l’ingénieur, de la ménagère, du marin, de la secrétaire, du coureur cycliste, de l’informaticien, du garçon de café, du chirurgien, du pépiniériste… Cette culture, ces cultures vaut-il mieux dire parce qu’elles sont très différentes les unes des autres et qu’elles communiquent peu entre elles, existent certes déjà, et existent fortement. C’est à elles que les ethnologues s’intéressent. C’est sur elles que repose le fonctionnement normal de notre société, et elles participent de cette éminente dignité qu’ont reconnue au travail utile et bien fait, d’abord le christianisme médiéval, et plus près de nous de nombreux philosophes et écrivains. Mais tant qu’elles apparaîtront comme professionnelles, c’est-à-dire particulières et n’existant que pour leur utilité, les cultures techniques n’auront pas de place au sein de ce que nous appelons la culture générale. Celle-ci s’est érigée en système de défense contre les techniques pour de multiples raisons dont certaines fort mauvaises. Mais il y en a qui ne sont pas critiquables, dont l’effort pour sortir des limites d’un utilitarisme immédiat est certainement une des meilleures. La culture technique doit elle aussi sortir des limites étroites de l’utile si on veut qu’elle devienne partie intégrante de la culture générale. Sans pour autant servir d’instrument à une sacralisation de la performance et du progrès.

 



 

[La culture technique, pour notre plaisir]

 

Les écomusées, les musées du réel, sont aujourd’hui les seuls lieux où l’élaboration d’une culture technique ainsi entendue est possible. Parce qu’ils sont des musées, ils libèrent notre regard sur les objets des œillères de l’habitude qui ne nous laissaient voir que leur utilité. Et parce qu’ils sont des musées du réel, ils ne nous convient à aucun culte (si ce n’est parfois celui, assez bénin, d’une certaine nostalgie). Qu’on les visite les yeux ouverts : l’intelligence technicienne y est partout, et pas seulement dans ce qu’il est convenu d’appeler les techniques. Elle est bien sûr à Fourmies dans l’atelier de verrerie, à Pont-de-Chéruy dans l’usine de tréfilerie, à Saint-Nazaire dans les coursives du sous-marin, à Ouessant dans les lentilles de Fresnel, à Fougerolles dans les alambics. Elle est aussi visible dans les gestes du tailleur d’ardoises à , dans ceux de la lavandière à Savigny-le-Temple, dans le ferrage des bœufs à Ungersheim, dans le processus étonnamment complexe de fabrication des chapeaux à Chazelles-sur-Lyon, dans le traitement de la résine à Luxey, dans les forges, dans les moulins. Mais l’intelligence technicienne se voit encore dans les maisons, dans les meubles et leur agencement, dans les coiffes, dans les décorations de toutes sortes, dans les ustensiles de cuisines, dans les jouets buissonniers… Aucun objet si humble soit-il, aucun geste si simple ou si banal qui n’exige un effort pour le comprendre, aucun donc qui ne fasse en quelque chose honneur à l’esprit humain. Dans les musées du réel, on comprend d’abord, et c’est lorsqu’on a compris qu’éventuellement on admire, d’une admiration d’autant plus profonde alors qu’elle n’a rien d’affecté ou d’insincère.

 

Il est vrai que les écomusées à eux seuls ne suffiront pas à la tâche. Comprendre quelques objets, quelques gestes, c’est un bon début, mais ce n’est qu’un début. Il faudra un long, long effort de réflexion et une action inlassable pour que la culture technique que nous souhaitons, celle de Diderot et de Simondon, celle de Bertrand Gille, d’Haudricourt et de bien d’autres, devienne une réalité. En attendant, ne boudons pas notre plaisir. Car il ne faut pas oublier que c’est avant tout de plaisir qu’il s’agit. Un plaisir dont personne peut-être n’a mieux parlé que Vercors dans Les animaux dénaturés, lorsqu’il nous raconte le Prospect of Whitby, le pub londonien où Douglas Templemore avait ses habitudes :

 

« Derrière le bar, parmi les bouteilles sans nombre et les poissons empaillés, pend la collection d’objets bizarres la plus inénarrable. Ne parlons pas des bateaux en bouteilles, des compas, sextants, cloches, feux de bord et autres instruments de marine. Mais de tout ce que l’imagination populaire peut inventer pour son amusement : fleurs en papier, en coquillages, en plumes, en os, en verre, en velours, en soie, en poils, en cellophane ; vases en forme de pied avec un cor sur chaque doigt, ou de grosse tête rouge, ou de longue tête verte ; manneken-pis lance-parfum ; lanternes-citrouilles, citrouilles-tirelires, tirelires-têtes de veau avec du persil en porcelaine dans les narines ; vieux souliers en réglisse ; femmes nues en massepain avec une jupette pudique en papier gaufré… Douglas n’avait jamais pu analyser profondément quelle attirance mystérieuse le menait chaque soir en ce lieu où se mêlait aux chants et à la fumée le joyeux amour des hommes pour les objets qu’ils fabriquent.7 »

 

 

 

F. Sigaut

 

Le 18 décembre 1991

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 Publié dans Marc Augé (dir.), Territoires de la mémoire, Thonon-les-Bains et Salins, édition de l’Albaron, pp. 3856.

 

 

2 Leibniz a utilisé le paradigme de l’île déserte probablement lorsqu’il séjournait à Paris, une cinquantaine d’années avant la parution de Robinson Crusoe, dans un texte où il plaide déjà pour la collecte des savoirs non écrits dispersés parmi les différentes professions. « Il nous faut », écrit-il, « un veritable Theatre de la vie humaine tiré de la practique des hommes bien different de celuy que quelques sçavans hommes nous ont laissé […] Pour concevoir ce qu’il faudroit choisir pour ces descriptions reelles et propres à la practique, on n’a qu’à se figurer de combien de lumieres on auroit besoin pour se pouvoir faire à soy même dans une isle deserte, ou faire faire par des peuples barbares, si on s’y trouvoit transporté par un coup du vent, tout ce qui nous peut fournir d’utile et de commode l’abondance d’une grande ville toute pleine des meilleurs ouvriers et des plus habiles gens de toutes sortes de conditions… » Le texte complet a été reproduit dans Techniques et culture, 1987, 9, pp. 170-174.

Pour une étude détaillée de la littérature robinsonienne, voir l’article de B. Rupp-Eisenreich dans Techniques et culture, 1987, 10 : 169-198. J’ai cité Joseph de Maistre d’après A. Espinas, Des sociétés animales, 1878, pp. 62-63. Le passage complet est le suivant : « Les castors, l’abeille et d’autres animaux déploient bien aussi un art dans la manière dont ils se logent et se nourrissent : faudra-t-il aussi faire des livres pour distinguer dans chacun de ces animaux ce que la volonté divine a fait, de ce qu’a fait l’art de l’animal ? Suivez ce raisonnement, et vous verrez que c’est un abus de faire cuire un œuf. Dès qu’on oppose l’art humain à la nature, on ne sait plus où s’arrêter. » (Souligné par J. de M.)

 

 

3 Ces outils ont été décrits par J. Tinuma (« The Ne-No-Hi-Kara-Suki of Shôsôin », Tools and Tillage, 1969, 1, 2, pp. 105-116). D’après leur forme, il pourrait s’agir de grandes bêches travaillant plutôt horizontalement, un peu à la manière de la loy d’Irlande ou du cas-chrom de certaines régions d’Ecosse au XIXe siècle. Mais on ne peut pas exclure que ces outils aient été tirés à l’aide de cordes, ce qui en ferait des pièces d’araire.

 

 

4 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Faris, Aubier-Montaigne, 1958, p. 9. L’ouvrage a été réédité en 1969 et en 1989.

 

 

5 Il existe aujourd’hui toute une littérature sur ce thème. Voir par exemple Modernisation, mode d’emploi, par Antoine Riboud, Paris, UGE, 1987 ; « Pour une automatisation raisonnable de l’industrie », numéro spécial des Annales des Mines, janvier 1988 ; « L’appropriation des techniques », par Philippe Bernoux et « L’analyse de l’objet technique… », par Jacques Duraffourg, in Jacques Perrin (coord.), Construire une science des techniques, Limonest, L’Interdisciplinaire, 1991; « Les forges de Syam », par Philippe Mairot, La Recherche, 1991, 235, 1092-1094 ; etc.

 

 

6 Il faut rappeler que l’esthétisme idéologique des musées actuels, qui suppose un public de visiteurs passifs, n’est pas la conception qui avait présidé à la création du Museum de la République au Louvre sous la Révolution. Voici en effet ce qu’écrivait Roland, ministre de l’Intérieur, à David le 17 octobre 1792 : « Ce Museum doit être le développement des grandes richesses que possède la nation, en dessins, peintures, sculptures et autres monuments de l’art : ainsi que je le conçois, il doit attirer les étrangers et fixer leur attention ; il doit nourrir le goût des beaux-arts, recréer les amateurs et servir d’école aux artistes. Il doit être ouvert à tout le monde, et chacun doit pouvoir placer son chevalet devant tel tableau, ou telle statue, les dessiner, peindre ou modeler à son gré. » (Réédition du Moniteur, vol. 14, p. 263.) Dans la même lettre, Roland précise encore que « tous les appartements qui tiennent au Museum seront réservés aux gardes, ou à ceux qui ont concouru ou concourront par leurs talents à l’accroître et à l’embellir. Ainsi il n’y aura que des dessinateurs, des peintres et des sculpteurs… » Dans la même logique, il fut prévu au départ de n’ouvrir le Museum au public que trois jours par décade, et de le réserver cinq jours pour les artistes et deux jours pour le nettoyage et les travaux des commissaires. « Les artistes prenaient donc le musée sept jours sur dix; c’est pour eux qu’il avait été fait », écrit fort justement Germain Bazin, Le temps des musées, Liège, Desoer, 1967, p. 171.

 

 

 

7 Souligné par moi. A la fin du roman, tout le monde se retrouve à nouveau au Prospect of Whitby, « où la musique, les chants, les mille objets hétéroclites, la tête momifiée, les souvenirs de mer, de mariage, de catastrophes, d’affaires, de jeux, d’aventures, illustraient joyeusement l’amour des hommes pour cet univers affranchi qu’ils ont créé à leur image. »