In Patricia Anderson et al., (dir.), Le traitement des récoltes, Antibes, éditions APDCA, pp. 515-521. [Tiré à part]
POUR UNE METHODE D’IDENTIFICATION DES SYSTEMES ET TECHNIQUES D’EGRENAGE
François Sigaut
Centre d’Histoire des Techniques
EHESS et CNAM
Après la récolte des céréales, il faut séparer les grains des tiges auxquelles ils sont attachés - je parlerai d’égrenage pour désigner cette opération en général - et les nettoyer de leurs impuretés. Je ne parlerai pas davantage ici des opérations de nettoyage, vannage, criblage, lavage, etc., bien qu’elles aient naturellement aussi leur importance, pour ne pas allonger indûment cet article.
Il existe d’assez nombreuses techniques pour égrener les céréales, depuis le geste élémentaire qui consiste à froisser un épi entre les mains, jusqu’à la moissonneuse-batteuse. Lorsqu’on s’interroge sur l’histoire de ces techniques, on s’aperçoit rapidement que c’est la géographie qui répond. Dans un pays comme la France, par exemple, mais ce serait à peu près la même chose dans les pays voisins, l’histoire semble presque totalement immobile. Le fléau est attesté dès la fin du IVe siècle de notre ère (St Jérôme), et il est toujours en usage à la fin du XIXe, sans qu’on puisse identifier, au cours de cette période de seize siècles, de changement significatif. La géographie, en revanche, montre une diversité tout à fait significative, puisque la carte de Charles Parain, publiée en 1937, fait apparaître les trois grandes zones suivantes :
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une zone méditerranéenne du foulage par les animaux (dépiquage) ;
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une zone atlantique et aquitaine du battage au fléau en plein air, succédant immédiatement à la moisson ;
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une zone recouvrant le reste du pays (Nord, Est, centre) du battage au fléau en grange, différé à l’hiver et au printemps qui suivent la moisson.
A ces trois zones, qui existent certainement depuis longtemps, même si leurs limites
ont varié, Parain en ajoute d’ailleurs une quatrième, celle du dépiquage à l’aide d’appareils attelés, le plus souvent des rouleaux. Il s’agit d’une innovation par rapport au foulage traditionnel, née au début du XIXe siècle, et qui trouvera son terrain d’élection dans la zone atlantique, où elle progressera jusqu’au delà de la Loire. Cette évolution, sera interrompue vers la fin du XIXe siècle par l’irruption des machines.
Or il me semble que la situation est plus ou moins la même dans les autres régions du monde. On a, un peu partout, des informations au moins approximatives, même si elles ne sont pas toujours faciles à compiler. Mais ces informations ne concernent guère que ce qu’on appelle le « présent ethnographique », c’est-à-dire en très gros le XIXe et le XXe siècles. Dans leur enquête « Sur le tribulum » publiée en 1933 dans les Mélanges Iorga, Luquet et Rivet ont dépouillé une petit partie de cette documentation pour le monde méditerranéen. Mais plus encore que dans le travail contemporain de Parain, leurs résultats ont un caractère intemporel. En toute rigueur, ils ne sont valides que pour les deux ou trois décennies qui encadrent l’année 1900. Mais on est tenté, faute de points de repère plus anciens, de les projeter dans un passé indéfini. La géographie du foulage, du tribulum et du plaustellum dans les pays méditerranéens montre en tous cas une diversité tout à fait remarquable, alors que sur les causes historiques de cette diversité, on en est réduit aux spéculations les plus vagues. Je n’ignore pas les travaux récents des archéologues sur ce sujet - je fais allusion aux résultats extrêmement convaincants de l’équipe de P. Anderson au Proche-Orient. Il reste qu’entre cette très ancienne préhistoire et le présent ethnographique, il y a un vide de quelque cinq millénaires, rendant pratiquement impossible toute tentative sérieuse de retrouver les causes de la diversité observée au XXe siècle.
On est certes en droit d’attendre encore davantage des recherches archéologiques, maintenant qu’elles sont en possession d’un objet et d’une problématique bien définis. Mais il est essentiel, pour leur succès même, que les autres études, ethno-historiques disons, soient reprises là où des auteurs comme Luquet, Rivet et Parain les ont laissées. Avec, à mon avis, deux objectifs prioritaires :
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identifier avec précision les procédés, techniques ou systèmes d’égrenage,
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en établir la cartographie, en commençant par la période la mieux connue (le
« présent ethnographique ») pour remonter progressivement vers les temps plus anciens.
C’est ainsi, me semble-t-il, qu’il deviendra possible d’élaborer des hypothèses ni banales ni purement spéculatives sur la signification historique de la présence de telle technique plutôt que de telle autre, dans telle région à telle époque.
Dans ce schéma, l’étape de la cartographie ne présente probablement guère de difficultés. La démarche cartographique - situer les faits dans l’espace - vient très spontanément à l’esprit, comme le montrent les études citées plus haut. Nous avons aujourd’hui les moyens de faire plus et mieux que nos prédécesseurs, mais l’esprit dans lequel ils ont travaillé est irréprochable.
C’est sur l’étape préalable, celle de l’identification, que des malentendus peuvent surgir. Deux objections opposées sont à écarter. La première, c’est qu’il s’agirait d’une étape inutile : les techniques qu’il importe de connaître sont simples, peu nombreuses, et ce on ne voit pas pourquoi il faudrait perdre son temps à en établir un inventaire exhaustif, qui, du reste, aurait peu de chances de l’être vraiment. La seconde objection, c’est que l’entreprise est impossible, car la complexité du réel dépasse toujours les catégorisations rigides dans lesquelles nous prétendons l’enfermer. Je ne réfuterai pas ces objections ici. Elles sont trop générales, je dirai même trop philosophiques, pour qu’il soit possible de le faire en quelques lignes. Je me bornerai à répondre que si on les accepte, on admet du même coup, 1° qu’il n’est pas vraiment utile de savoir de quoi on parle, et 2° que la recherche scientifique est sans intérêt. On peut souscrire à ces deux opinions, mais il faut les assumer.
Du reste, l’identification des techniques d’égrenage est relativement avancée. Sans entrer dans des détails qui ont été ou seront donnés ailleurs1, je résume les principaux points qu’on peut considérer comme acquis, au moins pour l’instant.
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Les conditions économiques de l’égrenage.
On parlera de travail domestique quand l’égrenage fait partie de la cuisine, en quelque
sorte : les épis sont égrenés au fur et à mesure des besoins de la maisonnée, chaque jour ou presque, par petites quantités à la fois. L’opération est suivie sans délai par le décorticage ou la mouture, la préparation alimentaire, la cuisson… et la consommation.
Dans ces conditions, l’égrenage est un travail féminin, et il est effectué à l’aide d’instruments simples ou peu spécialisés : le mortier-pilon (Afrique, Indonésie), un petit bâton ou un maillet (Maghreb), un tamis ou le fond d’un panier renversé sur lequel on froisse les épis… Ces techniques passent le plus souvent inaperçues, surtout quand elles coexistent avec d’autres, plus importantes ou plus visibles. Il est d’autant plus important de ne pas les négliger.
Il va de soi que dans ces conditions, le grain est conservé avant d’être égrené et non après. Cet aspect est important parce qu’il touche à l’architecture des greniers, qui ont une place considérable dans la plupart des sociétés agricoles.
Lorsqu’au contraire l’égrenage se fait par grandes quantités à la fois - dépassant nettement la consommation quotidienne d’une maisonnée - l’opération est ordinairement déconnectée du milieu domestique. Le travail est alors le plus souvent masculin. Soit totalement, et les femmes n’y participent pas, ou seulement à des tâches auxiliaires. Soit partiellement, et les femmes n’y participent qu’occasionnellement, en cas de besoin ou d’urgence particulière. C’est dans ces conditions que, faute de mieux, je propose de parler de travail agricole. Il va de soi que dans ces cas, la récolte peut être stockée aussi bien après qu’avant l’égrenage, ce qui ouvre la voie à une diversification des modes de stockage.
2. Les conditions physiques de l’égrenage : lieu, temps, énergie.
Les travaux agricoles proprement dits se font dans des conditions de lieu et de temps
qui, sauf exceptions, sont fixées d’avance par l’emplacement des champs et par la succession des saisons. Il n’y a guère de jeu possible par rapport à ce cadre. Les travaux domestiques, quant à eux, se font dans des conditions de lieu - la maison - et de temps - la journée - qui ne laissent guère de place à la diversité. Il n’en va pas de même pour l’égrenage, où les conditions de lieu et de temps sont à la fois diverses et déterminantes. Il faut y ajouter la forme de l’énergie utilisée - humaine ou animale - dont l’importance est encore plus grande.
Voici, très brièvement résumées, les conditions de lieu, de temps et d’énergie qui sont pertinentes pour définir les systèmes d’égrenage :
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lieu : en plein air / sous un abri plus ou moins fermé (par exemple une grange) ;
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temps et durée : tout de suite après la récolte (égrenage immédiat) / plus tard
(égrenage différé) ;
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énergie : humaine uniquement /animale.
En croisant ces différents critères, on obtient en théorie huit combinaisons. Sur les
huit, cependant, il n’y en a que quatre (peut-être cinq) qui soient réelles, parce que les autres correspondent à des combinaisons matériellement contradictoires et donc impossibles. Ces quatre combinaisons sont les suivantes.
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Egrenage différé/sous abri/énergie humaine.
C’est le battage en grange classique, au fléau, tel que pratiqué dans presque toute
l’Europe hors des régions méditerranéennes et atlantiques. Les batteurs travaillent seuls ou par petits groupes de deux ou trois, rarement plus. Leur travail commence deux ou trois mois après la moisson (sauf urgence) et s’étale sur les quatre à six mois qui suivent. La grange est la caractéristique architecturale de ce système. Il n’y a pas de granges proprement dites dans les autres régions dont il va être question maintenant.
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Egrenage immédiat/en plein air/énergie animale.
C’est le dépiquage avec ses différentes variantes (foulage simple/traîneau à dépiquer
ou tribulum/chariot à dépiquer ou plaustellum/etc.), également classique dans les pays méditerranéens.
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Egrenage immédiat/en plein air/énergie humaine.
C’est le battage au fléau en plein air, caractéristique de l’Ouest de la France, de la
Bretagne aux Pyrénées. Il se pratique par équipes plus ou moins nombreuses, où il arrive qu’hommes et femmes se côtoient, au moins dans certaines régions. Comme le précédent, ce mode d’égrenage implique une aire à battre d’assez grandes dimensions, qui, n’étant pas à l’abri des intempéries, doit être refaite chaque année.
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Egrenage immédiat/sous abri/énergie animale.
C’est encore le dépiquage, mais pratiqué dans des régions où le climat est trop
incertain pour pouvoir procéder en plein air. Les régions concernées semblent assez peu nombreuses (Nord de la Hongrie, Sud du Chili…), même si le défaut d’informations est certainement en cause.
Rien ne s’oppose en principe à ce que le dépiquage sous abri soit différé dans le temps, comme le battage au fléau qui se pratique dans les mêmes conditions. Ce serait alors la combinaison n° 5 de notre tableau. Pour l’instant toutefois, je n’ai pas connaissance de documents permettant d’établir avec certitude que ce système a réellement existé quelque part.
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Les conditions mécaniques de l’égrenage.
Nous arrivons ici aux conditions qui définissent les techniques proprement dites.
Celles-ci, sans être en très grand nombre, sont cependant trop nombreuses pour qu’il soit possible ici de les présenter en détail. Je me bornerai par conséquent à énumérer les principes mécaniques auxquelles elles se rattachent, en donnant quelques exemples ? Je précise qu’il s’agit ici des techniques manuelles, exclusivement. Lorsqu’on fait intervenir des animaux, et plus encore des machines, le problème se pose autrement.
Les deux grands principes mécaniques mis en œuvre dans l’égrenage sont la percussion et la friction. S’y ajoute un procédé accessoire qui est la combustion : faire brûler un épi permet d’en libérer les grains plus facilement, à condition bien sûr de pouvoir arrêter le feu dès que l’effet voulu est atteint.
La percussion s’analyse comme suit :
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percussion simple, directe ou inverse,
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percussion avec contrecoup.
Le contrecoup est la réaction du support, c’est-à-dire en l’occurrence de l’aire à
battre, qui est dotée d’une certaine élasticité faisant rebondir les épis frappés par le fléau, surtout lorsqu’elle est en planches ou en terre battue et recouverte d’un enduit approprié. L’analyse mécanique du phénomène serait délicate. Il nous suffit de savoir que dans la pratique, il est perceptible et perçu : les batteurs savent que l’élasticité de l’aire joue un rôle dans l’efficacité de leur travail.
La percussion est simple lorsqu’il n’y a pas de support pour recevoir le choc, lorsque, par exemple, on frappe sur une poignée d’épis tenus dans une main avec un bâton tenu dans l’autre : il s’agit également, dans cet exemple, de percussion directe. La percussion est inverse quand on frappe avec la poignée d’épis sur un obstacle fixe (rocher, tréteau, banc, bord d’un tonneau, etc.). Ce dernier procédé porte le nom de chaubage.
La friction ne peut guère s’analyser de manière aussi simple que la percussion, d’autant moins que les procédés qui en ressortissent apparaissent souvent trop rudimentaires ou trop anecdotiques pour être décrits en détail. On peu cependant proposer les catégories suivantes :
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le frottement,
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l’érussage,
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le pilage.
Le frottement, c’est par exemple froisser un épi entre les mains, dans un mouvement
de va-et-vient rapide. Ce geste, probablement universel, n’est utilisé que pour obtenir un échantillon, pour ainsi dire. Mais le frottement avec les pieds a davantage d’importance dans certaines régions, notamment avec les céréales comme le millet ou le riz. Le maïs est un cas particulier : presque tous les procédés manuels d’égrenage qui lui sont appliqués fonctionnent par frottement.
L’érussage consiste à pincer les tiges portant grains, soit entre les doigts, soit entre deux baguettes, soit entre les dents d’un peigne. Toutes ces variantes sont attestées dans la Chine ancienne. Au Japon, l’érussage est resté la technique d’égrenage dominante pour le riz jusqu’à la mécanisation de l’agriculture, à la fin du XIXe siècle.
Le pilage (dans un mortier) ressemble à une percussion. En réalité, il semble bien qu’à l’intérieur du mortier, la tête du pilon travaille par friction plutôt que par percussion, même si cette friction est particulièrement énergique. L’égrenage par pilage est courant en Afrique et en Indonésie. C’est le type même de la technique « domestique », au sens donné à ce terme plus haut.
La combustion a pour caractéristique de n’être jamais employée seule. Tout l’art consiste à arrêter le feu au bon moment, en agissant par percussion ou par friction, ce qui en même temps achève l’opération. Naturellement, la combustion a d’autres effets que de faciliter l’égrenage, qui vont d’un début de séchage à un véritable grillage. L’exemple le mieux documenté est celui du frikké, mets obtenu à partir de blé récolté vert, passé au feu et frotté entre les mains, qu’on produit et qu’on consomme dans tout le Proche-Orient et l’Afrique du Nord.
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C’est en prenant en considération l’ensemble des conditions économiques, physiques et mécaniques qu’on peut identifier sans ambiguïté les techniques d’égrenage. Le tableau que j’en propose n’est ni absolument complet, ni exempt d’erreurs. Mais le seul moyen de l’améliorer, c’est de l’utiliser. Quand nous disposerons d’inventaires exhaustifs, nous nous apercevrons sans doute que le nombre de techniques d’égrenage dans le monde est de l’ordre de deux à trois douzaines. C’est beaucoup plus que le demie douzaine de techniques classiques dans le monde euro-méditerranéen, auxquelles nous sommes habitués. Mais objectivement parlant, ce n’est pas énorme. Identifier ces techniques avec précision n’est pas une entreprise démesurée.
Le 12 mai 2003
1 Cf. mon article « Storage and threshing in preindustrial Europe », Tools and Tillage, 1989, VI, 2: 119-124. Un ouvrage est aussi en préparation, avec la collaboration de C. Castel-Carpinschi et Y. Abé.