2006d) « Leroy, le hasard d’une découverte »

pp. 9-12 in Charles-Georges Leroy, L’intelligence des animaux selon Charles-Georges Leroy (1723-1789), Paris, Ibis Press. [Tiré à part]

Réparer un oubli

 

 

On va dans les bibliothèques pour trouver ce qu’on cherche. Pour trouver ce qu’on ne cherche pas, il y a les bouquinistes. C’est aux Puces de Montreuil, en 1982 ou 1983, je ne sais plus exactement, qu’a commencé pour moi, très indirectement, la découverte de Le Roy. Ma trouvaille était un ensemble d’une quarantaine de volumes dépareillés de l’Encyclopédie Méthodique – qu’il ne faut pas confondre avec l’Encyclopédie de Diderot – parmi lesquels il y en avait une douzaine sur les Arts et Métiers mécaniques. J’aurais voulu n’acheter que ceux ci. Mais la bouquiniste (je crois me souvenir que c’était une dame) insistait pour vendre le tout ; c’était à prendre ou à laisser. Je pris donc, en me demandant ce que j’allais bien pouvoir faire de la masse de volumes qui, à priori, ne m’intéressaient pas.

 

 

Parmi eux se trouvait une série complète de la Philosophie ancienne et moderne, par un certain Naigeon. J’ai peu de goût pour la philosophie, surtout celle des philosophes de profession, deux termes incompatibles me semble t il. Mais toute règle a ses exceptions, et mon intérêt pour les techniques m’avait mis en contact avec le "groupe C.G.S.", constitué par trois philosophes (Jean Cazenobe, Jacques Guillerme et Jan Sébestik) qui, depuis les années 1960, avaient beaucoup fait pour secouer l’inertie traditionnelle de leurs collègues sur ce sujet. Un jour, je m’avisai que l’un d’eux pourrait peut-être me débarrasser de la Philosophie. Le sort tomba sur Jacques Guillerme, malheureusement disparu depuis. Avant de lui porter les volumes de Naigeon, je décidai tout de même d’y jeter un coup d’œil, on ne sait jamais. J’avoue être allé vite, tant cette littérature me paraissait rébarbative. Pourtant, au milieu de ces centaines de pages désespérément grises, il y avait un article en couleurs : "Instinct des animaux", par un certain Leroi, dont je n’avais jamais, au grand jamais, entendu parler. Cet article était passionnant. Je le lus d’un trait, sans m’arrêter. Je le relus, pour m’assurer que je n’avais pas rêvé : c’était, chose rare, encore mieux qu’à la première lecture. J’en gardai une photocopie…

 

 

Pas mal d’années passèrent ensuite avant que j’en apprenne un peu plus sur Leroi, ou Le Roy comme on l’orthographie plus souvent. Non pas que les informations à son sujet fussent absolument introuvables, bien sûr. Mais pour aller à leur recherche, il fallait   il faut encore, je pense - quelque chose qui ressemble à de l’acharnement. La plupart des auteurs qu’on dit méconnus sont en fait réanimés tous les trente à soixante ans, et cette agitation périodique laisse des traces qu’il est facile de retrouver ; la piste ne se perd jamais tout à fait. Dans le cas de Leroy, il n’y a plus de piste. Voilà un siècle au moins que plus personne n’en parle, et ce silence est si pesant qu’il engendre le doute. À quoi bon s’intéresser à une œuvre aussi manifestement nulle et non avenue ? Leroy a t il vraiment existé, en fin de compte, ou n’est ce qu’un fantôme qui hante les vieux livres ?

 

 

Un sentiment mêlé de colère et de honte, et deux heureuses rencontres, m’ont aidé à persister.

 

La colère et la honte, c’est ce qu’on ressent quand on s’aperçoit qu’il n’y a pas d’explication raisonnable ni honorable à l’oubli dans lequel est tombé Leroy. Les malchanceux ne manquent pas dans l’histoire des sciences. Pour la plupart

 

d’entre eux, on comprend assez facilement ce qui leur est arrivé : ils sont nés un peu trop tôt ou trop tard, ils ont été trop modestes ou trop orgueilleux, ils ont eu trop mauvais caractère, un rival plus habile leur a fait de l’ombre, etc. Sur tout cela, le sociologue R.K.Merton a publié jadis un article resté classique1. Dans le cas de Leroy, aucune de ces explications ne suffit. Il n’a pas été méconnu de son vivant. Ce n’est qu’un siècle après sa mort qu’on s’est mis à l’oublier pour de bon. Mais alors, l’oubli a été si total, si radical, qu’à défaut d’un complot de type stalinien (ce n’était pas encore inventé), il ne reste que la bêtise ou l’ignorance pour en rendre compte. Ignorance et bêtise spécifiquement hexagonales, au surplus, puisque l’Allemagne a produit la seule thèse universitaire jamais soutenue sur Leroy, et que la magnifique édition critique de ses Lettres sur les animaux nous est venue de Grande Bretagne2.

 

 

 

Elisabeth Anderson, auteur de cette édition critique, est l’une des heureuses rencontres dont je viens de parler, l’autre étant François Delaporte, professeur (de philosophie, personne n’est parfait) à l’Université d’Amiens. Je ne me souviens plus des circonstances exactes de ces deux rencontres, et peu importe au fond. Ce qui importe, ce qui m’importe en tous cas, c’est le soulagement et la joie que j’ai ressentis en découvrant que je n’étais plus seul sur mon île; et j’ai l’impression que ces sentiments furent partagés. Quoi qu’il en soit, nous décidâmes, F. Delaporte et moi, d’organiser un colloque à Amiens et d’y inviter Elisabeth Anderson. Ce colloque se tint les 6 et 7 septembre 1997sous l’intitulé "Les Archives de l’Ethologie"3.

 

 

C’est à Amiens que j’ai fait réellement la connaissance personnelle d’Elisabeth Anderson. Elle nous a quittés en janvier 20004. J’en ai conservé le souvenir d’une charmante vieille dame, s’exprimant avec beaucoup de finesse dans un français parfait. Son érudition, sur tout ce qui touchait Leroy, son milieu et son siècle, était sans faille, et lui permettait de réfuter, avec une ironie à peine sensible, certaines des audaces théoriques de ses collègues plus jeunes. Tout l’appareil critique des Lettres sur les animaux a été rédigé par elle dans un français admirable de précision et de fluidité. L’avoir rencontrée est un privilège que je ne pourrai jamais oublier.

 

 

L’édition des Lettres par Elisabeth Anderson est le résultat de près de vingt ans de travail, et il se passera certainement bien plus de vingt ans avant qu’on ne fasse mieux, si la chose est possible. Son livre est un chef d’œuvre, auquel il faut renvoyer en dernière instance tous ceux qui s’intéressent à Leroy. Mais ce livre à un gros défaut : son prix, à peu près prohibitif pour le citoyen ordinaire. Aussi souhaitais-je depuis longtemps qu’une édition plus accessible soit proposée au grand public, à partir d’un texte plus court : l’article « Instinct des animaux »,

 

établi par Le Roy lui même pour l’Encyclopédie Méthodique. Plusieurs autres rencontres ont permis à ce projet d’aboutir. Celle d’un éditeur disposé à prendre le risque de publier un auteur dont le nom ne dit rien à personne (si on excepte la cinquantaine de spécialistes qui le connaissent maintenant). Celle de Véronique Servais qui a accepta, avec Jean Luc Renck, de présenter Le Roy et son œuvre aux lecteurs d’aujourd’hui et du point de vue de l’éthologie actuelle. Celle enfin de Boris Cyrulnik qui a accepta avec la plus grande simplicité de donner son sentiment sur l’« Instinct des animaux ». Ma gratitude leur est acquise, mais ce que je leur souhaite surtout, c’est la gratitude du public, qui est juge en dernière instance.

 

 

La dernière édition de Le Roy au XIXe siècle fut celle du Dr. Robinet, un disciple convaincu et même un peu sectaire d’Auguste Comte. On en a extrait les quelques pages qui conservent de l’intérêt aujourd’hui.

 

 

 

 

Le 22 juin 2004 F. Sigaut

 

 

 

  1. Robert K. Merton, The Matthew effect in science, Science, 1968, 159 : 56-63. Le titre fait allusion à un passage de l’évangile de St Mathieu (25,29) : Car à tout homme qui a, on donnera et il aura de trop ; mais à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a.

  2. Ch.-G. Leroy und seine Lettres philosophiques, thèse soutenue à l’Université de Würzburg en 1898 par Moses Marx (publiée à Strasbour la même année). L’édition critique des Lettres par Elizabeth Anderson a été publiée en 1994 par la Voltaire Foundation (99 Bandbury Road, Oxford OX2 7RB, Royaume Uni).

  3. Les actes de ce colloque n’ont pas été publiés, à l’exception de quatre articles réunis par Frédéric Joulian pour la revue Gradhiva (1999, 25, pp. 63-105), mais qui ne traitent pas de Le Roy ni de son époque.

  4. Elle est décédée à Edimbourg où elle avait toujours vécu. Je ne l’ai appris qu’en août 2001, par une lettre de ses avoués, G W Toit & Sons, S. S. C. (Bell’s Chambers, 161 Constitution street, Edimburg LH6 7DF).