In René Treuil (dir.), L’archéologie cognitive. Techniques, modes de communications, mentalités, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, pp. 189-210. [Tapuscrit]
Chapitre 4
La reconstruction des activités techniques
3. Gestes et apprentissage
François Sigaut
En dehors des quelques réflexes innés que possède le nouveau-né, tous nos gestes sont appris, et cela justifie pleinement qu’on associe les deux thèmes fondamentaux que sont les gestes techniques et l’apprentissage. Mais pour aller plus loin, il n’est peut-être pas inutile de distinguer entre deux sortes de gestes : les uns que j’appellerai naturels, les autres que je qualifierai d’outillés.
Le terme « naturel » n’est peut-être pas le plus approprié, et je ne le propose que faute de mieux. L’important est ce qu’il signifie, et je vais me servir pour le préciser de l’exemple de la marche. La marche est un ensemble de mouvements qu’on peut dire naturels, dans la mesure où ils résultent presque spontanément du libre exercice de nos membres. Le nouveau-né n’est certes pas capable de marcher, son développement corporel ne le lui permettrait pas. Mais il remue les jambes en une sorte de pédalage à l’horizontale qui en est une sorte de préfiguration. Quand il aura atteint une taille suffisante, il apprendra à se tenir debout et à marcher, mais cet apprentissage sera davantage celui de l’équilibre que de la marche proprement dite. Les mouvements des jambes, l’enfant les a déjà. Ce qu’il doit acquérir, c’est le sens de l’équilibre, c’est surtout le contrôle de ses mouvements pour conserver son équilibre. La marche, en somme, est à la fois naturelle et apprise1.
On peut en dire autant des allures des animaux, de certains d’entre eux tout au moins. Le vol est naturel aux oiseaux, mais les jeunes doivent s’y exercer quelque temps avant d’en acquérir la maîtrise ; le trot et le galop sont naturels aux chevaux… La différence, c’est d’abord que cet apprentissage est beaucoup plus rapide que chez les enfants humains. C’est ensuite que le jeune animal n’est pas activement aidé par les adultes, ou bien peu, alors que l’enfant doit être aidé. Il l’est directement, par quelqu’un qui le soutient et l’empêche de tomber trop souvent. Il l’est indirectement, ou pour mieux dire mécaniquement, par le moyen de divers systèmes semi-mobiles dont on peut voir des exemples dans la plupart des musées d’ethnographie2. Dans ces systèmes, l’enfant est attaché debout de façon à pouvoir se déplacer sans tomber à l’intérieur de certaines limites. Je parlerai de prothèses ou d’outils-prothèses pour désigner ce genre de dispositifs.
On peut dire de la course et du saut ce que nous venons de dire de la marche : que ce sont des gestes à la fois naturels et appris. Leur apprentissage peut se prolonger et devenir très ardu lorsqu’on entre dans le domaine de la compétition sportive. Il est vrai que le sport moderne, sous les formes que nous lui connaissons aujourd’hui, est récent. Mais la marche, la course et le saut ont fait l’objet de développements du même ordre depuis fort longtemps. D’un côté, par l’adjonction de prothèses comme les cannes, les béquilles, les échasses ou la perche à sauter, qui n’étaient pas réservées aux jeux d’enfants. De l’autre par l’espèce de codification ou de ritualisation qu’on observe dans la marche cadencée et dans la danse.
Il peut paraître singulier de qualifier de « naturelles » des pratiques aussi artificielles que le saut à la perche ou que la marche au pas cadencé. On comprendra mieux ce que je veux dire en réfléchissant à ce que devient la marche lorsqu’il s’agit de se déplacer sur la neige et sur la glace. Là encore, deux sortes de solutions sont possibles. La première vise à réduire les difficultés par le moyen de prothèses qui effacent les propriétés les plus gênantes du support et qui rétablissent donc plus ou moins les conditions ordinaires de la marche : ce sont les raquettes qui évitent d’enfoncer dans la neige ou les semelles anti-dérapantes qui évitent de trop glisser sur la glace. La seconde solution vise au contraire à tirer parti des propriétés de la neige ou de la glace pour aller beaucoup plus vite et avec beaucoup moins d’effort : c’est celle des skis et des patins à glace.
En un sens, skis et patins sont encore des prothèses. Mais ils sont en réalité bien autre chose, et je les appellerai outils vrais pour souligner cette différence. Qu’est-ce qu’un « outil vrai » ? C’est un objet ou un ensemble d’objets qui sont utilisés pour leurs propriétés physiques (au sens large), propriétés telles qu’aucun organe humain ne les possède. Un castor peut abattre un arbre avec ses dents, un humain ne le peut pas, il a besoin d’un outil adapté à cette tâche. C’est pour cela qu’une serpe, une hache ou une scie sont des outils vrais : ils ont un mode de fonctionnement qui leur est propre. Et parce que ce fonctionnement est absent du répertoire des possibilités du corps humain, il faut le connaître avec précision pour pouvoir s’en servir. Avec un outil vraiment inconnu, nous sommes tous dans le même embarras qu’« une poule qui a trouvé un couteau », pour citer une expression populaire qui résume assez bien la situation. Il y a là, en effet, une sorte de paradoxe : l’outil agit, bien qu’il soit inerte, l’homme ne fait que le mouvoir. Mais pour le mouvoir de façon à obtenir le résultat voulu, il doit apprendre, non seulement à bien connaître le mode d’action de l’outil, mais à contrôler les mouvements de son propre corps. Tout le monde a vu la célèbre séquence des Temps modernes dans laquelle, à force de serrer des boulons toute la journée, Charlot voit des boulons partout et devient incapable de faire autre chose que de serrer tous ces boulons qui l’obsèdent. C’est une caricature, mais qui met en scène une vérité essentielle : je me sers de l’outil, mais réciproquement l’outil se sert de moi, en ce sens qu’il a ses exigences propres et que je dois m’y plier. Sinon, il ne produira pas les effets prévus, il pourra même se retourner contre moi et me blesser. Travailler avec un outil vrai implique une discipline non naturelle du corps
L’outil procède d’une domestication de la matière, cela a été souvent dit. Mais cette domestication est réciproque. Pour tirer parti des ressources que me procure l’outil, je dois aussi domestiquer mon propre corps, c’est-à-dire lui apprendre à exécuter des mouvements qui ne sont plus « naturels » dans le sens indiqué plus haut. C’est à ces mouvements que je propose de réserver le nom de gestes outillés.
La distinction entre gestes naturels et outillés n’est pas toujours évidente, et je reconnais volontiers qu’il peut y avoir entre les deux une zone de recouvrement d’une certaine largeur. Mais n’en est-il pas toujours un peu ainsi avec les concepts que nous créons ? Cela n’ôte rien, me semble-t-il, à leur valeur opératoire. Marcher, courir, sauter sont des ensembles de mouvements naturels même s’ils sont appris, et l’emploi de prothèses telles que cannes, béquilles, perches à sauter, raquettes à neige, etc. (le cas des échasses est peut-être intermédiaire) ne les empêche pas de rester naturels. Mais les patins à glace ou les skis sont des objets dont le mode de fonctionnement – le glissement rapide – est étranger au répertoire des mouvements naturels du corps humain. Les mouvements que font skieurs et patineurs ne sont pas le simple perfectionnement des mouvements de la marche ou de la course. Ils procèdent d’une logique différente, qui implique des apprentissages nouveaux, voire même le désapprentissage ou pour mieux dire le désamorçage de nombre de réflexes utilisés dans la marche ordinaire. Ce sont des gestes outillés.
Je n’irai pas plus loin sur ce sujet, parce que, malgré les suggestions de Mauss dans « Les techniques du corps », le thème de la locomotion humaine n’a guère intéressé les anthropologues ; la littérature est peu abondante et surtout très dispersée3. Dans un domaine voisin, celui des postures de repos, on dispose au contraire d’une synthèse très remarquable, celle de Hewes (1955). Il s’agit d’une compilation des observations faites dans 480 groupes humains, qui a permis à l’auteur d’identifier une centaine de postures différentes. Mais cet inventaire, étape évidemment indispensable, était fait pour susciter des vocations. Tel n’a pas été le cas, et même si quelques travaux ont pu paraître ici ou là, les choses ne semblent pas avoir réellement progressé depuis Hewes. C’est beaucoup d’avoir montré la diversité des postures humaines, mais il reste à en rendre compte et à en comprendre les implications.
Un domaine un peu plus fréquenté est celui des mouvements de la main. Mais on le doit surtout aux biologistes, anatomistes, chirurgiens, etc. Une référence classique est l’ouvrage de John Napier, Hands (1980, rééd. 1993). La main a aussi intéressé les primatologues et les préhistoriens (voir par exemple l’article de Marzke et Shackley, 1986), mais elle a peu intéressé les ethnologues, avec cette conséquence que, contrairement aux postures, la diversité culturelle des mouvements de la main reste peu explorée. Les classifications existantes ne prennent en compte que des mouvements qu’on peut dire « ordinaires » en ce sens qu’ils sont familiers aux auteurs et à leur environnement habituel. La plus ancienne est sans doute celle de Napier (1956), qui était explicitement limitée aux mouvements de préhension. Napier opposait surtout la tenue en force (power grip) et la tenue en précision (precision grip). Peu d’années plus tard, Landsmeer (1962) opposait la tenue (gripping) et la manipulation (handling). Les classification d’Elliott & Connolly (1984) et de Marzke et Shackley (1986) sont plus détaillées, mais reposent sur des principes semblables4. Je ne voudrais pas donner l’impression de minimiser l’intérêt de toutes ces tentatives, que je trouve au contraire absolument nécessaires. Ce que je veux dire est qu’en l’absence d’un inventaire proprement ethnographique, elles restent nécessairement européocentrées. Avec les postures, nous avions un inventaire ethnographique assez complet, mais sans théorisation. Ici, nous avons un effort de théorisation, mais limité par l’absence d’inventaire ethnographique.
Pour se faire une idée de ce que pourrait être un tel inventaire, chacun peut essayer de se représenter ce que pourrait être un répertoire des mouvements de la main dans le jeu des instruments de musique ; c’est en tous cas un moyen parmi d’autres de prendre conscience des difficultés de l’entreprise. Pour ma part, je vais me borner à proposer trois exemples très simples, qui ne sont pas pris en compte par les auteurs que j’ai cités : la jointée, le poing et l’érussage.
La jointée est le contenu des deux mains réunies en coupe. C’est une unité traditionnelle de mesure pour les grains. C’est aussi un geste probablement universel dans l’espèce humaine, encore que nous n’ayons pas de données permettant de l’affirmer absolument ; je ne connais notamment pas d’études qui permettraient de savoir à quel âge et dans quelles circonstances il apparaît chez les enfants, s’ils l’acquièrent spontanément ou s’ils l’apprennent de leurs aînés, etc. En revanche, il semble bien que ce geste si simple en apparence n’existe pas chez les singes5. Est-ce parce que les chercheurs n’ont pas su l’y voir ? C’est fort possible, d’autant que la jointée n’est pratiquement plus connue dans les sociétés urbaines d’aujourd’hui, où le mot même tend à disparaître (les dictionnaires les plus courants ne le mentionnent plus). Je penche cependant pour une autre explication. Lorsqu’il s’agit de préhension (cueillir, saisir, retenir, manipuler… ), les mouvements de la main sont « naturels » comme le sont ceux du corps dans la marche ou la course, et ils le restent quelles que soient leur complexité et leur précision. Mais le geste de la jointée n’est pas « naturel » dans ce sens-là. Les deux mains réunies « en coupe » (l’expression est significative) imitent un récipient. Certes, le récipient n’est pas présent matériellement. Mais il l’est virtuellement ou mentalement, pour ainsi dire, parce qu’il sert de modèle au geste. Et la question devient alors celle de savoir si la jointée a pu apparaître avant que les humains eussent appris à se servir de récipients proprement dits. L’archéologie ne nous permettra peut-être jamais de répondre à cette question. Mais on peut avancer, en faveur de la négative, le fait que la jointée est une adaptation du corps humain à un fonctionnement qui ne fait pas partie du répertoire de ses possibilités innées. C’est pourquoi il s’agit, bien que sans outil, d’un geste outillé.
À la différence de la jointée, l’usage des poings pour frapper ne semble pas universel. Il y a des récits faisant état de la surprise de certains peuples découvrant cet usage chez les Européens, en Amérique du Nord par exemple. Mais là encore, les données sont trop insuffisantes pour permettre de rien affirmer avec certitude. C’est une affaire de vraisemblance. D’une part, les poings sont fragiles, on ne peut s’en servir avec quelque efficacité que sur des matières molles, pâtes à pétrir, tissus à fouler, etc. Et d’autre part, l’emploi des poings nus dans le combat individuel, sans armes, semble assez rare, même en Europe occidentale. Dans le pugilat de l’Antiquité classique, les poings étaient enveloppés de bandes de cuir renforcées de métal, les cestes. Il n’y a que dans l’Angleterre moderne (XVIIe-XIXe siècles ?) que la boxe se pratiquait normalement à poings nus ; pour qu’elle devienne un « sport » comme les autres, il fallut qu’on oblige les boxeurs à prendre des gants. Malgré tout, il s’est trouvé pas mal d’auteurs pour adhérer à l’idée que chez l’homme, les percuteurs proprement dits, de pierre, de bois, etc., n’étaient que des prolongements du poing, lequel avait été le moyen primitif de percussion. Ce fut la théorie de la projection organique, proposée par Ernst Kapp en 18776, et dont il ne faut pas sous-estimer l’influence puisqu’on en trouve encore des traces chez Leroi-Gourhan près d’un siècle plus tard.
Si cette théorie était vraie, l’usage du poing pour frapper devrait être chose courante au moins chez certains singes. Or non seulement ce n’est pas le cas, mais on a observé que l’emploi de percuteurs durs pour casser les noix était chose courante dans certaines populations de chimpanzés ; les observations sont aujourd’hui assez nombreuses et concordantes pour qu’il n’y ait plus guère de doute sur ce point. Pour exercer ce que nous appelons une percussion, les chimpanzés se servent de percuteurs, et il paraît évident que si l’idée leur était venue de se servir de leurs poings, ils n’auraient réussi qu’à se blesser. Le percuteur n’est pas une projection du poing, c’est au contraire le poing qui est une imitation, ou pour mieux dire une incorporation du percuteur. Le poing incorpore la notion de percuteur comme on a vu que la jointée incorporait celle de récipient ; c’est pourquoi l’usage du poing, comme celui de la jointée, est un geste outillé.
Avec l’érussage, nous retrouvons un mode d’action probablement aussi universel que la jointée. Les deux mots sont absents des dictionnaires courants, sans doute pour les mêmes raisons. Érusser une plante, c’est la tirer entre les doigts serrés pour en détacher les feuilles ou les graines. L’érussage est (était) utilisé pour récolter les grains ou les épis de certaines céréales (le riz, l’épeautre… ) ou pour en détacher les grains après la récolte. Sans être abondantes, les données sur ce sujet sont moins pauvres que sur la jointée, peut-être parce que le geste est moins banal. Sans entrer dans des détails d’exécution, qui sont d’ailleurs assez mal connus, disons que l’érussage est abrasif : dès qu’on le pratique de façon quelque peu soutenue, il faut, soit se protéger les doigts avec des enveloppes de feuilles, de cuir, de tissu, etc., soit utiliser deux baguettes de bois ou de métal faisant office de pinces.
L’érussage est-il un geste naturel ou outillé ? La question est moins facile à décider que dans les cas précédents. Je ne sache pas qu’on l’ait observé chez les primates (mais…?). Il n’y a évidemment pas de documents archéologiques, puisque ni le geste ni les outils ne sont susceptibles de laisser des traces identifiables. Nos seules ressources, au-delà de ce qu’on appelle le « présent ethnographique », sont des représentations iconographiques (au Japon surtout) qui ne permettent guère de remonter au delà du XVIe siècle. Tout ce qu’il est possible d’affirmer est que (1) l’érussage à main nue est rare, mais que (2) les baguettes d’érussage ne fonctionnent pas autrement que les doigts, si bien que l’érussage pourrait tout de même être un geste naturel.
Je crois pourtant qu’il s’agit d’un geste outillé, mais pour d’autres raisons. Cueillir est un geste naturel, non seulement parce qu’il n’implique qu’une préhension simple, mais parce qu’il se suffit à lui-même, en quelque sorte : on cueille un fruit et on le mange, on en cueille un autre, etc. Or il ne peut pas en aller ainsi avec l’érussage, sauf peut-être dans les jeux des enfants. Car ce n’est ni un geste de préhension simple, ni un geste de cueillette qui se suffise à lui-même. En dehors des céréales, l’érussage n’est attesté que pour récolter des feuilles d’arbres utilisées comme fourrage, ce qui renvoie à des sociétés où, non seulement il y a des animaux, mais où on les nourrit. Et s’agissant des céréales, l’érussage n’est possible, c’est-à-dire efficace, que dans des conditions bien précises. Il faut des espèces ou des variétés qui présentent une certaine forme de fragilité de l’infrutescence, mais une fragilité qui n’est pas celle de la plupart des plantes sauvages où les graines tombent d’elles-mêmes à l’approche de leur maturité. L’érussage n’est pas attesté pour la récolte des plantes sauvages. Et il ne l’est pas davantage pour la récolte des plantes non mûres : si l’on veut récolter quelques épis pour les consommer de suite — pratique courante naguère, notamment dans les pays méditerranéens — on doit les briser ou les couper d’une façon ou d’une autre, on ne peut pas les érusser parce qu’ils n’ont pas la fragilité nécessaire.
Tout cela, bien sûr, est sous bénéfice d’inventaire. Je ne puis que répéter que sur l’érussage, comme sur l’usage des poings ou de la jointée, il n’y a jamais eu d’enquête tant soit peu systématique. Mais qui est prêt à se lancer dans ce genre d’enquête, et où en trouver les moyens ? Tout le problème de l’étude des gestes, me semble-t-il, est là. Legeste (en général) est un sujet de dissertation assez couru. Les gestes (en particulier) demandent à être observés et décrits en détail et dans leur contexte, ce qui est une autre affaire. Car pour cela, il faut bien les prendre un par un. Or chaque geste, dès lors qu’on le prend à part, devient quelque chose de trop banal, ou au contraire de trop anecdotique, pour être pris au sérieux. Qui peut, sans faire sourire, déclarer qu’il s’intéresse à l’érussage ou à la jointée ? C’est en tous cas une des explications possibles à la rareté des études sur les gestes.
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Mais reprenons le fil. Je ne propose pas d’ériger en dogme la distinction geste naturel/geste outillé. Il est fort possible qu’elle ne résiste pas à un examen plus approfondi et qu’il faille lui en substituer d’autres. Mais je crois que des distinctions telles que celle-là sont indispensables. Car la notion même de geste, qui vient du langage courant, manque de précision. Par « geste », on entend ordinairement un ensemble coordonné de mouvements du corps humain, ce qui est vrai mais insuffisant. Tout geste met en œuvre des choses extérieures au corps. C’est déjà le cas dans le monde animal, et je rappelle le concept fondamental d’affordance proposé par James J. Gibson en 19797. Une affordance est une chose à laquelle l’animal est adapté, voire préadapté : l’eau pour la loutre, l’air pour l’oiseau, mais aussi la branche sur laquelle il se pose, la terre pour la taupe… Gibson a parlé d’un véritable mutualisme entre l’animal et l’environnement qui lui est propre, c’est-à-dire l’ensemble des affordances auxquelles il est adapté. Ces affordances sont des choses naturelles, même quand elles impliquent un apprentissage, même quand elles sont construites (le nid de l’oiseau, le terrier du lapin, la cabane du castor…), parce qu’elles n’impliquent pas de gestes nouveaux par rapport au répertoire des gestes innés de l’animal.
L’homme est aussi un animal, qui a son répertoire de gestes innés, même si ce répertoire est plus limité que celui de la plupart des animaux. Sa spécificité, c’est d’inventer des outils qui sont des affordances nouvelles, non naturelles, parce que les gestes qui permettent de s’en servir n’existent pas et il faut donc également les inventer. C’est en ce sens que j’ai parlé d’outils vrais et de gestes outillés. Entre l’outil et le geste qui l’accompagne, le mutualisme est le même que celui dont parle Gibson, si ce n’est qu’il est lui-même le résultat d’une invention. Or les processus de l’invention sont très difficiles à retrouver. Ils le sont déjà quand il y a des sources (biographies, brevets, etc.), ils le sont évidemment encore plus quand il n’y en a pas. Or pour les techniques ordinaires, celles qui sont sans prestige ou sans enjeux économiques apparents, l’absence de sources s’étend jusqu’à notre époque. Tout ce qu’on peut dire se ramène à quelques banalités. L’invention requiert de l’intelligence, ou plus exactement peut-être de la réflexion. Il faut prêter attention à des objets sans intérêt apparent. Il faut imaginer d’en faire quelque chose à quoi personne n’avait pensé. Il faut passer du temps en essais infructueux, etc. Rien de tout cela ne va de soi, même et peut-être surtout lorsqu’il s’agit des choses les plus simples. Les Anciens faisaient intervenir les dieux. Nous-mêmes pouvons être tentés de faire intervenir le jeu, et j’y ai fait allusion dans ce qui précède. Mais l’aptitude à jouer avec les choses ne va pas non plus de soi…
Pour le moment, il nous suffira d’observer que l’outil s’interpose en tiers dans ce qu’on appelle souvent le dialogue entre l’homme et la matière. C’est de dialogue entre l’homme et les matières qu’il faudrait parler. Car avec l’outil, la matière se dédouble en quelque sorte. Il y avait la matière travaillée, ou plus exactement l’ensemble des objets susceptibles de satisfaire un besoin ou un désir immédiats. Il y a désormais une matière travaillante, celle de l’outil. Et si l’outil et le geste sont inventés l’un en fonction de l’autre, la matière travaillée l’est aussi. Il n’y a pas de bois sans outils pour travailler le bois. Les chimpanzés qui cassent des noix à l’aide d’un percuteur n’ont pas seulement inventé le percuteur et les gestes qui vont avec, ils ont inventé les noix — comme choses à manger s’entend. Dans l’action outillée, il n’y a pas une matière mais deux, et les deux sont avec le geste dans une relation triangulaire qui est leur condition d’existence mutuelle.
Je crois que c’est la prise de conscience de cette relation triangulaire qui caractérise l’Homo faber que nous sommes, même si certains représentants de notre espèce ont eu la fatuité de se déclarer sapiens. Conscience est un bien grand mot, mais je ne vois pas comment y échapper. Cette conscience existe-t-elle chez les animaux qui font usage d’outils ? Ce serait un long débat… Je suis enclin à répondre par la négative, dans la mesure où, chez les animaux (y compris les chimpanzés), les conduites outillées semblent isolées. Elles n’ont pas assez d’importance pour que la vie du groupe en dépende. Et elles ne semblent pas se rejoindre pour constituer un système, un schème organisateur qui structurerait les conduites de tous. J’admets que cette réponse est assez subjective. Mais je n’ai pas l’impression que les données actuelles nous permettent d’aller plus loin.
Sans préjuger donc de ce que donneront les recherches futures, il me semble possible d’affirmer qu’en faisant intervenir l’outil, l’agent s’oblige à détourner au moins temporairement une partie de son attention du but qu’il cherche à atteindre, pour la reporter sur l’outil lui-même et sur son fonctionnement. Je crois qu’il y a quelque chose de nouveau et de décisif dans ce partage de l’attention. On sort de l’immédiateté des conduites directement déterminées par les besoins et les pulsions. Il y a quelque chose d’autre que ce qui me fait envie ou peur en cet instant. Il y la réalité durable de l’outil, matière inerte mais que je peux faire agir à condition de tenir compte d’au moins certaines de ses propriétés. Or parce qu’elle est inerte, c’est-à-dire « sans indulgence et sans perfidie » 8, la matière nous enseigne la nécessité. Dans l’action outillée, c’est la nécessité qui fait loi : ni la ruse ni la séduction ni la menace n’y sont d’aucun effet. Il faut comprendre, tout simplement…
…Ce qui n’est pas simple du tout ! Car ni chez les primates, ni même peut-être chez les humains que nous sommes, on ne peut postuler un désir spontané de comprendre. Cela étant, comment les choses ont-elles pu se passer ? Bornons-nous pour l’instant à cette constatation : le geste outillé implique un partage de l’attention qui est un comportement tout à fait nouveau. C’est peut-être un premier pas vers la réflexion consciente. C’est en tous cas une étape importante vers le dépassement de la condition animale.
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Dire que les gestes outillés ont été inventés, c’est dire aussi qu’ils sont transmis, donc appris, car s’ils ne l’étaient pas, chaque geste disparaîtrait avec son inventeur. D’où l’importance, essentielle, de l’apprentissage. D’où aussi son intérêt, car il se prête moins difficilement à l’observation que l’invention. Du point de vue de l’apprenant, l’apprentissage est une réinvention guidée, peut-on dire ; et réciproquement, l’invention est un apprentissage dans l’inconnu…
À l’opposé de ce qu’on a vu à propos des gestes, la littérature sur l’apprentissage est abondante, et cela depuis longtemps. Mais elle est surtout le fait d’éducateurs et de psychologues. La contribution des anthropologues est plus limitée, ou plus exactement, elle n’est pas valorisée comme elle devrait l’être. Il y a des exceptions. Des recherches très remarquables ont été publiées dans les années 1980 et 1990, par exemple. Mais le mouvement semble s’être ralenti et il ne serait pas facile aujourd’hui d’en présenter un bilan complet.
Je me limiterai pour commencer à deux remarques un peu impressionnistes. La première est que la relative rareté des données ethnographiques produit un peu le même effet que celui qu’on a constaté à propos des mouvements de la main : l’univers de référence de la majorité des auteurs est limité à leur environnement ordinaire ; il est, disons, un peu ethnocentré. Ma seconde remarque sera pour souligner la persistance d’une certaine tradition d’origine philosophique, qui privilégie une façon abstraite de considérer les questions. Le meilleur exemple en est peut-être l’œuvre de Piaget, bien qu’elle soit maintenant assez ancienne. Sa méthode était expérimentale, mais les questions qu’il se posait étaient d’inspiration surtout philosophique, et le fait est en tous cas que, dans les milliers de pages qu’il a publiées, il y a bien peu de choses sur l’action outillée. Alors que d’autres travaux contemporains, portant spécifiquement sur l’action outillée, sont restés obscurs : je veux parler de L’intelligence pratique chez l’enfant, d’André Rey (1935), et de Structuration de l’instrument chez l’enfant, de Pierre Mounoud (1970).
Dans sa préface au livre de Mounoud, J.-B. Grize explique que « certains psychologues distinguent deux sortes d’intelligence : l’intelligence pratique et l’intelligence réfléchie… ». C’est bien cela le problème. Car si on adopte ce point de vue, il est presque fatal d’en arriver à tenir la seconde seule pour importante et à ignorer la première. Ce postulat était implicite dans la « théorie de la connaissance » qui constituait une des branches principales de la philosophie classique. Il l’est encore dans ce qu’on appelle les « sciences cognitives » aujourd’hui. Car qu’a-t-on changé en remplaçant « connaissance » par « cognition » ? C’est toujours la même vision abstraite des choses, où ce qui est technique est considéré comme d’intérêt secondaire. Alors que sauf précisément en philosophie ou dans les sciences, la connaissance n’est pas le but de l’action humaine, elle n’en est que le moyen.
J’ai essayé dans ce qui précède de montrer qu’au contraire, le geste outillé avait une importance déterminante sur le plan psychologique, par le partage de l’attention qu’il exige de l’individu. Je voudrais maintenant essayer de montrer que son importance n’est pas moindre sur le plan social. Que le développement des gestes outillés implique celui de l’apprentissage, et que l’apprentissage est à la base de la sociabilité humaine.
Écartons d’abord une question préjudicielle, celle de la ou plutôt des sociabilités animales. Le fait est étudié et reconnu depuis plus de deux siècles et il n’est pas question d’en minimiser l’importance. Des transpositions aux sociétés humaines peuvent être tout à fait légitimes, et il n’y a rien d’incongru, par exemple, à retrouver chez les humains quelque chose qui ressemble au pecking order chez les poules. Les hommes sont aussi et même d’abord des animaux, il ne faut pas l’oublier. Mais ils ne sont pas que cela, et la question est de savoir où se situe leur différence. Les théories sont évidemment innombrables. Depuis une trentaine d’années, celles qui ont eu le plus de succès ont fait intervenir la sociabilité pure, en quelque sorte. Ce sont les contraintes et les opportunités de la vie en groupes assez nombreux qui auraient conduit les premiers hominiens à ruser, à mentir, à négocier avec leurs partenaires, et finalement à leur prêter des intentions semblables aux leurs (« théorie de l’esprit »). C’est ainsi que l’intelligence proprement humaine se serait développée.
On a parlé à ce propos d’intelligence machiavélienne, un terme qui me semble parfaitement adéquat9. Le problème, à mon sens, c’est que dans de nombreuses espèces animales (les babouins notamment), la dissimulation, la ruse et la négociation sont pratiquées avec un tel brio qu’on a du mal à voir ce qui les distingue encore des humains. N’a-t-on pas abandonné un peu vite la piste de l’action outillée ?
Celle-ci, on l’a vu, implique un partage de l’attention qui n’est jamais chose facile, même chez les humains. D’où la nécessité d’une période d’apprentissage souvent longue — faut-il rappeler que les jeunes chimpanzés mettent couramment sept ans pour apprendre à casser les noix ? Or cet apprentissage implique une aide quelconque. Si l’individu était seul (pas de société) ou si les fonctionnements sociaux étaient incompatibles avec l’apprentissage, l’action outillée n’aurait aucune chance de s’établir.
Il semble que ce soit précisément ce qui se passe chez les babouins. Les premières observations remontent à la fin des années 197010. Les babouins n’utilisent pas d’outils, mais il y en a parmi eux qui s’intéressent plus que d’autres aux ressources de l’environnement, et qui acquièrent de ce fait une « compétence écologique » plus grande. Or ces individus sont en général des femelles dites « périphériques », parce qu’elles intéressent peu ou pas les mâles dominants et qu’elles sont donc exclues des ressources les plus faciles d’accès ou les plus valorisées dont ceux-ci ont le contrôle.
Comme souvent, le sens des causalités n’est pas évident. Est-ce parce qu’elles sont négligées par leurs congénères que les femelles périphériques sont plus actives pour explorer l’environnement physique, ou est-ce au contraire cette activité exploratoire qui tend à les isoler de leurs congénères ? Nous pouvons nous contenter du fait lui-même, qui est cette espèce d’incompatibilité entre compétence écologique, c’est-à-dire matérielle, et compétence sociologique. Un fait qui a depuis été observé chez d’autres primates, y compris chez les chimpanzés qui font usage d’outils. On pourrait même ajouter ici que l’homme est un primate comme les autres, qui considère le travail comme une malédiction (la Genèse) ou qui réserve aux travailleurs un statut inférieur, voire infamant (castes, esclavage).
Mais comme toute analogie, celle-ci est discutable, car si la malédiction existe, elle n’a pas agi. Ou du moins elle n’a pas empêché l’action outillée de prendre chez l’homme un développement sans commune mesure avec ce qu’on observe chez les autres animaux. Les humains ne sont pas moins machiavéliens que les autres primates, mais cela ne les a pas empêchés de devenir techniciens.
Je crois que la solution du problème passera par une meilleure connaissance des structures sociales de l’apprentissage. La plupart des études, je l’ai dit, relèvent de la psychologie ou de la pédagogie ; elles relèvent de ce qu’on pourrait appeler l’apprendre (learning), c’est-à-dire de la façon dont l’apprenant réussit (ou échoue) à acquérir des habiletés ou des connaissances nouvelles, et sur ce qu’on peut faire pour l’y aider. Il va de soi que ces thèmes sont essentiels. Mais il y a un autre côté de la question, qui est que l’apprentissage est le moyen par lequel les groupes sociaux se constituent et se reproduisent. C’est sur ce point que je voudrais insister pour finir.
L’action outillée a tous les caractères d’une expérimentation11 véritable. Lorsqu’elle réussit assez régulièrement, elle tend à devenir habitude, automatisme, routine… et elle peut prendre de ce fait un caractère d’évidence qui efface son caractère expérimental. C’est une remarque qu’on a souvent faite : l’habituel, c’est ce qui va de soi. Mais il ne faut pas aller trop loin dans ce sens. Car toutes les actions outillées ne sont pas réductibles à des automatismes, tant s’en faut. Il y a tous les degrés possibles entre la maladresse des débutants et la virtuosité des maîtres. Sans parler des variantes individuelles qui passent rarement inaperçues. La routine n’efface pas tout, et elle n’intervient d’ailleurs qu’après l’apprentissage. Au départ, l’action outillée est toujours une expérimentation, et la réussite d’une expérimentation n’est assurée que quand elle peut être répétée par d’autres. Cette confirmation par autrui est la condition nécessaire de l’assurance de chacun. En un mot, l’expérimentation n’est complète que si elle est partagée.
On a vu plus haut que l’action outillée impliquait que l’agent partage son attention entre son but et ses moyens. C’est d’un autre partage, qu’il est question ici, celui d’un modèle d’action réussie entre l’agent et ceux qui l’entourent. L’importance de la notion d’expérience partagée m’est apparue à la suite de réflexions que je ne peux pas reprendre ici sur le rôle du « réel » dans la structuration des relations humaines. Ce qui est réel pour moi (ego), c’est ce dont j’ai l’expérience et dont je sais qu’autrui a une expérience qui confirme la mienne. Et réciproquement, autrui est pour moi (ego) l’ensemble de ceux dont je sais que leur expérience confirme la mienne. Je reconnais autrui à ce qu’il connaît le même réel que moi, et je reconnais ce qui est réel au fait qu’autrui en partage l’évidence avec moi. Dans l’espèce humaine, la schéma relationnel de base n’est pas binaire, ego/autrui ; il est ternaire, ego/réel/autrui. J’ai parlé à ce propos de triangle du sens, parce que je crois que c’est l’expérience partagée qui introduit le sens — le sentiment d’avoir la même compréhension des choses — dans les relations entre individus12.
C’est en ce point, me semble-t-il, que se trouve la véritable discontinuité entre l’homme et les autres animaux. Dans les sociétés animales, les rapports entre individus sont binaires, en ce sens qu’ils ne mettent en jeu que les individus eux-mêmes, par ce qu’ils peuvent se faire directement les uns aux autres. Certains de ces rapports sont liés à des déterminations biologiques (attachement, sexualité, allaitement, soins aux jeunes, etc.). D’autres relèvent de ce qu’on pourrait appeler la régulation machiavélienne des rapports de force (domination/soumission… ). Mais dans tous les cas, les relations entre individus sont directes ou immédiates. Il ne semble pas qu’on y trouve la médiation par le réel — l’expérience partagée — qui caractérise les relations humaines.
Ces considérations peuvent paraître étrangères à notre sujet. Il me semble au contraire qu’elles ne font que lui donner sa véritable dimension. Car la notion d’expérience partagée n’est qu’un autre nom, plus général, pour l’apprentissage. Comme je l’ai dit plus haut, on considère le plus souvent l’apprentissage du point de vue du jeune en position d’apprendre, ce qui est absolument légitime. Mais il y a un autre point de vue qui n’est pas moins légitime, c’est celui des sociétés, où l’apprentissage est toujours une fonction nécessaire. Car s’il y a des groupes humains de toutes sortes, on n’en voit pas qui puissent fonctionner, même temporairement, sans qu’il y ait un minimum d’apprentissage mutuel entre leurs membres.
C’est peut-être d’ailleurs parce que l’apprentissage est partout qu’il est si peu visible, sauf quand il est assuré dans le cadre d’institutions ad hoc comme l’école. Mais l’école est un cas très particulier ; l’enseignement souvent dit « formel » qu’on y pratique n’est apparu que très récemment (avec l’écriture ?) et ne porte que sur une petite partie de ce qui est nécessaire à la vie en société. Encore une fois : tout groupe humain, quelles que soient ses autres fonctions, est aussi pour ses membres un lieu d’apprentissage ; et il n’y a pas d’apprentissage possible en dehors d’un groupe humain quelconque. L’apprentissage et l’appartenance à un groupe social sont deux choses indissociables.
La question de savoir ce qui fait tenir ensemble les groupes humains, en particulier dans les sociétés dites primitives, est aussi ancienne que l’anthropologie. On a cherché des réponses du côté de la parenté et de l’alliance, ou de l’économie. Mais ni l’économie ni la parenté ne suffisent à expliquer une stabilité qu’au contraire elles supposent. La question n’est évidemment pas de celles qui appellent des réponses simples, mais il est néanmoins permis de se demander si ce n’est pas parce qu’on a omis quelque chose de simple qu’on s’est condamné à échouer. Pierre Clastres avait observé que la société primitive était indivisée, en ce sens qu’on n’y admettait aucune division du travail, si ce n’est entre les sexes. « Les hommes savent tous faire tout ce que les hommes doivent savoir faire, toutes les femmes savent accomplir les tâches que doit accomplir tout femme », précisait-il13. Je crois que cette observation est absolument déterminante. Dans nos sociétés dites complexes, modernes ou développées, chaque individu appartient à plusieurs groupes sociaux différents, sans que ces appartenances soient incompatibles entre elles. Mais cette situation ne nous paraît normale que parce que nous y sommes accoutumés. Elle est probablement l’aboutissement d’une longue histoire, celle de la division du travail dans les sociétés hiérarchisées, qui reste pour l’essentiel à étudier.
Dans les sociétés primitives en tous cas, les appartenances multiples sont exclues, elles sont même, disons, impensables. Chacun n’appartient qu’à un seul groupe. Cela n’élimine pas les différences individuelles : dans tout groupe et pour toute espèce de tâche, il y a toujours des individus plus ou moins habiles que les autres, et l’habileté des uns sera reconnue et appréciée, de même que la maladresse des autres pourra être raillée. Mais les plus habiles ne deviennent pas des spécialistes pour autant, car cela en ferait des étrangers au groupe. Si de nouvelles tâches apparaissent, qui ne sont pas adoptées par tous, le groupe devra se scinder. Et réciproquement, des groupes qui se séparent pour d’autres raisons acquerront tôt ou tard des habiletés différentes qui les rendront étrangers les uns aux autres. Dans les sociétés indivisées (au sens de Clastres), c’est l’expérience partagée qui est le critère exclusif d’appartenance. Que chacun y partage l’expérience commune, ce n’est pas seulement un fait, c’est une norme. Et une norme qui s’impose avec d’autant plus de force qu’elle a l’évidence tacite des faits de nature. Si Clastres a raison, l’expérience partagée, c’est-à-dire l’apprentissage, est bien le principe structurant fondamental des sociétés humaines.
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L’étude des gestes n’en est qu’à ses débuts. Sur certains aspects, la littérature est surabondante ; sur d’autres, elle est indigente. À de rares exceptions près (les postures… ) nous n’avons pas d’inventaire des gestes les plus courants dans les sociétés humaines. Ce qui nous contraint à travailler à partir d’un corpus très limité d’exemples plus ou moins arbitrairement choisis. Cette situation était déjà celle que connaissait Mauss dans les années 1930, lorsqu’il publiait ses « Techniques du corps ». Il faudrait se demander sérieusement pourquoi elle a si peu changé depuis.
C’est donc sur la base d’un petit nombre d’exemples seulement que j’ai cru pouvoir proposer de distinguer entre gestes naturels et gestes outillés. Les gestes « naturels » (le terme n’est pas tout à fait satisfaisant) établissent une relation directe ou immédiate entre le corps de l’agent (animal ou humain) et l’objet (affordance) qui est le but ou le support de l’action. Avec l’outil, la relation se complexifie. Ce n’est plus le corps qui agit mais l’outil, et celui-ci a sa propre façon d’agir, à laquelle le geste doit se plier pour être efficace. C’est l’apprentissage de la nécessité (Simone Weil), apprentissage qui implique chez l’agent un partage de l’attention qui est quelque chose de tout à fait nouveau dans le monde animal.
Mais le geste outillé a encore une autre conséquence, au niveau collectif cette fois : il implique un partage de l’expérience entre l’agent et les membres de son entourage. J’ai essayé de montrer que ce partage de l’expérience, qui n’est qu’un autre nom pour l’apprentissage, était le lien social le plus fondamental dans les sociétés humaines. Ce n’est pas le seul, naturellement. Pour être des hommes, les hommes n’en sont pas moins des animaux, et l’on peut observer chez eux des relations interindividuelles du même ordre que celles qu’on observe dans les sociétés animales. Les comportements « machiavéliens » en font partie : les hommes y semblent aussi experts que les babouins ou les bonobos, mais pas tellement plus, aussi n’est-ce probablement pas de ce côté qu’il faut chercher leur différence. On peut même se demander s’il n’y pas une certaine incompatibilité entre l’expertise machiavélienne, qui est basée sur la force, la ruse, la séduction, etc., et l’expertise matérielle, qui est basée sur l’apprentissage de la nécessité. Dans les sociétés de primates que nous connaissons, en tous cas, l’expertise machiavélienne est plutôt le fait des individus dominants, l’expertise matérielle celui des individus dominés.
Comment cette incompatibilité, qui continue à exister dans les sociétés humaines, y a-t-elle été surmontée ? C’est une question dont j’ignore la réponse, comme tant d’autres qui ont été évoquées au cours de ce propos. Encore une fois, nos connaissances dans ce domaine ne sont pas à la hauteur de nos interrogations. Et il n’est que trop clair que le seul moyen de sortir de cette situation, ce serait de mettre sur pied des programmes de recherche vraiment pluridisciplinaires. Mais y a-t-il une chance d’y parvenir ?
(Bibliographie Fr. Sigaut)
Malgré ce qui a été dit sur la pauvreté générale des sources, certains des thèmes abordés dans ce chapitre ont fait l’objet d’études dont le nombre se compterait par centaines, voire par milliers, s’il était possible d’en faire un inventaire exhaustif. C’est le cas notamment de l’apprentissage. Il n’était évidemment pas question de se lancer dans une telle entreprise. N’est proposé ci-après qu’un choix limité et subjectif de titres sur trois thèmes seulement : les postures et la locomotion humaines, les mouvements de la main, et l’apprentissage. La plupart de ces titres comportent eux-mêmes des bibliographies dont deux, particulièrement importantes, sont celles de Devine (1985) et de Chevallier (1991). L’ordre des références est chronologique. Les publications citées en note n’ont pas été reprises ici.
Postures et locomotion humaines
Geoffroy, Edgar de, 1936, « La locomotion naturelle », premier chapitre du second volume de l’Histoire de la locomotion terrestre, Éditions de L’Illustration, pp. 1-28.
Hewes, Gordon W., 1955, “World Distribution of Certain Postural habits”, American Anthropologist, 57, pp. 231-244.
Nabokov, Peter, & MacLean, Margaret, 1980, “Ways of Native American Running”, The CoEvolution Quarterly, été 1980, pp. 4-23
Devine, John, 1985, “The Versality of Human Locomotion”, American Anthropologist, 87, pp. 550-570. (Bibliographie de 140 titres).
Richards, Graham, 1986, “Freed Hands or Enslaved Feet?”, Journal of Human Evolution, 15, pp. 143-150.
Kawada, Junzo, et al., 1992, « Les techniques du corps et les caractères morphologiques de deux groupes ethniques de l’Afrique Occidentale », dans Boucle du Niger, Approches multidisciplinaires, Tokyo, Institut de Recherches sur les Langues et les Cultures d’Asie et d’Afrique, vol. 3, pp. 125-258.
Bril, Blandine, 2000, « La Genèse des premiers pas », in James Rivière (dir.), Le Développement psychomoteur du jeune enfant, Marseille, O solal éditeur.
Les mouvements de la main
Napier, John, 1956, « The Prehensile Movements of the Human Hand », Journal of Bone & Joint Surgery, 38B, pp. 902-913. (Voir aussi la réédition posthume de son ouvrage classique, Hands, Princeton University Press, 1993.)
Landsmeer, J.M.F., 1962, “Power grip & Precision Handling”, Annals of Rheumatical Diseases, 21, pp. 164-170.
Brun, Jean, 1963, La Main et l’esprit, Paris, P.U.F.
Elliott J.M., & Connolly, K.J., 1984, “A Classification of Manipulative Hand Movements”, Developmental Medicine & Child Neurology, 26, pp. 283-296.
Marzke, Mary & Shackley, M. Steven, 1986, “Hominid Hand Use in the Pliocene and Pleistocene…”, Journal of Human Evolution, 15, pp. 439-460.
« Préhistoire et ethnologie – Le geste retrouvé », 1991, Techniques & culture, 17/18.
Berthelet, A., & Chavaillon, J., 1993, The Use of Tools by Human and Non-Human Primates, Oxford, Clarendon Press. (La première partie, pp. 3-98, est intitulée « The Hand », elle compte cinq articles par F.K. Jouffroy, J. Paillard, R. Lemon, P. Rabischong et B. Brésard.)
« Le Geste technique – Réflexions méthodologiques et anthropologiques », 2002, n° spécial de Technologies, Idéologies, Pratiques, XIV, 2 vol.
L’apprentissage
Darré, Jean-Pierre, 1985, La Parole et la technique, Paris, L’Harmattan.
Coy, Michael W. (dir.), 1989, Apprenticeship – From Theory to method and back again, Albany, State Univ. of New York Press.
Rogoff, Barbara, Apprenticeship in thinking – Cognitive development in social context, New York & Oxford, Oxford Univ. Press.
Chevallier, Denis, (dir.), 1991, Savoir faire et pouvoir transmettre. Paris, Éditions de la MSH. (Bibliographie de 472 titres.)
Lave, Jean, & Wenger, Etienne, 1991, Situated learning - Legitimate peripheral participation, Cambridge, Cambridge Univ. Press.
« Accès aux savoirs d’autrui », 1996, Techniques & culture, 28.
1 Voir notamment les articles de B. Bril et de J. Pailhous dans Science et Vie (n° hors série, « Le cerveau et le mouvement », 204, sept. 1998, pp. 16-29). Ce sont les difficultés spécifiques à l’acquisition de l’équilibre bipède qui expliquent la lenteur relative avec laquelle l’enfant humain apprend à marcher, par comparaison avec la rapidité de cet apprentissage chez les animaux quadrupèdes. D’après B. Bril (2000), cette observation avait été faite dès 1932 par M.B. McGraw, « From reflex to muscular control in the assumption of an erect posture and ambulation in the human infant » Child Development, 3 : 291-297.
2 En dehors des systèmes locaux, de fabrication artisanale, il y a eu des dispositifs fabriquée en série, comme par exemple ceux de la marque Youpa-la. Le Youpa-la était aux enfants en bas âge l’équivalent de ce que le déambulateur est aujourd’hui aux vieillards et à certains handicapés.
3 Voir l’appendice bibliographique en annexe.
4 Voir l’appendice bibliographique en annexe.
5 D’après les réponses que m’ont faites sur ce point deux collègues primatologues, Frédéric Joulian et Dominique Lestel.
6 E. Kapp, Grundlinien einer Philosophie der Technik, 1877.
7 James J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston 1979. Gibson avait été précédé par plusieurs chercheurs dont un des plus connus est Jacob von Uexküll (1864-1944), dont quelques textes ont été traduits en français (Mondes animaux, mondes humains, 1965).
8 C’est l’admirable formule de Simone Weil dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, [1934] 1980, p. 90-91.
9 L’ouvrage de référence est R. Byrne & A. Whiten (eds.), Machiavellian Intelligence : Social Expertise and the Evolution of Intellect in Monkeys, Apes and Humans, 1985. Pour une critique de cette théorie, cf. J. Vauclair, L’homme et le singe, 1998 (p. 44-45).
10 Elles sont dues à Hans Sigg, dont les observations ont été résumées dans Hans Kummer, Vies de singes, 1993 (p. 166-168 et 244).
11 C’est à dessein que j’emploie le terme expérimentation, car je crois, comme E. Meyerson (Identité et réalité, 1926, p. XIII-XIV, et Le cheminement de la pensée, 1931, I, p. VIII-IX), que les démarches de la pensée scientifique ne diffèrent pas de celles de la pensée commune.
12 Sur ce point, voir « Folie, réel et technologie », Techniques & culture, 1990, 15, p. 167-179 (rééd. avec un appendice bibliographique dans Travailler, 2004, 12, p. 117-134) ; « Le triangle du sens », Techniques & culture, 1992, 19, p. 201-209 ; « Les outils et le corps », Communications, 2007, 81, p. 9-30.
13 « Archéologie de la violence », Libre, 1977, 1, p. 156 (cet article a été plusieurs fois réédité).