In Mélanges, hommage en l’honneur d’Hélène Vérin, Droz. [Tapuscrit : réservé.]
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TECHNOCRATIE et al.
« Les commencements de la technologie », l’étude aujourd’hui classique de J. Guillerme et J Sebestik, avait paru en 1966. Réduire en art, La technologie de la renaissance aux Lumières, est paru il y a quelques mois. À eux deux, ces ouvrages couvrent la longue période qui va de la fin du Moyen Âge au milieu du XIXe siècle. Après cette date, nous disent Guillerme et Sebestik, on assiste « à une évanescence et à une dispersion du discours technologique » et à « son éclatement en savoirs techniques spécialisés et parcellaires ».
Évanescence… éclatement ? L’accroissement du nombre des publications à partir d’un certain moment a pu donner cette impression. Mais je crois qu’avant comme après le milieu du XIXe siècle, il y a toujours eu des œuvres qui relèvent de la technologie au sens le plus fondamental. Je pense en particulier à celle de Franz Reuleaux (1829-1905), qui a fait référence pendant un demi siècle (elle est citée par Mauss et Canguilhem, entre autres), pour tomber ensuite dans un oubli presque complet. Je pense aussi à celle de Jacques Lafitte (1881-1966), que nous connaissons grâce à la réédition qu’en donna J. Guillerme en 1972. Mais combien d’autres auteurs, dont l’intérêt est comparable, n’ont pas eu cette chance ? Par exemple Julien Pacotte (1887-1956) et surtout Louis Weber (1866-1949). L’ouvrage majeur de ce dernier, Le rythme du progrès (1913) a véritablement marqué son époque ; mais depuis la fin des années 1930, tout se passe comme s’il n’avait jamais existé.
Ces trous de mémoire ne relèvent pas de l’anecdote. Bachelard nous a expliqué il y a longtemps que l’histoire des sciences était une histoire jugée. À mon sens, c’est la science elle-même qui est une histoire jugée, ou, si on préfère le dire autrement, une tradition réexaminée en permanence. Mais pour réexaminer la tradition, il faut d’abord la connaître. Une science qui ignorerait son passé se condamnerait à repartir toujours de zéro, à refaire toujours les mêmes erreurs, et il faut malheureusement reconnaître que c’est trop souvent le cas dans les sciences sociales, dès lors qu’on y suit des modes qui se succèdent sans autre critère que leur nouveauté (apparente). Paradoxalement, la technologie, qui est probablement la moins courue des sciences sociales, est aussi une de celles dont le passé est le moins mal connu, grâce à des travaux comme ceux que j’ai cités plus haut. Mais il reste dans ce passé de nombreuses zones obscures, surtout peut-être en cette première moitié du XXe siècle, trop ancienne pour appartenir à notre tradition orale et trop récente pour intéresser beaucoup d’historiens.
Je n’ai pas la prétention d’explorer tous ces trous noirs. Ce que j’y ai trouvé est dû pour une grande part au hasard – au hasard des bouquinistes notamment. Mais je crois que ces trous sont pour beaucoup de véritables mines, où les découvertes n’attendent que les chercheurs. C’est en tous cas ce que je vais essayer de montrer dans ce qui suit.
La découverte (en est-ce vraiment une ?) que je voudrais évoquer ici est celle de la technocratie. Dans son acception courante actuelle, le mot est proche de bureaucratie : il renvoie au même genre d’organisation opaque et compliquée, où le pouvoir appartient à des personnages qu’on ne voit jamais, et dont les décisions sont incompréhensibles. Or ce n’est pas ça du tout. Voici en quels termes P. Ducassé en parlait en 1951 :
Vers la fin de 1932, et de l’année 1933 à 1935, on s’abordait en demandant, non pas, comme La Fontaine, « Avez-vous lu Baruch ? », mais « Êtes-vous technocrate ? ». […] Le mot « technocratie » était devenu un mot à la mode qui faisait fureur, comme le mot « productivité » en ce moment-ci […]. Il résumait une tentative de révolution, lancée par une équipe de technocrates de l’université des Etats-Unis…1
Révolution ? C’est, me semble-t-il, un peu exagéré. Ce qui est vrai, c’est que la Technocratie (que j’écrirai désormais dans cette acception avec un T majuscule) fut une véritable doctrine, avec ses leaders, ses militants, sa littérature, etc. Disons tout de suite que cette doctrine ne remua pas les foules et que son existence fut brève, une quinzaine d’années peut-être. Mais je la crois significative. Il n’est pas sans importance qu’il se soit trouvé un jour un groupe d’hommes pour défendre l’idée que le remède aux maux de la société, c’était de donner « tout le pouvoir aux ingénieurs ».
Je ne connais que des bribes de cette histoire, d’ailleurs. Elle se passe aux États-Unis, mais le peu que je vais en dire est tiré, outre l’article de Ducassé ci-dessus, de deux ouvrages parus en France : Les Problèmes économiques de la Technocratie, de Maurice Druesne (1933) et La Technocratie, par Joseph [Le Breton] de La Perrière (1934). Les choses commencent en 1919-1920. La fin de la Grande Guerre, c’est la démobilisation de millions d’hommes en même temps que l’arrêt des usines d’armement qui travaillaient à plein régime… D’où une crise, qui ne durera certes pas très longtemps et que celle de 1929 fera oublier, mais qui a quelque chose de paradoxal. Comment se fait-il que le retour à la paix ait des conséquences aussi désastreuses sur la production, sur le chômage, etc. ? Ce sont les règles de l’économie marchande qui sont en cause, et notamment le mécanisme de formation des prix, répond Thorstein Veblen, dans Engineers and the Price System (1921).
À cette époque, Veblen est le porte-parole d’un groupe d’ingénieurs et de scientifiques, qui s’était donné le nom d’Alliance technique, et dans lequel on trouve des noms comme ceux de Stuart Chase ou de Howard Scott, que nous retrouverons dans un instant. Mais bientôt, la crise s’estompe, les affaires reprennent et le groupe cesse d’exister. Certains de ses membres poursuivent cependant leurs réflexions et leurs recherches, auxquelles la crise de 1929 va donner une nouvelle actualité. C’est alors, en 1933 et 1934, que sont publiés les ouvrages fondateurs du mouvement technocrate : Introduction to Technocracy, ouvrage collectif dirigé par Howard Scott, What is Technocracy ? par Allen Raymond, et Technocracy, an Interpretation, par Stuart Chase.
Je ne m’étendrai pas davantage sur le contenu de la doctrine. Comme toujours, il y eut un aspect analytique et critique, qui a son intérêt du point de vue de l’histoire des idées, et un aspect, disons, programmatique, sur lequel les Technocrates sont restés, semble-t-il, assez discrets. Une de leurs idées maîtresses était, par exemple, qu’il fallait remplacer l’or par l’énergie – au sens physique du terme, mesurée en joules – comme base du système monétaire ! Le moins qu’on puisse dire de cette idée est qu’elle ne manquait pas d’originalité. Quant au reste de leur programme, Druesne et La Perrière sont très critiques, ils n’y voient qu’un socialisme autoritaire, une utopie dans la lignée des Saint-Simon, des Owen, des Fourier, etc., sans véritable originalité. Je ne me prononcerai pas. Dans l’absolu, il est fort possible qu’ils aient raison. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien de plus à y voir. En 1933, les socialismes autoritaires, voire totalitaires, étaient à la mode (et même plus !). Ils ont eu des conséquences si effroyables que les historiens se sont pressés pour les étudier. Le problème, comme toujours, est celui de l’anachronisme : sur le moment, les conséquences effroyables n’ont généralement pas été prévues (sauf par un petit nombre d’esprits particulièrement perspicaces) . Je crois qu’il serait intéressant d’en savoir un peu plus sur les socialismes qui n’ont pas réussi, et qui justement pour cette raison peuvent nous offrir une image moins chargée par les conséquences ultérieures.
Comment le mouvement technocratique a-t-il fini ? Je l’ignore. Mais en 1941 paraissait aux Etats-Unis un ouvrage de la même veine, The Managerial Revolution, de James Burnham (qui fut publié en France en 1947, sous le titre de L’Ère des organisateurs, avec une préface de Léon Blum). Or la révolution que prévoyait Burnham ressemblait singulièrement à celle des Technocrates. Elle devait aboutir à donner le pouvoir aux directeurs2, responsables techniques de la production, aux dépens des administrateurs, des financiers-capitalistes et des propriétaires-actionnaires, ces trois catégories n’ayant avec la production que des relations indirectes. Burnham était un trotskyste repenti. Je n’ai pas très bien saisi s’il militait pour sa révolution directoriale, ou s’il pensait seulement qu’elle était inéluctable et qu’il fallait s’y préparer pour qu’elle se passe dans les meilleures conditions possibles. Ce qui est clair, c’est qu’il voyait dans le communisme soviétique et dans le nazisme les produits néfastes d’une idéologie directoriale dévoyée. Curieusement, toutefois, il ne souffle mot de ces Technocrates auxquels il ressemblait tant (à l’exception de Veblen). Cela signifie-t-il qu’au moment où il écrivait son livre, en 1940, la Technocratie était déjà tombée dans un oubli complet ?
Peut-être Burnham voulait-il simplement se donner plus d’originalité qu’il n’en avait. En tous cas, Ducassé ne s’y est pas trompé, qui le place dans la descendance directe des Technocrates. En France, nous n’avons pas eu de Technocrates à proprement parler. Mais nous avons eu Jacques Duboin, que cite également Ducassé. Duboin (1878-1976) eut une brève carrière politique (député de Haute-Savoie, sous-secrétaire d’État en 1924). Il publia à partir des années 1920 une quantité de livres où il prônait un « socialisme de l’abondance », ou « distributiste ». Ces livres ont-ils eu des lecteurs ? Tout ce que je puis dire est que j’en ai trouvé quelques-uns chez les bouquinistes. Leur lecture, je l’avoue, n’est guère passionnante. Je crois qu’ils ont tout de même un intérêt, qui s’exprime dans la question suivante : que signifient toutes ces tentatives, naïves sans doute mais répétées et même obstinées, pour élucider ce que j’appellerai le paradoxe du machinisme ?
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, encore et toujours. Le progrès, les machines, ce devrait être l’abondance, et l’abondance pour tous. Or c’est aussi l’exploitation, les inégalités, le chômage, la misère… Comment comprendre cela, et que faire pour y remédier ? S’ils nous paraissent souvent naïfs, ceux qui s’acharnent à poser et à reposer cette question méritent aussi qu’on leur reconnaisse une certaine lucidité.
Cela dit, l’imputation de naïveté contient aussi une part d’anachronisme un peu facile. Le machinisme est une réalité ancienne, mais il n’y a guère plus de deux siècles qu’il a commencé à bouleverser la vie des Européens de façon à forcer leur attention. Je ne reviens pas sur l’histoire de cette prise de conscience, très partiellement connue. Ce que je voudrais souligner ici est que c’est sans doute dans la première moitié du XXe siècle que l’intérêt des élites et du public pour les techniques a été le plus vif. D’un côté, il y a les innovations, qui se succédent à un rythme proprement extraordinaire, tel que nous n’en connaissons plus l’équivalent depuis la fin des « trente glorieuses » (vers 1975-1980). De l’autre, il y a la préhistoire, qui projette une lumière absolument nouvelle sur le passé de l’humanité, et notamment sur son passé technique. Le résultat est un foisonnement dont nous n’avons plus l’idée. Tout le monde a son mot à dire sur le sujet. On n’a jamais autant parlé, écrit et discuté des techniques que dans cette période qui va de 1900 à 1950, où l’épisode de la Technocratie ne représente probablement qu’un seul petit chapitre parmi la centaine de ceux qu’il faudrait écrire pour rendre compte de toute l’histoire.
Même les théologiens se sont mis de la partie, c’est dire ! Le thème « Technique et religion » avait déjà été traité par Maurice Pradines (qui n’était pas théologien) dans son très gros Traité de psychologie générale (1948), où il n’hésitait pas à parler d’ « origine technologique de la religion »3. Les théologiens proprement dits n’interviennent que plus tard, mais l’Évangile nous a appris à accueillir les ouvriers de la onzième heure. Je citerai donc Technique et contemplation (« Les Études carmélitaines », 1949), Conscience religieuse et mentalité technique de G. Rotureau (1962), Évolution technique et théologies d’A.-Z. Serran (1965), et Théologie de la matière, Civilisation technique et spiritualité chrétienne de M.-D. Chenu (1968) ─ avec, pour les trois premiers, le Nihil Obstat et l’Imprimatur qui nous garantissent leur orthodoxie.
Enfin, après avoir pas mal hésité, je citerai un dernier titre dans la même veine, que je n’ai pas lu et que je ne lirai probablement jamais, de peur d’en déflorer le si alléchant mystère : Technique et péché (1947)4, par Gabriel Marcel.
François Sigaut Le 23 mars 2009
P.S. Trois mois après avoir terminé cet article, j’ai retrouvé dans mes bouquins un petit livre de Jacques Billy, Les techniciens et le pouvoir (1960, Paris, PUF, Que Sais-je n° 881), où la Technocratie est assez bien représentée. Mais Billy n’est pas historien, son résumé de l’épisode Technocratique avant 1940 est assez bref. C’est avec Burnham que commence véritablement son étude, qui vise essentiellement à déterminer l’intérêt réel et les chances de réalisation du projet technocratique à son époque. Cette vision très datée des choses n’en est que plus intéressante pour nous aujourd’hui. Elle montre que sous de nouvelles formes et avec un autre vocabulaire, la technocratie continuait à séduire de bons esprits vingt ans après avoir passé de mode.
Et quelques mois plus tard, j’ai encore trouvé les deux références suivantes : « Les technocrates et la synarchie », n° spécial de Lectures françaises (février 1962), sous la direction de Henry Coston, et Die Technokratiebewegung in Nordamerika und Deutschland zwischen den Weltkriegen, de Stefan Willeke (Francfort-sur-le-Main et New York, Peter Lang, 1995), ce qui prouve que je suis fort loin d’avoir épuisé le sujet. H. Coston se présente comme « spécialiste de la haute finance et des sociétés secrètes », ce qui donne le ton de son ouvrage, ultra-réactionnaire et où la théorie du complot est omni-présente. Mais malheureusement, je n’ai pas eu le loisir de lire l’ouvrage de Willeke, qui a pourtant déjà toutes les apparences d’un classique ; je me borne à le signaler à votre attention.
1 Pierre Ducassé, « Technocratie ou sagesse ? » dans L’Invention humaine (Dix-septième semaine de Synthèse, 23-30 oct. 1951), Paris, Albin Michel, 1954, p. 212. Ducassé cite longuement un article de G. Friedmann, paru dans G. Gurvitch (dir.), Industrialisation et Technocratie, Paris, Armand Colin, 1949.
2 Directeur est le terme employé dans l’édition française pour traduire le mot anglais manager.
3 Paris, PUF, vol. II, pp. 173-197.
4 Réédité dans Les hommes contre l’humain (1951).