de Alain Belmont, 2006, Annales Histoire, Sciences sociales, 61 (5) : 1230-1232. [Tiré à part]
LES PIERRES ET LE PAIN
Alain Belmont, La pierre à pain – Les carrières de meules de moulins en France du Moyen Age à la révolution industrielle. Presses Universitaires de Grenoble, 2006, 2 vol. in 4°, 231 & 332 p, illus., 32 pl.
Il y a une petite trentaine d’années, une collègue archéologue, à qui je disais mon étonnement que l’on en sache si peu sur l’histoire ancienne des pierres à moudre, me répondait : « tu sais, sur la plupart des chantiers de fouilles, on s’en sert pour caler les plastiques ! » La véritable Somme que vient de nous livrer Alain Belmont montre que ces temps sont révolus. Et s’il fallait trouver une critique à faire à cet ouvrage, ce serait d’être tellement complet qu’il risque de décourager les nouveaux venus. En réalité, le risque n’est pas grand. Après trois quarts de siècle d’une ignorance sur laquelle on finira bien par se poser des questions, une des industries les plus anciennes et les plus fondamentales de l’humanité est enfin entrée dans les perspectives de l’histoire universitaire. Elle n’en sortira pas de sitôt.
Commençons par rappeler l’état des choses antérieur. Il existe une fort ancienne tradition d’histoire des moulins et de la mouture, qui a produit dès le XIXe siècle des ouvrages classiques, encore cités aujourd’hui. A de rares exceptions près, ces ouvrages n’ont pas été produits par des historiens, mais par ce qu’on peut appeler des amateurs, érudits d’origines diverses (anciens meuniers et autres). Au XXe siècle, l’abandon et la reconversion de presque tous les moulins artisanaux a produit une nouvelle catégorie particulièrement nombreuse d’amateurs : les propriétaires d’anciens moulins. Ceux-ci se sont regroupés en associations, elles-mêmes regroupées en fédérations régionales et nationales, l’ensemble étant chapeauté par la « TIMS » (The International Molinological Society). Nombre des ces associations publient un bulletin ou éditent des monographies. Le travail accompli par elles pour la sauvegarde et la connaissance des anciens moulins est considérable, et quelles que soient les défauts de détail qu’on peut y trouver, ce travail a un immense mérite : celui d’exister. Et cela dans l’indifférence à peu près complète du milieu académique, surtout en France.
Les choses se sont mises à changer dans les années 1980, en commençant par l’archéologie. C’est qu’il y avait, dans ce domaine, un problème identifié depuis longtemps : celui du moulin rotatif. Les auteurs du premier XXe siècle en avaient situé l’origine dans le monde gréco-romain du Ier ou du IIe siècle avant notre ère. Et il était assez clair, lorsqu’on ne se satisfaisait pas des idées alors à la mode sur la stagnation technique dans l’Antiquité, que le moulin rotatif avait été un élément essentiel dans la véritable révolution à l’issue de laquelle, dès le Ier siècle de notre ère, la plupart des machines de l’ère pré-industrielles sont présentes : moulins à manège et à eau, broyeurs (à olives), pressoirs à levier et à vis, machines hydrauliques, etc. De toutes ces recherches, je ne rappellerai ici que deux résultats : on a reculé d’au moins deux siècles l’apparition des premières meules rotatives (qu’on date maintenant du IVe siècle avant notre ère), et on a abondamment réfuté la vieille supposition de Marc Bloch selon laquelle il y aurait eu un hiatus entre l’invention du moulin à eau, à la fin de la République romaine, et sa mise en œuvre, qui n’aurait vraiment débuté que vers le Xe siècle. J’ajouterai que si Marc Bloch s’est trompé, il a eu au moins le mérite de ne pas ignorer le sujet !1
L’autre révolution qui survient dans l’histoire des moulins, c’est celle des cylindres, inventés en Hongrie dans les années 1840, et qui mettront à peine un siècle pour remplacer les meules. Que s’est-il passé entre les deux ? A première vue, rien de bien spectaculaire, et c’est peut-être un des motifs du désintérêt des universitaires pour le sujet. Mais ce rien n’est qu’une illusion : l’illusion trop fréquente d’une histoire immobile. Quand on prend la peine d’y regarder de plus près, l’histoire s’anime singulièrement : c’est en tous cas ce que nous montre parfaitement Alain Belmont. Au commencement (c’est-à-dire aux XIIe et XIIIe siècles), c’est « le règne du tout-venant » : chaque meunier trouve ses meules où il peut, le plus près possible de chez lui, et il met parfois la main à leur extraction et à leur transport. A la fin, c’est-à-dire au XIXe siècle, il n’y a plus qu’une seule origine admise : La Ferté-sous-Jouarre, qui centralise la production de la plupart des gisements de meulières du Bassin parisien, et qui expédie les meules par milliers, non seulement dans toute la France, mais dans toute l’Europe et dans le monde. L’Angleterre et les Amériques fournissent une clientèle assidue aux principaux meuliers de La Ferté, dont les firmes peuvent être qualifiées de multinationales. Je laisse aux lecteurs le soin de découvrir les détails de cette histoire, qui s’étend sur près d’un millénaire. La logique qui la sous-tend, c’est la recherche de la qualité. Les meules « tout-venant » s’usent vite, d’où deux inconvénients : il faut les rhabiller souvent, et surtout, leur usure produit une grande quantité de poussières et de graviers qui passent dans la farine au grand dommage des dents et de la santé des mangeurs de pain. A. Belmont produit à ce sujet des documents irréfutables : des textes, notamment médicaux ; des archives qui montrent la pression exercée par les consommateurs sur les meuniers pour qu’ils emploient de meilleures meules ; et des crânes médiévaux (étudiés notamment par Estelle Herrscher) où l’abrasion des dents est visible, mesurable, analysable… La recherche de pierres plus dures se porte d’abord sur des sites assez proches, puis de plus en plus éloignés. Il se produit de la sorte une concentration progressive de la production dans des sites de moins en moins nombreux et de plus en plus importants. Jusqu’à ce que les meules de La Ferté, très dures, presque inusables, finissent par l’emporter sur toutes les autres. Avec l’inconvénient nouveau que si les mangeurs de pain n’y laissent plus leurs dents, ce sont les ouvriers tailleurs de pierre qui y laissent leur santé. La silicose et les maladies dérivées font des ravages dans les carrières et les ateliers fertois au XIXe siècle…
On voit que l’histoire des meules à grains touche à de nombreux sujets, qui vont de la géologie à la santé publique. Il est évident qu’un seul chercheur, quelles que soient ses efforts, ne peut pas maîtriser tous ces aspects. Pour voir l’ensemble des choses, il faut nécessairement croiser des sources multiples, mais aussi recruter autant de spécialistes que le requiert la diversité du sujet. A.Belmont su faire l’un et l’autre. Il a parcouru la France pendant une dizaine d’années, fouillant partout les archives et parcourant les anciennes carrières (en prenant de très belles photographies dont beaucoup sont reproduites dans son livre). Mais il a su aussi s’entourer de toutes les collaborations nécessaires. C’est pourquoi il a réussi dans une rare entreprise d’histoire globale, c’est-à-dire où le sujet est étudié dans toutes ses dimensions, et pas seulement dans celles qui résultent d’un pré-découpage entre disciplines et thématiques établies à l’avance.
Une de ces dimensions est patrimoniale. Qu’elles soient abandonnées depuis cinquante ans ou quinze siècles, les carrières de meules représentent souvent des sites dont les municipalités sont de plus en plus nombreuses à comprendre l’intérêt. C’est grâce à la municipalité de La Ferté-sous-Jouarre que Mouette Barboff et moi-même avons pu organiser le premier colloque international sur les pierres meulières (en mai 2002) qui avait rassemblé près de cent-cinquante participants venus de douze pays. A. Belmont a organisé le deuxième à Grenoble (en septembre 2005), et le troisième est prévu en Allemagne, près de Mayen (Rhénanie) où se trouvent d’immenses carrières souterraines de basalte dont certaines remontent à l’époque romaine. Outre l’appui des autorités locales, la réussite de ces colloques doit beaucoup aux Fédérations d’Amis des Moulins dont j’ai parlé plus haut. Mais il ne faut surtout pas y voir de simples opérations de relations publiques. Sur des thèmes qu’on ne croit « pointus » que quand on n’en a pas encore vu les implications, c’est le seul moyen de faire avancer la recherche.
Le 7 octobre 2006 François Sigaut
1 Pour qui voudrait en savoir davantage, je me borne à rappeler quelques auteurs : Marie-Claire Amouretti, Henri Amouric, Sophie de Beaune, Georges Comet, Dominique Garcia, Dimitri Meeks, Michel Py, etc. La synthèse la plus récente est le très important ouvrage collectif dirigé par Hara Procopiou et René Treuil, Moudre et broyer (Paris, CTHS, 2002, 2 vol.).