2001a) « Outils et paysages »

CIMA XIII, International Conference of Agricultural Museums, Sept. 2001, Lindlar/Deutschland. Thema : « Kulturlandschaft, Cultural Landscape, Paysage culturel », actes, pp. 65-67. [http://castle.eiu.edu/aima/Publications/] [Tapuscrit]

[Outils et paysages]

C’est une banalité que de dire aujourd’hui que nos paysages sont façonnés par les machines. Une banalité qui vaut aussi bien pour les paysages urbains que pour les paysages ruraux. Mais l’intervention des machines commence à peine. Les premiers débuts se situent vers le milieu du XIXe siècle, et beaucoup de développements importants ne datent que des années 1930 ou 1950 (la moissonneuse-batteuse, le bulldozer…). A l’échelle de l’histoire, c’est très court, et on peut dire qu’en ce qui concerne les paysages, la révolution machiniste ne fait que commencer. Je voudrais parler d’une révolution beaucoup plus ancienne, qui a commencé il y a environ vingt-cinq siècles, celle de l’outillage en fer.

On fait traditionnellement commencer l’âge du fer entre 1200 et 800 avant J.-C., selon les régions. Mais le fer, surtout le fer aciéré indispensable pour produire des tranchants efficaces, n’apparaît pas tout de suite. Le fer est d’abord un métal rare, peu résistant, utilisé pour des objets précieux et des armes, pas dans l’outillage. J’appelle Age Technique du Fer l’époque où l’emploi du fer se généralise dans l’outillage agricole ou artisanal. Et cet âge est nettement plus récent que l’âge du fer proprement dit : en Gaule, il ne commence certainement pas avant le Ve siècle avant J.-C., et il faudra de nombreux siècle encore pour que l’outillage en fer prenne ses formes définitives.

Avant de présenter quelques exemples, un mot sur le cuivre et le bronze qui ont précédé le fer. Il n’est pas question de nier l’importance de ces métaux pour l’histoire générale. Mais s’agissant d’outillage agricole, cette importance paraît bien minime. Le seul outil agricole en bronze dont il est fait état dans la littérature archéologique, c’est la faucille. Mais il faut ajouter aussitôt que nous ne savons absolument pas si les « faucilles » de bronze étaient bien des faucilles. On leur a donné ce nom à cause de leur forme. Mais on ne sait pas à quoi elles servaient, et on n’a aucune preuve de leur usage pour récolter des céréales. Pour ma part, et à la suite de considérations qui n’ont pas leur place ici, je suis de moins en moins convaincu que les « faucilles » de bronze aient été de véritables faucilles.

L’instrument qui a probablement été le plus étudié dans ses effets sur le paysage est probablement la charrue, ou plus exactement l’ensemble charrue-araire (Pflug-Arl, plough-ard, etc.). Ces études, on le sait, ont commencé dès la fin du XIXe siècle, et elles ont atteint leur apogée avec les ouvrages célèbres de Paul Leser en Allemagne, d’A.-G. Haudricourt en France, de B. Bratanic en ex-Yougoslavie, de F. Sach en ex-Tchécoslovaquie, etc., dans les années 1930 à 1960. Aujourd’hui, ces études sont presque abandonnées. On peut le regretter, mais c’est à mon avis la conséquence logique d’un paradoxe inaperçu : on s’est beaucoup intéressé aux instruments, on ne s’est pratiquement jamais intéressé sérieusement à leur emploi, c’est-à-dire aux labours. J’avais abordé ce sujet au congrès de l’AIMA à Neubrandenburg, en 1978 (voir le n° correspondant d’Acta Museorum Agriculturae). Mais je dois reconnaître qu’alors, je n’avais pas convaincu grand-monde. Je n’essayerai pas d’être plus convaincant aujourd’hui, parce que c’est un sujet technique, difficile, qu’il est impossible de traiter sérieusement en quelques minutes. Je préfère, pour cette fois, prendre mes exemples dans l’outillage de récolte.

Lorsque nous pensons « moisson à l’ancienne » en Europe, nous pensons à la faux ou, au mieux, à la faucille. Or à l’échelle du monde, l’outillage de la moisson est beaucoup plus divers que cela. Le tableau I en montre quelques exemples, dont l’un qui est fort peu connu, bien qu’on puisse encore l’observer en Europe : il s’agit des mesorias, deux baguettes entre lesquelles on pince les épis, qui sont restées en usage dans le nord-ouest de l’Espagne (Asturies) jusqu’à nos jours.

Sur la base de ces exemples et de tous les autres que j’ai pu trouver dans la littérature ethnographique, j’ai établi le tableau II, où son,t identifiées l’ensemble des techniques de récolte des céréales. Dans ce tableau, la faucille apparaît assez loin, avec le numéro 8 seulement. C’est dire qu’il s’agit d’un outil évolué, qui n’a vraiment rien de primitif.

Ce qui caractérise la faucille, ce n’est pas une forme (en croissante de lune) ni une fonction (récolter des grains). C’est, beaucoup plus précisément, un geste, qui est celui-ci : on saisit une poignée de tiges de la main gauche (si on est droitier), et on coupe les tiges saisies d’un coup de la faucille tenue de la main droite, en tirant l’instrument vers soi.

Pourquoi la faucille a-t-elle pris tant d’importance, alors qu’il existe de nombreux autres outils pour récolter les grains ? La réponse, à mon avis, est que l’usage de la faucille se justifie essentiellement quand on veut récolter la paille en même temps que les grains, ce que les autres techniques (n° 2 à 7 du tableau II) ne font pas. Mais alors, pourquoi se charger de toute cette paille, qui est beaucoup moins nécessaire que le grain ? Pour nourrir le bétail, bien sûr, et on a observé depuis longtemps qu’il y a une corrélation géographique

Grossière entre la distribution de la faucille et celle des animaux de travail dans l’Ancien Monde. Je rappelle en outre que dans les pays méditerranéens, la paille hachée (par le dépiquage au tribulum ou au plaustellum) a une importance essentielle comme fourrage, et aussi pour des usages industriels comme la céramique ou la construction de maisons en terre.

En Europe, l’emploi de la faucille a introduit une distinction entre la paille, qui est récoltée avec le grain et qui en sera séparée par le battage, et le chaume, partie de la tige qui reste sur le sol avec les racines. Toutes les langues européennes, me semble-t-il, font cette distinction (alld. Stroh/Stoppel, angl. Straw/stubble, etc.). Or dans la plus grande partie de la France, les toits des maisons sont faits de chaume, non de paille. Cette notion de toits de chaume est intraduisible en anglais ou en allemand, où il est impossible de parler de Stoppeldächer ou de stubbled roofs. C’est qu’en Allemagne et en Angleterre, on moissonnait le plus souvent au ras du sol, ce qui ne laissait que des chaumes très courts (moins de 10 cm), inutilisables. Dans la majeure partie de la France, au contraire, on moissonnait à mi-hauteur, laissant des chaumes longs de 40 à 60 cm voire davantage, qu’on récoltait en octobre ou en novembre, après la moisson proprement dite, lorsqu’on voulait les utiliser comme litière ou pour couvrir les toits.

A ma connaissance, on n’a jamais étudié de près la différence entre toits de chaume et toits de paille - sans parler des autres matériaux comme les roseaux, les joncs, la bruyère, etc. Il me semble pourtant que cette différence n’est pas sans importance pour comprendre les paysages d’autrefois. Nulle part dans l’Europe d’aujourd’hui, je crois, on ne peut plus voir de champs moissonnés couverts de chaumes longs tels qu’ils étaient laissés par une moisson haute à la faucille. Quant aux toits de chaume proprement dits (par opposition aux toits de paille), ils ont sans doute entièrement disparu, sans que personne ne sache qu’ils ont disparu, puisqu’on ne sait plus les distinguer des toits de paille.

Mon dernier exemple sera celui de la faux. Je laisse de côté l’emploi de la faux pour les moissons, qui est récent. La faux, fondamentalement, c’est l’outil de récolte du foin, ce qui implique deux choses : une économie basée sur le stockage du fourrage en grande quantité pour l’hiver, et des surfaces réservées pour la production de ce fourrage. Le foin est une notion spécifique, qui désigne autre chose que de l’herbe simplement séchée. Et de même le pré de fauche (alld. Wiese). Les prés ne sont pas des pâturages. Les animaux en sont même exclus pendant l’époque de la croissance de l’herbe et jusqu’à la récolte du foin ; ils n’y sont admis qu’ensuite, et dans certaines limites.

Sans entrer dans les détails de la chronologie, je rappellerai seulement que les premières « faux » apparaissent à l’Age du Fer final (La Tène) au IIIe siècle avant J.-C., dans une région qui comprend la Suisse et l’Allemagne du Sud actuelles. Ces premières faux sont courtes, et on ne sait pas comment elles étaient maniées. Les faux dites « modernes », c’est-à-dire à peu près semblables aux nôtres aujourd’hui, ont longtemps été considérées comme

Apparaissant au XIe ou au XIIe siècle. Les travaux récents de J. Henning (1991) ont montré qu’elles apparaissaient bien plus tôt, vers 700 +/- 50 (sur le site de Kerkhove, près d’Audenarde, Belgique).

Les deux points que je voudrais souligner sont les suivants :

  • (1) la faux et ce qu’elle implique (le foin, les prés…) sont une spécificité européenne ; il n’existe rien de comparable dans le reste du monde (à quelques exceptions près, que je laisse de côté ici) ;

  • (2) en Europe même, la faux n’est pas utilisée partout, ni surtout à partir de la même date ; elle n’a jamais atteint des régions comme le Sud de l’Italie, de la Grèce ou de l’Espagne ; en Irlande, elle n’est introduite qu’au XIIIe siècle, par les anglo-normands, il n’y a pas de mots pour la désigner en gaélique (ni pour le foin), ils seront plus tard empruntés à l’anglais.

A quoi ressemblaient les paysage européens avant que la faux y fût devenue d’usage général ?

Nous pouvons le savoir pour les régions méditerranéennes, où la faux n’a guère été en usage avant le XXe siècle. Dans ces régions, la nourriture du bétail en hiver était assurée en général par la transhumance, système qui a retenu l’attention de nombreux géographes et ethnologues depuis longtemps.

Un autre système moins connu est celui qui était basé sur la récolte des feuilles d’arbre (ou des rameux feuillus). Cette pratique est encore très suivie au Népal, où elle donne aux forêts exploitées pour leurs feuilles un aspect très étrange, aux yeux des profanes que nous sommes. Elle est aussi attestée, jusqu’au début du XXe siècle, dans différentes régions d’Europe allant de la Suède aux Balkans (Grèce du Nord, Bulgarie). Nul doute qu’elle ait été bien plus répandue antérieurement, quand les faux étaient des instruments rares et coûteux ; on en trouve des traces plus ou moins abondantes en Italie, en France, en Espagne…

Pour conclure, je voudrais dire simplement que l’histoire des paysages n’est pas compréhensible sans recours à l’histoire des outillages. A quoi ressemblaient nos forêts il y a trois ou cinq siècles ? Quelle différence entre prés et pâturages ? Pas de réponse sans savoir ce qu’est une faux et comment on s’en sert. A quoi ressemblaient les champs moissonnés, et de quoi était fait le « chaume » qui recouvrait les toits ? Pas de réponse sans connaître les diverses modalités de la moisson à la faucille…