2004c) « Le grand tournant de 1878-1880 »

Agriculture, alimentation, environnement, 90, 3 : 67. [Tapuscrit]

2 versions word :
l’une datée du 16 janvier 2004 [version1] ;
l’autre datée du 16 mars 2004 [version2]

 

LE GRAND TOURNANT DE 1878-1880 [version1]

La fin des années 1870 marque un tournant de toute première grandeur dans l’histoire de l’agriculture française et même, peut-on dire, dans l’histoire économique de l’Europe.

C’est en effet en 1878 exactement que commence un véritable déferlement des blés américains en Europe, déferlement qui déclenche un mouvement rapide de baisse des prix, qui, avec quelques paliers, se poursuivra jusqu’à nos jours.

Ce mouvement séculaire de baisse a été repéré il y a 35 ans par J. Fourastié. Dans son livre sur L’évolution des prix à long terme (1969, PUF), Fourastié établit en effet un graphique pluriséculaire des prix du blé, exprimé en salaires horaires (= nombre d’heures de travail nécessaires pour payer 1 q de blé). Ce graphique (qui sera présenté le jour de l’exposé) met en évidence les faits suivants :

  • sous l’Ancien Régime, les prix sont très élevés et connaissent des oscillations très amples d’une année sur l’autre (alternance abondance/disette), mais leur niveau moyen est stable à long terme (env. 200 h/q) ;

  • au XIXe siècle, jusque vers 1870, ce régime continue, avec seulement un niveau moyen un peu moins élevé (env. 150 h/q) ;

  • dans les années 1870, les prix se mettent à baisser, et malgré un assez long palier de 1895 à 1918, dû aux tarifs douaniers et à la guerre, ce mouvement de baisse ne s’arrêtera plus ; le prix du blé est à 30 h/q vers 1950, ; (il est à moins de 2 h/q aujourd’hui).

Fourastié expliquait cette baisse par le progrès technique, et il avait bien entendu

raison. Mais il est possible de préciser son explication, à l’aide d’une autre série de données : les échanges extérieurs de la France en blé entre 1816 et 1913. D’après ce tableau, c’est en 1878 exactement que se produit un bond considérable des importations de blé. Or l’essentiel de ces importations vient d’Amérique, comme l’écrit A. Ronna (Le blé aux Etats-Unis d’Amérique) en 1880 :

Il a fallu deux mauvaises récoltes successives en Europe, dont la dernière s’étendant, non seulement au blé, mais encore à ses succédanés, le seigle, l’orge, le maïs, la pomme de terre ; il a fallu d’énormes importations de céréales d’Amérique pour éveiller l’attention publique sur une contrée capable de combler en deux ans un déficit de deux cent millions d’hectolitres de grain, et de clore à elle seule l’ère des famines et des prix de disette (souligné par moi).

Ronna a tout dit, ou presque. La disette aurait dû revenir en 1878-1880, comme elle le faisait régulièrement depuis toujours. Ce retour a été prévenu par les importations américaines, et les possibilités de l’Amérique sont telles que pour la première fois dans l’histoire, le cycle des disettes est rompu.

Cette rupture va avoir les conséquences les plus étendues. Jusqu’alors, l’Europe avait vécu sous un régime malthusien, pour ainsi dire : les salaires, au moins ceux des travailleurs non qualifiés, étaient liés au minimum vital (au sens quasi-biologique du terme : arriver à ne pas mourir de faim) par le retour régulier des famines et des disettes. A partir de 1880, ce lien est rompu. Le coût du travail (exprimé en quintaux de blé) se met à monter irrésistiblement, ce qui fait baisser tout aussi irrésistiblement le niveau des fermages et la valeur des terres. Les propriétaires fonciers ne tardent pas à s’en apercevoir, et ils font entendre leurs plaintes avec beaucoup de force. C’est la « crise » de la fin du siècle que les historiens connaissent bien. En réalité, cette crise apparaît comme un changement de régime. La hausse des salaires incite en effet les exploitants à s’équiper en machines, ce qui va contribuer à accroître encore plus les salaires, etc. L’Europe est entrée dans quelque chose de tout à fait inédit pour les esprits du temps, qui est le cercle vertueux du développement.

Mais pourquoi si tard ? Pourquoi seulement en 1878 ?

C’est ici que le détour par l’Amérique s’impose une fois de plus. Le machinisme est né en Europe. C’est en 1786 qu’Andrew et George Meikle mettent au point en Ecosse la première machine à battre vraiment fonctionnelle. Cette machine a tout de suite un immense succès, et il ne faut pas beaucoup plus de dix pour qu’elle arrive en Amérique (notamment chez Jefferson, à Monticello). Mais la conséquence principale de cette invention est qu’elle ouvra la voie à une autre, celle de la machine à moissonner. Un premier modèle fonctionnel est mis au point, toujours en Ecosse, par le pasteur P. Bell dans les années 1820. Très vite exporté aux Etats-Unis également, cette première moissonneuse sera définitivement mise au point (la barre de coupe) par Obed Hussey et Cyrus MacCormick vers 1835. Cette histoire est bien connue dans ses grandes lignes. Ce qu’on connaît moins bien, en Europe du moins, c’est qu’elle est étroitement liée à la colonisation du Middle West, qui commence effectivement vers la fin des années 1830. Cette colonisation est placée dès le début sous le signe de la mécanisation. La pays est quadrillé de lignes de chemin de fer, ponctuées par les elevators où les agriculteurs déposent leur grain. De là, le grain arrive dans les grands centres (Saint-Louis, La Nouvelle Orléans, et surtout Chicago, relié à l’Atlantique par le canal de l’Erié) où il est expédié à l’étranger. Grâce à la mécanisation de la plupart des opérations de récolte et de transport, ce grain arrive en Europe à des prix inférieurs aux prix européens, même quand ceux-ci sont au plus bas, en année d’abondance.

Là est le fait nouveau, nouveau au point d’être inimaginable pour les esprits d’alors, surtout pour les économistes. Il y a longtemps que ceux-ci avaient songé aux ressources des pays neufs. Mais avec prudence. Jean-Baptiste Say, par exemple, pense comme la plupart de ses collègues que les pays neufs sont voués à se peupler, et que quand ils seront peuplés, ils seront logés à la même enseigne que les pays vieux. Leurs récoltes deviendront juste suffisantes pour leurs besoins, et ils entreront dans le cycle des abondances et des disettes qui régit toutes les économies civilisées.

Or jusque vers 1870, les faits semblent bien donner raison aux économistes. Leurs pays neufs sont la Russie du Sud, la Roumanie, mais aussi l’Egypte, l’Inde… Et depuis 1815, les pays de la Mer Noire (par Odessa surtout) ont envoyé des quantités considérables de grain en Europe occidentale. Mais seulement en mauvaises années (en Europe), et tout est là. Car lorsqu’il y a de bonnes années en Europe, leurs prix ne sont pas compétitifs, et ils doivent stocker leur grain ou le donner aux bestiaux, etc., ce qui évidemment pèse sur leurs prix de revient. Ces pays neufs ne sont pas mécanisés, ou très partiellement, et c’est pourquoi ils ne sont pas compétitifs en toutes circonstances. Leurs exportations contribuent certainement à faire baisser le niveau moyen des prix en Europe, mais ne changent rien au cycle immémorial des abondances et des disettes. Les mécanismes malthusiens restent en vigueur.

C’est parce que l’Amérique fut le premier pays neuf et mécanisé qu’elle put rompre ce cycle. Après la guerre de 1914-1918, de nouveaux progrès techniques et scientifiques prendront le relais.

Le 16 janvier 2004 F. Sigaut


LE GRAND TOURNANT DE 1878 [version2]

Le bouleversement des structures de l’agriculture européenne par le blé américain à la fin du XIXe siècle

 En 1969, J. Fourastié publiait L’évolution des prix à long terme, livre qui semble avoir eu peu d’écho, peut-être parce que l’auteur y recommandait à ses collègues économistes de « raisonner le moins possible ». Une des idées qu’il y développait est que les prix nominaux, exprimés en une monnaie quelconque, franc, livre, florin, thaler, etc., n’ont d’intérêt qu’à court terme. A long terme, les conditions de formation de ces prix varient de façon telle qu’il devient impossible de les comparer entre eux. D’où la recherche d’une base stable, que Fourastié croit possible de trouver dans l’heure de travail non qualifié, en pratique le salaire horaire minimum du manœuvre non spécialisé. Il s’agit dès lors d’exprimer le plus de prix possible en cette nouvelle unité qu’est le salaire horaire ainsi entendu, et de voir comment ils varient à long terme. Pour vérifier la validité de sa méthode, Fourastié l’étalonne à l’aide d’un produit dont le prix salarial ou réel, comme il va l’appeler désormais, varie aussi peu que possible : la coupe de cheveux pour homme. Car le fait est que se faire couper les cheveux où que ce soit dans le monde demande quelque chose comme quinze ou vingt minutes. Et Fourastié vérifie, à l’aide de statistiques ramassées dans les pays les plus divers, développés ou non, que le prix de la coupe de cheveux, compté en heures de travail du manœuvre local, est à peu près le même partout. (Ce ne serait plus vrai aujourd’hui avec les coiffures afro ou rasta, mais ne nous égarons pas !)

Les choses ne se passent pas de la même façon avec un produit qui va nous intéresser davantage, le blé. Je ne ferai ici qu’utiliser le graphique où Fourastié résume ses résultats, sans entrer dans le détail des dizaines de pages et des nombreux tableaux où il les justifie. Il est bien évident qu’aujourd’hui, on dispose de séries statistiques plus nombreuses et surtout de méthodes de calcul bien plus puissantes qu’en 1969. Mais il est évident aussi que reprendre tout cela demanderait un énorme travail qu’il n’est pas question d’entreprendre à la légère. Nous nous contenterons donc du graphique tel qu’il est (n°1). Que nous montre-t-il ?

Deux nuages de points, dont celui du haut va nous retenir. Un mot toutefois sur celui du bas, qui montre l’évolution des prix salariaux du XVe siècle à la fin du XVIe. Au XVe siècle, les prix du blé oscillent autour d’une moyenne assez basse : entre 60 et 70 heures par quintal environ. Mais, dans la seconde moitié du XVIe, les prix s’envolent et s’établissent autour d’un niveau presque quatre fois supérieur ! Variation énorme, qui n’a pas manqué d’être aperçue par les contemporains. A cette époque, qui est celle du mercantilisme, l’explication proposée est monétaire : la hausse des prix serait due à l’afflux des métaux précieux venant du Nouveau Monde. Mais Fourastié souligne que si le phénomène n’était qu’une simple inflation, tous les prix auraient dû monter à peu près au même rythme. Ce qui n’est pas le cas : les prix du grain ont pris l’ascenseur, les salaires ont pris l’escalier. Il y a donc autre chose, qui est probablement d’ordre démographique. Après les grandes épidémies de la seconde moitié du XIVe siècle, la France s’est repeuplée. Elle est redevenue un monde plein, où le prix du travail, devenu surabondant, est retombé à son plus bas niveau, qui est celui de la survie physiologique.

Le second nuage de points commence au début du XVIIIe siècle, avec l’oscillation tout à fait extraordinaire que représente la famine de 1709-1710 : le prix du blé y atteint ce qui est peut-être son record absolu, à plus de 500 heures de salaire pour un quintal ! (J’utiliserai dans la suite l’abréviation hs/q.) Dans le reste du siècle, les choses se normalisent un peu, si on ose dire. D’abord parce que les oscillations restent considérables, même si elles tendent à perdre un peu d’ampleur. Ensuite et surtout parce que la moyenne, que Fourastié évalue à près de 200 hs/q, ne baisse pas ; elle tendrait plutôt à augmenter. Au total, il faut bien convenir que le siècle de la douceur de vivre a été pour les salariés d’une dureté que nous ne pouvons plus concevoir aujourd’hui sans un effort d’imagination considérable.

Le XIXe siècle ne marque pas de rupture très sensible avec le précédent, du moins jusque dans les années 1860. Certes, la moyenne des prix du blé est plus basse, elle s’établit probablement aux alentours de 150 hs/q, et elle tend plutôt à baisser qu’à monter. C’est l’effet probable de la redistribution des terres sous la Révolution. Mais les oscillations restent fortes. Ce qui signifie que les disettes sont toujours présentes. Et tous les gouvernements continuent à les redouter, car s’il peut y avoir des disettes sans révolutions (mais presque jamais sans troubles populaires), il n’y a pas de révolution sans disette.

C’est à la fin des années 1870 ou au début des années 1880 que les choses changent, pour prendre une tournure tout à fait inédite. Les prix se mettent à baisser, d’une façon apparemment irréversible, et les oscillations perdent leur importance, soit qu’elles cessent réellement de se produire, soit qu’elles ne se manifestent plus que comme des paliers dans le mouvement de baisse (un de ces paliers, particulièrement important, se situe entre 1900 et 1913). Cette baisse tendancielle continuera tout au long du XXe siècle. Le graphique s’arrête dans les années 1950, quand le prix du blé tourne autour de 30 hs/q. Il doit être aux alentours de 2 hs/q aujourd’hui : nous avons changé d’univers.

Comment s’explique cette baisse, encore plus extraordinaire, si on s’en tient aux chiffres, que la hausse du XVIe siècle ?

Pour Fourastié, la réponse ne faisait pas de doute. Il s’agissait du progrès technique. Les machines, les engrais, la sélection génétique, les pesticides, etc., suffisaient à expliquer ce qui n’est, finalement, que l’effet d’un accroissement prodigieux de la productivité du travail. « Le pouvoir d’achat de la masse a été multiplié par au moins 15 depuis le début du XIXe siècle », écrit-il dans La civilisation de 2001 (1982).

J’adhère pour ma part pleinement à cette explication, et je n’aurais pas songé à y ajouter quoi que ce soit si, à la suite de circonstances qu’il est inutile d’exposer ici, je n’avais pas été amené à construire un autre graphique, celui des importations et des exportations de blé par la France au XIXe siècle, et plus exactement de 1816 à 1913 (n° 2). Que nous montre ce second graphique ?

Dans sa partie gauche, à partir de 1816, on voit une série d’oscillations présentant une certaine régularité. Il y a comme des cycles d’importations, dont il est facile de vérifier qu’ils correspondent aux prix élevés du graphique de Fourastié. Ces importations, d’abord très faibles, s’accroissent sensiblement jusque dans les années 1870, mais de façon progressive, sans rupture bien nette. Parallèlement, les exportations, d’abord négligeables, prennent aussi une certaine importance, même si elles restent d’un ordre de grandeur tout à fait inférieur aux importations. Et les unes et les autres alternent d’une façon fort satisfaisante pour l’esprit : la France importe quand ses récoltes sont insuffisantes et exporte quand elles sont abondantes. Ce qui, en somme, correspond au schéma physiocratique du commerce. A la fin de cette période, dans les années 1870 (mais il faut excepter l’année 1871, qui connaît une famine due évidemment à la guerre), le tableau se brouille. Pendant plusieurs années, le pays exporte presque autant qu’il importe, ce qui est assez étrange… (Je dois avouer que je n’ai pas d’explication à proposer).

C’est en 1878 exactement que le tableau change. Les importations font un bond, et s’établissent pour une vingtaine d’années à un niveau absolument inédit jusqu’alors, qui dépasse plusieurs fois les 2 millions de quintaux. Et leurs minimums sont à peine inférieurs aux maximums de la période précédente. Quant aux exportations, elles s’établissent à un niveau négligeable, quoiqu’à peu près constant ; manifestement, elles n’intéressent plus que quelques marchés captifs.

L’événement de 1878 n’est pas passé inaperçu des contemporains, même si, faute de recul, leurs interprétations nous paraissent aujourd’hui incomplètes. En tous cas, c’est de la fin des années 1870 ou du début des années 1880 que date la grande crise agricole qui est devenue un chapitre classique de toute l’historiographie agraire ultérieure. Une crise qui n’a pas touché seulement la France, mais toute l’Europe, et notamment l’Angleterre ; dans ce dernier pays, la crise met fin à la brillante période du High farming.

La question est alors : d’où viennent ces importations énormes qui submergent les marchés européens à partir de 1878 ? On n’est pas long à s’apercevoir que c’est des Etats-Unis. Dès 1880, Antoine Ronna (1830-1902) publie un important travail sur Le blé aux Etats-Unis d’Amérique (Berger-Levrault), qui ressemble beaucoup à un rapport officiel, sans toutefois que cela soit clairement indiqué. Voici un extrait de sa préface, dédicacée à E. Tisserand :

Il a fallu deux mauvaises récoltes successives en Europe, dont la dernière s’étendant non seulement au blé, mais encore à ses succédanés, le seigle, l’orge, le maïs, la pomme de terre ; il a fallu d’énormes importations de céréales d’Amérique pour éveiller l’attention publique sur une contrée capable de combler en deux ans un déficit de cent millions d’hectolitres de grains, et de clore à elle seule l’ère des famines et des prix de disette.

Clore l’ère des famines…c’est donc qu’elle ne l’était pas. Et effectivement, le fait nous est confirmé par Eugène Risler (1828-1905), dans un long et substantiel article sur « La crise agricole en France et en Angleterre », publié en 1885 dans la Revue des Deux Mondes :

Certes, le secours des blés américains fut un grand bienfait pour nos populations industrielles de l’Europe ; sans eux, nous aurions revu en 1879 les misères de 1846 et de 1817 ; mais aussi, sans leur concurrence, nos fermiers auraient pu trouver dans la hausse des prix une certaine compensation pour la faiblesse de leurs récoltes (p. 546)

Risler est certainement un des auteurs les plus lucides de son époque, et son analyse de la crise est une des plus complètes que j’ai trouvées. Il observe en particulier :

 

- que la crise est générale ; qu’elle touche l’Angleterre autant que la France, l’Europe entière, et même les Etats du Nord-Est de l’Amérique du Nord ;

 

- que la crise est sans rapport avec l’abolition des corn laws en Angleterre en 1846, pas plus qu’avec celle de l’échelle mobile en France en 1861 ;

 

- que la crise se présente comme un bouleversement sans précédent des rapports entre le foncier et le travail ; avec, à l’appui, les deux assertions suivantes :

La quantité de blé que l’on peut acheter avec une journée de travail a quadruplé depuis Louis XIV, triplé depuis Louis XVI et doublé depuis Napoléon Ier (p. 539).

C’est là le fond de la question : la crise est beaucoup moins la crise de l’agriculture que la crise de la propriété, la crise de la rente foncière (p. 564).

Ce sont à peu près les conclusions auxquelles nous avait conduits le graphique de Fourastié. Ce qui est certain, en tous cas, c’est que la dégringolade du foncier ne passe pas inaperçue, d’autant qu’elle fait suite à une longue période de hausse. De 1851 à 1875, note Risler, la valeur vénale des propriétés non bâties avait augmenté de plus d’un milliard par an, soit deux fois plus vite que de 1800 à 1850. En 1905, soit vingt ans plus tard, Méline constate qu’«à la suite de la grande débâcle agricole la valeur de la propriété immobilière en France a baissé de 40 à 50 % » (Le retour à la terre et la surproduction industrielle, p. 105). Et en 1913, dans L’agriculture moderne, D. Zolla réunit un ensemble de statistiques qui permettent de donner une image globale du phénomène (graphique n° 3).

Voilà pour les manifestations, ou si on veut pour les conséquences de la crise. Venons-en maintenant à ses causes, c’est-à-dire à l’afflux soudain du blé américain, en quantités absolument inouïes jusqu’alors. D’où vient cette espèce de coup de théâtre, ce deus ex machina ?

 Observons d’abord que personne n’avait prévu le phénomène – ou plus exactement, qu’aucun de ceux qui l’avaient prévu n’avait été entendu. En 1856, Léonce de Lavergne déclarait avec assurance que :

 

Nos blés n’ont rien à craindre de ceux de Russie, de Pologne et d’Amérique, et nul ne peut vendre de blé à la France à meilleur marché que le producteur français. (« La liberté commerciale », article paru dans la Revue des Deux Mondes et republié dans L’agriculture et la population, 1865.)

 Et à la fin de son livre de 1880, A. Ronna rapporte l’anecdote suivante :

 Il y a à peine une dizaine d’années, lorsqu’on doutait encore de l’influence des blés américains sur nos marchés ; M. Foucher de Careil, de retour des Etats-Unis, provoquait des mouvements d’incrédulité parmi nos agriculteurs, en leur parlant de la fécondité incomparable des terres de l’Amérique du Nord, des facilités de transport et de commerce, des greniers sans cesse renaissants et des machines toujours en mouvement pour récolter les produits de l’agriculture américaine.

Le comte Louis-Alexandre Foucher de Careil (1825-1891) s’était exprimé devant la Société des Agriculteurs de France (Annuaire de 1870, p. 81), mais, plus philosophe qu’agronome, il n’avait pas été pris au sérieux. Il est toujours facile de brocarder aujourd’hui la cécité des experts d’hier, et tel n’est pas mon propos. Je pense cependant que cette cécité doit être relevée pour ce qu’elle signifie. Et en l’occurrence, elle s’explique assez bien. Depuis la fin des guerres napoléoniennes, le monde s’était ouvert partout aux Européens. Dès 1817, la Russie du Sud avait envoyé de grandes quantités de blés en Europe par Odessa et la Mer Noire, atténuant ce faisant une famine qui, sans cela ; aurait peut-être atteint le niveau catastrophique de 1710. Les pays neufs étaient donc à l’ordre du jour. Que pouvait-on en espérer exactement ?

Un appoint assez limité, répondaient la plupart des économistes (Jean-Baptiste Say, par exemple). Les pays neufs avaient certes l’avantage d’être neufs – des terres abondantes, fertiles, gratuites, une population clairsemée et frugale – mais ils n’en avaient pas d’autres. A terme, les terres s’épuiseraient, et il faudrait y mettre des engrais. La population augmentant, les agriculteurs auraient à payer de plus en plus de rentes et d’impôts. Et la part de la récolte consommée sur place irait fatalement en s’accroissant. Les pays neufs, en somme, cesseraient tôt ou tard d’être neufs. Les disettes y feraient leur apparition, conformément à la loi commune. Et le problème redeviendrait ce qu’il avait toujours été : compenser pénuries et excédents par le moyen d’un commerce qui prenne les grains là où il y en trop pour les porter là où il n’y en a pas assez.

Jusque vers 1870, les événements semblent donner raison aux économistes. Les pays neufs sont la Russie et l’Amérique, mais aussi l’Egypte ou l’Inde, l’Algérie ou la Sicile… Or tous ces pays ont leurs propres alternances de bonnes et de mauvaises récoltes. Risler observe qu’en 1866, le blé est arrivé plusieurs fois à être plus cher à New York qu’à Paris ! Et dans son étude sur les exportation américaines, Ronna note qu’avant 1860, les Etats-Unis ne pouvaient exporter en Europe qu’en bonnes années (chez eux) ; de 1860 à 1872, ce sont la Russie, la France et l’Allemagne qui fournissent la moitié du marché anglais (51%), alors que les Etats-Unis et le Canada n’en fournissent qu’un tiers et le reste du monde 16%. C’est seulement en 1872, d’après lui, que les Etats-Unis dépassent la Russie, et prennent sur le marché anglais une part prépondérante qu’ils ne perdront plus.

Que s’est-il donc passé ?

Il s’est passé, à mon sens, qu’à partir de 1840, les Etats-Unis et le Canada se sont lancés dans un mouvement sans précédent de mécanisation. Bien entendu, ce mouvement n’a pas produit tous ses effets immédiatement, il a d’ailleurs été retardé par la guerre de Sécession. Et il n’a pas suffi de mettre au point les machines agricoles, il a fallu aussi unifier, interconnecter les réseaux (canaux, chemins de fer), édifier partout des elevators, mettre au point des techniques commerciales et financières adéquates, etc. Mais les choses sont tout de même allées très vite. Dès 1870, le système est en place. Et alors, la chance vient au secours des Américains. De 1871 à 1880, la Grande-Bretagne connaît huit mauvaises années sur dix, et les énormes besoins du marché anglais exercent une incitation puissante sur la production américaine. Puis arrivent les années catastrophiques de 1878 et 1879  où l’Europe entière est au bord de la famine… C’est à cause de leur degré incomparable de mécanisation que les Etats-Unis sont capables de faire face, à eux seuls ou presque, à un événement d’une telle magnitude. Les autres pays neufs, qui sont beaucoup moins mécanisés, ne sont pas en état de les suivre, du moins pas tout de suite. Ils ne le pourront que dans la mesure où ils se mécaniseront à leur tour. En attendant que les progrès techniques et scientifiques se généralisent à l’ensemble des pays dits développés, ce qui est une autre histoire.

Ma conclusion serait celle-ci : ce n’est pas parce qu’elle était un pays neuf que l’Amérique a joué le rôle essentiel que j’ai tenté de mettre en évidence, c’est parce qu’elle était un pays neuf etmécanisé. Certes, la mécanisation avait commencé en Europe, dès la fin du XVIIIe siècle. La première machine à battre fonctionnelle est mise au point en Ecosse en 1786, et la moissonneuse suivra à la fin des années 1820 (l’histoire est passionnante, mais n’a pas sa place ici). En Europe, cependant, les structures établies étaient trop rigides, le rapport population/subsistances trop tendu pour que la mécanisation pût se développer librement. Il fallait d’abord que soit desserré ce que je suis tenté d’appeler le garrot malthusien, c’est-à-dire le retour régulier des disettes, qui interdisait tout changement fondamental dans le rapport foncier/travail. Et ici, les économistes du XIXe siècle avaient raison : l’apport des pays neufs pouvait améliorer un peu les choses, mais dans des limites assez restreintes et pour un temps seulement. C’est la mécanisation, dans la mesure où elle a pu se déployer sans entraves en Amérique du Nord, qui a produit ce qu’il faut bien appeler une révolution économique et sociale. Révolution sans précédent, tant elle a bouleversé les conditions dans lesquelles vivent les sociétés qui l’ont connue. Le prix réel du blé (en heures de salaires par quintal) n’est plus aujourd’hui qu’une très petite fraction (de l’ordre de 2%) de ce qu’il était avant 1875, et une foule d’autres ratios ont suivi la même pente. Nous vivons dans un univers qu’il était absolument impossible à nos ancêtres d’imaginer, même les plus clairvoyants et les plus progressistes d’entre eux. Et réciproquement, l’univers qui était le leur est presque inconcevable pour nous. Même aux pires moments de l’occupation allemande, en 1943 et 1944, les populations civiles de la France n’ont pas connu l’équivalent de ce qui était encore une disette « ordinaire » au milieu du XIXe siècle.

Je ne peux mieux faire pour finir que de citer à nouveau Fourastié, dans un autre de ses livres (La civilisation de 1960, 1947, p. 43) :

80% de nos ancêtres ont vécu d’un quignon de pain et d’un oignon par jour. J’ai vu moi-même mon grand-père partir aux champs pour toute une journée avec ces provisions : le matin et le soir, il mangeait de plus une soupe comme on la fait en Quercy. Il disait qu’il était le premier de sa lignée qui mangeait à sa faim en dehors des jours de noces ; je suis donc le troisième…

Fourastié aimait raconter cette histoire à ses étudiants, dont je fus, aux environs de 1975. Je n’ai pas songé, à l’époque, à lui demander à quelle date son grand-père avait cessé de vivre tous les jours avec sa faim. Mais j’ai plaisir aujourd’hui à penser que cela a pu se passer dans les années qui ont suivi 1878.

Le 16 mars 2004 François Sigaut