2004b) « Folie, réel et technologie. À propos de Philippe Bernardet, Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique, Paris, Fayard, 1989 » et « Addendum »

« Folie, réel et technologie. À propos de Philippe Bernardet, Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique, Paris, Fayard, 1989 », Travailler, 12 : 117-130 [rééd.].
 et « Addendum », 12 : 131-134. [http://www.cairn.info] [Tiré à part] [tapuscrit]

[Addendum à la réédition de « Folie, réel et technologie »]

 

 

 

« Toute ma vie, je n’ai vraiment craint qu’une chose, être le seul à savoir, situation qui m’a toujours paru la plus périlleuse, parce qu’elle expose à être, soit un dieu, soit un insensé. »

 

 

 

Ce mot de Vico (De nostri temporis studiorum ratione, 1708) montre que le problème que j’ai exposé il y a quinze ans dans « Folie, réel et technologie » avait été aperçu par certains philosophes depuis fort longtemps. Je voudrais profiter de la réédition de cet article pour ajouter quelques références, d’ordre bibliographique, qui m’étaient inconnues quand je l’ai rédigé.

 

Comme le montre cette citation de Vico, l’idée que le réel doit être social pour être vraiment réel est ancienne. Elle remonte au delà d’Espinas (1878), chez qui je l’avais trouvé d’abord. La difficulté est qu’elle se présente en général sous la forme d’allusions ou de digressions, ce qui ne permet pas d’entreprendre des recherches systématiques. Dans ce domaine, on est obligé de se fier au hasard. Les hasards heureux deviennent un peu plus nombreux au XXe siècle, comme le montrent les passages suivants, qui appartiennent d’ailleurs à des auteurs peu connus :

 

 

 

« La vie sociale implique en effet pour ceux qui y participent dans une même société, une technique commune. Les non-initiés y font l’objet de fous ou de sauvages. » (Louis Weber, Le rythme du progrès, 1913 : 95.)

 

 

 

« … nous sommes obligés de concevoir ce que les sensations d’esprits divers présentent de concordant comme provenant d’une source placée en dehors de l’esprit. » (Emile Meyerson, Le cheminement de la pensée, 1930, I : 116.)

 

 

 

« Ce qui distingue la réalité du rêve, c’est d’abord la possibilité de rêver ensemble […] Le premier lien qu’il nous soit donné de constater entre les expériences individuelles est celui qui assure la réalité de la matière. » Robert Lenoble, Essai sur la notion d’expérience, 1943 :209.)

 

 

 

L’idée est donc bien là, même si les expressions diffèrent. La question est de savoir si elle a donné lieu à de véritables recherches, concrètes et suivies. C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse, à une exception près : il s’agit du livre de P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité (1986, mais l’édition originale américaine est de 1967). Cet ouvrage, dont j’ai découvert l’existence en 1994, est à la fois classique (pour certains sociologues) et inconnu (pour les autres). Situation malheureusement assez fréquente, qui reflète le manque de communication entre les disciplines qui constituent ce qu’on appelle les sciences sociales.

 

C’est pourquoi, peut-être, il est souvent utile de reporter notre regard sur un passé où les diverses disciplines étaient moins jalouses de leurs territoires respectifs qu’aujourd’hui. Du côté de la psychologie, deux auteurs me semblent devoir être particulièrement signalés : James M. Baldwin (1861-1934) et Henri Wallon (1879-1962). Je ne vais évidemment pas résumer ici deux œuvres aussi monumentales, ni même m’aventurer dans une bibliographie que les lecteurs intéressés retrouveront sans grande peine. Je voudrais seulement dire que dans l’œuvre de Baldwin, le problème des rapports ego-choses-autrui est central ; il est seulement dommage que Baldwin ait cru devoir fabriquer, pour exprimer ses concepts, un vocabulaire assez ésotérique qui est un obstacle réel pour les lecteurs d’aujourd’hui. Quant à Wallon, qui est moins loin de nous, je me borne à dire que j’ai trouvé très suggestif le chapitre sur « L’acte et l’effet » qui est dans L’évolution psychologique de l’enfant (1941).

 

Après la psychologie, l’histoire. Je m’étais contenté, dans mon article initial, d’une allusion sans commentaires à l’excentricité anglaise. Comme il fallait s’y attendre, j’ai découvert depuis qu’il existait sur ce sujet une littérature relativement abondante. Ici encore, je ne citerai qu’un seul titre, L’excentricité en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle (sous la dir. de Michèle Plaisant, Lille 1976). L’excentricité est un phénomène historique dont la chronologie est bien connue : elle commence vers la fin du XVIIe siècle et se prolonge assez avant dans le XIXe, mais c’est au XVIIIe que se situe son âge d’or. L’ excentricité était un privilège aristocratique, et on comprend bien pourquoi : seuls des individus à la fois riches, oisifs et absolument sûrs de leur place dans la société pouvaient se livrer sans danger à un jeu qui consistait à simuler la folie avec le plus grand sérieux, jeu qui n’était possible que parce que leur entourage faisait mine de ne s’apercevoir de rien. Peut-être, en outre, ce jeu était-il le moyen de donner du sens (sous la forme de non-sens) à des existences si faciles et si futiles qu’elles n’en avaient plus d’autre. La question serait de savoir ce qui exactement, dans la société anglaise du XVIIIe siècle, a conduit à un développement qu’on ne retrouve nulle part ailleurs sous la même forme.

 

On peut aussi se demander si l’excentricité n’a pas elle-même été à l’origine d’autres phénomènes spécifiquement anglais comme le spleen, le nonsense et l’humour, dont le succès littéraire remplit le XIXe siècle. Nous retrouvons avec cette question un domaine qui est pour nous d’une richesse inépuisable, celui de la fiction.

 

En 1990, j’avais cité, entre autres, Courteline, Orwell, Wodehouse… J’avais omis un auteur qui peut-être les surpasse tous, je veux parler de Pierre Boulle (1912-1994). Boulle a été le contemporain d’Orwell (1903-1950), et les deux auteurs ont en commun d’avoir été, l’un fonctionnaire en Birmanie, l’autre ingénieur en Malaisie (dans une plantation d’hévéas).

 

Et cette expérience commune les a tellement marqués, l’un et l’autre, que je me demande comment il a pu échapper à leurs commentateur respectifs. En dépit des apparences, Orwell et Boulle sont infiniment proches, même si le premier est plutôt un créateur de mythes, alors que le second utilise plutôt le roman comme un moyen d’analyse, avec d’ailleurs une rare subtilité.

 

On peut revoir Le pont de la rivière Kwaï (le film). Il faut surtout (re-)lire le roman (1952), qui raconte comment les Anglais vaincus et prisonniers reprennent l’avantage sur leurs gardiens japonais en construisant « leur » pont, à « leur » façon. Politique qui leur réussit si bien que le colonel Nicholson, qui en est le « père », en arrive à oublier que « son » pont sert l’ennemi. Il refuse l’idée de le voir détruit et dénonce le commando venu le faire sauter, trahissant ainsi son pays.

 

Il faut aussi lire Le sacrilège malais (1951), qui est le récit, en grande partie autobiographique, des aventures kafkaïo-courtelinesques d’une ingénieur français venu s’occuper d’hévéas dans une Malaisie colonie britannique, peuplée, outre les Malais, et les Britanniques, de Chinois et de Tamouls qui voient tous le monde à « leur » façon… A la fin du roman, la deuxième guerre mondiale lui apparaît comme le moyen de sortir de ce qu’il ne parvient pas à regarder autrement que comme un monde de fous. Le passage suivant me servira de conclusion :

 

 

 

« On ne vit pas impunément dans un univers où toutes les activités convergent vers un labyrinthe de guillemets et de lettres majuscules […] On ne peut pas humainement demander à un être de rester indéfiniment lui-même devant le douloureux et démoralisant spectacle de l’incohérence et de l’insignifiance. Ou il disparaît, absorbé par l’organisme, ou il est fatalement amené un jour à tenir ce raisonnement : « Ou bien je suis fou, ou ils le sont. Dans l’un ou l’autre cas, il n’existe rien au monde de plus important pour moi que de sortir de ce royaume. » La velléité de s’échapper prend alors la forme d’une idée fixe et étouffe tout autre sentiment. » (Le sacrilège malais, p. 342 dans l’édition des Romans héroïques, Omnibus 1996.)

 

 

 

 

 

François Sigaut Le 13 avril 2004