2012a) « Lacombe, Taine et le racisme »

In Agnès Fine et Nicolas Adell (dir.), Histoire et anthropologie de la parenté. Autour de Paul Lacombe (1834-1919), Paris, éd. du CTHS, pp. 245-256. [Tapuscrit]

LACOMBE, TAINE ET LE RACISME

Ce n’est pas sans hésitations que j’emploie ici le terme de « racisme », tant il comporte d’acceptions et de connotations différentes. Le racisme « ordinaire » n’est bien souvent qu’une variante de cette xénophobie universelle que Lévi-Strauss a si bien décrite naguère1. Si l’on voulait être exact, il faudrait réserver le terme de racisme aux théories qui affirment, (1) qu’il existe des races biologiques, identifiables et stables en longue période, (2) que ces races sont inégales en intelligence, et (3) que ces inégalités intellectuelles sont irrémédiables parce que biologiquement déterminées. Il va sans dire que ces théories ont aujourd’hui pratiquement disparu et que s’il leur reste des partisans, ceux-ci n’osent plus s’exprimer ouvertement. C’est dans le monde savant, du milieu du XIXe siècle aux années 1930 que ce racisme théorique ou savant a connu son apogée. Comment expliquer ce développement ? À quels besoins correspondait-il, quel rôle a-t-on voulu lui faire jouer ? Les réponses à ces questions ne sont pas toutes évidentes. Les racismes réels, politiques ou populaires, se passent assez bien de théories. Ils trouvent leur cohérence dans le mépris, la peur ou la haine d’un « autre » dont le fait qu’il soit différent suffit à justifier ce mépris ou cette haine. Reste que dans l’Europe du XXe siècle, les théories raciales ont prêté au racisme politique une apparence de respectabilité qui lui a été bien utile. D’où l’intérêt de les mieux connaître.

En 1906, Paul Lacombe publie un livre intitulé La Psychologie des individus et des sociétés chez Taine, historien des littératures. Quel rapport avec le racisme ? C’est que le premier tiers du livre (127 pages sur 375) est consacré à une critique serrée du racisme savant (avant la lettre) que Taine exprime dans son Histoire de la littérature anglaise, publiée en 1864. Je ne peux mieux faire, pour donner une idée de la critique de Lacombe, que de reproduire les titres des quatre chapitres qui composent le premier tiers de son livre :

 

I.- Les thèses capitales de Taine exposées sommairement dans l’Introduction à l’Histoire littéraire d’Angleterre.- La thèse des races y tient le premier rang (pp. 1-24).

 

II.- Construction imaginaire des races anglo-saxonne et latino-française (pp. 25-58).

 

III.- L’histoire de la littérature anglaise considérée comme une expérience, destinée à démontrer la réalité de la race anglo-saxonne (pp. 59-113).

 

IV.- Discussion de l’idée de race en elle-même (pp. 115-127).

 

Je dois commencer par dire que j’ai découvert ce livre de Lacombe par hasard, sur les rayons d’un bouquiniste (comme La Famille dans la société romaine). Mais une nouvelle fois, ma surprise fut totale. Taine raciste ? Première nouvelle ! J’avais certes, comme tout le monde, entendu parler de sa trilogie favorite : la race, le milieu, le moment. Mais c’était là un vague et ancien souvenir qui, dans mon esprit, ne signifiait rien de concret. Or voilà que dans son livre, Lacombe montrait (sans jamais employer le terme) que Taine avait été raciste. Un raciste savant et distingué, certes, et uniquement préoccupé de rendre compte de différences d’ordre esthétique entre littératures anglaise et française. Mais un raciste tout de même, voire un raciste confirmé si on fait référence aux points (1) à (3) que je viens d’évoquer. Cela remettait en cause les idées, peu originales à vrai dire, que j’avais sur le racisme et son histoire. Et en même temps, cela rejoignait d’autres observations que j’avais eu l’occasion de faire en ordre dispersé sans trop savoir comment les relier entre elles, et qui prenaient du coup une signification nouvelle. C’est le résultat de ce remaniement d’idées plus ou moins reçues que je présente ici.

À l’époque où Lacombe publie son ouvrage sur Taine (1906), le racisme savant est probablement à son apogée. Il soulève en tous cas d’autant moins d’objections que les horreurs à venir du nazisme sont proprement inimaginables. Un bon exemple est à mon sens l’ouvrage de Lucien Lévy-Bruhl sur Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, paru en 1910, qui inaugure le thème de la « mentalité primitive ». Qui aujourd’hui oserait parler de  sociétés inférieures ou de mentalité primitive ? Sans doute Lévy-Bruhl n’affirme-t-il pas explicitement que l’infériorité des primitifs leur est congénitale. Mais cette infériorité est pour lui un fait, une évidence, qu’il s’agit d’analyser « scientifiquement » . Le moins qu’on puisse dire est que si ce n’est pas du racisme, on n’en est pas très loin. On m’objectera peut-être qu’il y a quelque anachronisme à taxer aujourd’hui Lévy-Bruhl de racisme. Mais comment le dire autrement ? Au début du XXe siècle, notre concept de racisme n’existe pas, pas à l’état explicite du moins. D’après mon édition du Robert (1967), le mot n’apparaîtrait qu’en 19312. Dès lors, pour se prémunir contre le reproche d’anachronisme, faudrait-il s’interdire de l’employer pour des périodes antérieures ? Il est parfaitement vrai que des propos qui seraient aujourd’hui considérés comme inacceptables pouvaient alors être tenus sans problème. Est-ce une raison suffisante pour dire aujourd’hui que ces propos n’étaient pas racistes ? La réponse ne me paraît pas douteuse. Ce n’est pas parce qu’aucun de leurs contemporains n’a accusé Taine ou Lévy-Bruhl de racisme que le racisme est absent de leurs écrits. La meilleure preuve étant peut-être que ce « racisme » qui n’avait pas encore de nom a été critiqué, et vertement parfois3.

À quoi tient cette normalité de ce que nous considérons aujourd’hui comme du racisme ? Je crois qu’il faut faire intervenir la situation démographique générale. Vers 1900, les peuples dits indigènes ou de couleur sont partout en déclin, si ce n’est en voie de disparition. Les guerres, les épidémies, l’usurpation de leurs terres ou de leurs ressources par les colons venus d’Europe les ont partout durement atteints. Toute résistance de leur part a cessé. À quelques exceptions près (le « péril jaune »), ils ne sont plus perçus comme une menace. Au contraire, c’est eux qui sont menacés de disparaître. Et dans des conditions dont la brutalité, l’atrocité ne sont plus niables. La façon dont les Tasmaniens ont été exterminés par les colons anglais, qui les chassaient comme du gibier, fait l’objet de récits qui circulent largement. Et si le Congo est finalement placé sous l’administration du gouvernement belge (en 1908), c’est parce que le roi des Belges, auquel il avait été d’abord remis comme une propriété privée, avait sous-traité le pays à des exploitants dont les exactions avaient fini par faire scandale. Il y aurait bien d’autres exemples. L’infériorité des peuples indigènes n’est pas remise en cause, leur triste sort en est une conséquence. Mais ceux-ci apparaissent désormais comme des victimes, ce qui leur vaut, disons, une certaine sympathie. On pourrait parler de racisme bienveillant. Il ne s’agit plus de combattre les indigènes, mais de les pacifier et de les éduquer, et les nouveaux héros civilisateurs s’appellent Savorgnan de Brazza (1852-1909) ou le bon docteur Schweitzer (1875-1965). Il n’est pas nécessaire, je crois, de préciser que ce tableau idyllique ne correspond qu’à une partie de la réalité. Mais il a sa réalité, qui se reflète dans une certaine littérature populaire, dans les manuels scolaires, etc. Il fut un temps où le colonialisme s’est voulu civilisateur et le racisme bienveillant, c’est un fait. Et c’est un fait dont il faut tenir compte si on veut comprendre pourquoi les théories raciales soulevèrent si peu d’objections en ce temps-là.

L’autre fait sur lequel je voudrais insister pourra paraître paradoxal, mais c’est précisément pour cette raison que je crois nécessaire d’y insister. D’autant que la lecture de Taine par Lacombe y mène tout droit. C’est le fait qu’au XIXe siècle, la question raciale ne concerne pas tant les peuples de couleur que les peuples européens. Il ne s’agit pas de discuter l’infériorité des indigènes, personne ne la conteste vraiment. Il s’agit de savoir pourquoi il y a de telles différences entre les peuples européens eux-mêmes, et notamment entre ceux du Nord et du Midi, pourquoi certains d’entre eux ont ceux pris la tête dans la marche au progrès, tandis que d’autres s’attardent ou déclinent. À quoi tient la supériorité des Anglo-saxons ? Ce titre d’un ouvrage d’Edmond Demolins paru en 1897, situe parfaitement le problème. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’Angleterre a pris le dessus sur toutes les autres nations européennes. Son industrie, son commerce dominent partout, et elle s’est emparée d’un immense empire colonial, ne laissant que des miettes aux autres pays. Il est vrai que l’Allemagne (dont la puissance s’impose après 1870) et la Russie lui emboîtent le pas. Mais ce sont des nations du Nord. Les nations du Midi connaissent toutes un déclin plus ou moins prononcé. À quoi tout cela tient-il ?

À la race, bien sûr, je vais y revenir. Mais ce n’est pas la seule explication possible. J’en trouve au moins trois autres, que je voudrais évoquer brièvement ; ce sont, par ordre chronologique, la religion, le régime successoral et l’éducation.

La religion, c’est le protestantisme. Une tradition étonnamment vivace prête à Max Weber la paternité de la théorie selon laquelle le protestantisme aurait été la matrice du capitalisme. Cette tradition est doublement étrange. D’abord parce que la théorie est fausse, comme l’ont vu tous les historiens qui ont pris la peine de l’examiner d’un peu près4. Ensuite parce qu’elle n’est pas de Max Weber. Quand celui-ci publie ses deux articles de référence, en 1904 et 1905, la théorie existait déjà depuis au moins un siècle. Tawney la fait remonter à la fin du XVIIe siècle, quand elle aurait commencé à servir d’argument dans les controverses religieuses entre catholiques et réformés. Mais sans remonter aussi haut, on la trouve sous une forme parfaitement explicite dans l’Essai sur l’esprit et l’influence de la Réformation de Luther, de Charles Villers, publié en 18045. Et en 1828, C.J.A. Mathieu de Dombasle présente comme « généralement observé » le fait que « les nations protestantes sont généralement plus riches et plus industrieuses que les peuples catholiques »6. Bien entendu, les catholiques ne restèrent pas sans réagir, suscitant de nouvelles répliques des protestants, etc. Le résultat fut une polémique nourrie, qui dura jusque dans les années 1880, et produisit des centaines d’articles, de brochures et même quelques livres dans les principales langues européennes. On ne peut manquer, quand on a découvert l’existence de cette littérature, d’être véritablement abasourdi par le mutisme de l’historiographie classique sur ce sujet. D’autant que la controverse ne fut pas seulement théorique. Si en effet c’était le protestantisme qui faisait la supériorité des Anglo-Saxons, le remède était d’y convertir les Français, ou du moins leurs élites. Ce fut un projet auquel s’attacha, entre autres, Edgar Quinet – sans grand succès à vrai dire.

Après la religion, ce fut la race. Je me borne ici à rappeler quelques dates : l’Essai sur l’inégalité des races humaines, de Gobineau, fut publié en 1853-1855, soit un demi-siècle après l’Essai sur… Luther de Charles Villers et dix ans avant l’Histoire de la littérature anglaise de Taine. Taine avait-t-il lu Gobineau ? Je l’ignore, mais il est au moins permis de le supposer.

Après la religion et la race, ce fut le tour du droit successoral. Ici encore, je ne peux qu’effleurer le sujet. Frappé par les avantages qui lui paraissaient tenir aux systèmes inégalitaires de transmission des patrimoines, notamment en Angleterre, Le Play proposa qu’on établît en France la liberté de tester (La Réforme sociale, 1864). Ses adversaires lui reprochèrent évidemment de vouloir revenir au droit d’aînesse de l’Ancien Régime, ce qui lui ôtait toute chance d’aboutir. Il n’en reste pas moins que cette proposition fut inspirée, comme les précédentes, par le désir de rattraper l’Angleterre.

 En dernier lieu, il y eut l’éducation. L’histoire, ici, est particulièrement longue et complexe. Mais dans ce domaine aussi, c’est l’Angleterre qui est la référence. On assiste, dans les années 1880, à une véritable découverte (ou re-découverte ?) du système éducatif anglais. Système caractérisé entre autres par une étonnante autonomie des élèves (étonnante vue de France), par la pratique des sports, etc. En 1881, André Laurie7 publie chez l’éditeur Hetzel La Vie de collège en Angleterre, une description romancée, qui sera suivie d’une douzaine d’ouvrages semblables sur La vie de collège dans tous les pays. Laurie publiera aussi plusieurs titres sur la vie des universités... En 1886, c’est Pierre de Coubertin qui découvre à son tour les méthodes d’éducation anglaises, découverte qu’il expose l’année suivante dans une conférence sur « L’Éducation anglaise » devant la Société [leplaysienne] des Études Sociales8 ; tout le monde connaît la suite. Finalement, nous retrouvons E. Demolins. Convaincu que La supériorité des Anglo-saxons est due à leur système éducatif, il fonde l’École des Roches en 1899 pour y appliquer ses idées9.

Y a-t-il eu d’autres théories ? C’est fort possible. Mais l’existence de celles-là suffit à mon propos, qui est de comprendre quelle fut la véritable fonction du racisme savant dans l’Europe du XIXe siècle. Il ne s’agissait pas de justifier les entreprises coloniales et la domination des Européens sur les peuples indigènes, car ces choses allaient de soi et n’avaient pas besoin de théories. Il s’agissait de rendre compte des inégalités entre peuples européens, et éventuellement d’y trouver des remèdes. On a vu quels remèdes avaient été proposés en matière de religion, d’héritage et d’éducation. En matière de race, il y eut aussi un remède : l’eugénisme. Je n’ai pas besoin d’en souligner l’importance10.

Mais revenons à Lacombe, ou plutôt à Taine lu et critiqué par Lacombe. La première chose qui peut nous surprendre aujourd’hui, c’est l’absence de toute référence morale dans cette critique. On en aura compris, je crois, la raison. Le racisme de Taine est une construction intellectuelle, et il n’est que cela. Il ne s’intéresse pas à l’avenir, mais au passé. Son propos n’est pas de justifier un quelconque programme politique, mais d’interpréter des différences d’ordre esthétique entre, par exemple, un classicisme considéré comme typiquement français (ou latin) et un « romantisme » (le mot ne convient pas tout à fait) supposé inhérent à l’esprit anglo-saxon (ou germanique).

Pour nous qui le lisons un siècle plus tard, Lacombe n’a pas eu grand mal à montrer tout ce qu’il y a de faux, d’imaginaire ou d’arbitraire dans le propos de Taine, et nous sommes tentés de penser qu’il s’est donné bien du mal pour pas grand-chose. C’est bien le signe que nous avons changé d’époque. Car si Lacombe s’est donné tant de mal pour réfuter Taine, il devait bien avoir ses raisons. Il faudrait, pour retrouver ces raisons, des recherches plus approfondies que les quelques lectures dont j’essaie de rendre compte ici. Je dirai seulement que selon toute vraisemblance, les idées de Taine jouissaient encore vers 1900 d’un grand prestige dans le monde universitaire français.

Je ne crois pas possible de présenter la réfutation de Lacombe en détail. Il y faudrait des développements beaucoup trop longs pour un simple article, et, je dois l’avouer, plutôt fastidieux. Je me bornerai donc à un ou deux exemples.

Le premier porte sur la littérature elles-même. « Qu’est-ce que la littérature ? demande d’abord Lacombe (p. 2). Qu’est-ce que ce terme contient, englobe, et qu’est-ce qu’il ne contient pas ? » Taine n’en dit rien. Or si on laisse cette question sans réponse, on ne sait plus de quoi on parle. On mélange tout, les codes juridiques et les poèmes, les récits historiques et les comédies, et on se donne la liberté d’y prendre tout ce qui va dans le sens de la thèse qu’on soutient. C’est un peu trop facile, dit Lacombe. Il faudrait d’abord réunir des corpus de textes relativement homogènes (il n’emploie pas ce genre d’expressions, bien sûr). Sinon, on pourra toujours prouver tout ce qu’on veut.

Limitons-nous cependant au théâtre. Il est vrai qu’ici, le contraste est évident entre l’exubérance du théâtre élisabéthain en Angleterre (Marlowe, Shakespeare, Ben Jonson…) et le formalisme contraint du théâtre en France un demi-siècle plus tard. Pour Taine, ce contraste est une expression (parmi d’autres) du contraste entre les races, même s’il reconnaît que d’autres facteurs, plus immédiats, sont intervenus pour permettre ou favoriser cette expression. L’Angleterre d’Elisabeth s’est brusquement enrichie, grâce notamment au commerce des laines. Et dans une société relativement ouverte, où les différences de classes n’empêchent pas les gens de se fréquenter, ce brusque enrichissement produit un public mélangé, avide d’amusements variés et de sensations fortes. Le théâtre élisabéthain est à l’image de ce public. Dans la France de Louis XIV en revanche, l’instauration de la monarchie absolue réduit la noblesse à l’oisiveté. Il ne lui reste qu’à cultiver des pratiques de bon goût qui marquent sa différence avec le peuple. Le classicisme, avec ses règles de plus en plus exclusives, est le produit de cet élitisme social. Ce que Lacombe reproche à Taine, ce n’est pas d’ignorer ces faits, c’est de ne les considérer que comme des influences favorisant l’expression des caractères permanents de chaque race. Car si c’était le cas, comment comprendre que les deux épisodes aient été aussi brefs ? La grande période du théâtre élisabéthain n’aura pas duré beaucoup plus de cinquante ans, et il était déjà moribond avant que le puritanisme (qui lui aussi exprime le caractère anglo-saxon !) ne vienne l’achever. Le classicisme français se survivra un peu plus longtemps, jusqu’à la Révolution en fait, mais à un niveau moyen assez médiocre. Il n’est pas sûr, d’ailleurs, que ce soient les pièces les plus « classiques » qui aient eu le plus de succès, même à la grande époque. Le jugement des manuels de littérature est une chose, la fréquentation des théâtres en est une autre.

On pourrait en dire à peu près autant pour le roman, avec des chronologies un peu différentes –ce qui confirme que la race n’y est vraiment pas pour grand-chose. Mais, se demande Lacombe, pourquoi l’Angleterre du XVIIIe siècle produit-elle beaucoup plus de romans que la France, et des romans souvent longs, diffus écrits un peu n’importe comment ? À cause du public qui les achète, pense-t-il, « un public dispersé, qui vit à la campagne dans des logis isolés… » où entre le père tout-puissant, les frères jaloux les uns des autres ou conjurés contre l’aîné, et les filles traitées en subordonnées, les relations sont plutôt distantes. « Il se forme là, conclut Lacombe (pp. 293-296), des caractères enclins à la rêverie, au mutisme, à la tristesse, à un certain égoïsme, celui que j’appellerais volontiers l’égoïsme défensif. […] Chateaubriand à Combour [sic] me fait assez l’effet d’un jeune Anglais. » Je n’aurais peut-être pas choisi de citer ce passage s’il ne m’avait pas rappelé un roman beaucoup plus récent, L’Amour dans un climat froid, de Nancy Mitford (1949), où l’ambiance est exactement celle imaginée par Lacombe.

Que vient faire la race dans tout cela, finalement ? N’est-ce pas simplement un autre mot pour « mentalité » ? La polysémie du terme au XIXe siècle est telle que cette hypothèse n’est pas sans vraisemblance. Mais c’est Taine lui-même, apparemment, qui a tenu à ce que la mentalité soit affaire d’hérédité, donc de race. Le milieu, le moment ont certes leur importance, mais… « comme cause efficiente, la race a été placée par Taine bien au dessus des deux autres », écrit Lacombe (p. 23). Alors même que plus on avance dans l’analyse, plus on est conduit à s’apercevoir que le rôle de la race est effacé, indistinct, jusqu’à ce que la notion même de race perde toute consistance. Je ne peux mieux faire, pour finir, que de citer la conclusion que Lacombe donne à la fin de son chapitre IV (pp. 126-127) :

« Discussion d’un intérêt purement psychologique, en somme, que cette discussion sur la race ; débats sans intérêt pratique, sans application certaine à l’histoire ; car s’il y a eu, dans le début, des races effectivement distinctes, quand l’humanité se composait de groupes espacés sur la surface du globe, et par suite dans des conditions physiques assez différentes, il y a beau temps que la guerre et la paix ont sassé et ressassé la pâte humaine, au moins dans les pays les plus intéressants pour l’histoire : invasion sur invasion, pénétration pacifique, association politique et synœcisme, transplantation de vaincus, esclavage, mariage, infiltrations individuelles, vingt causes ont, dans ces pays, mêlé, confondu ensemble les membres de peuplades diverses. Allez donc reconnaître sûrement en France qui tient du Celte, qui tient du Romain, qui tient du Germain, de l’Ibère, du Basque, de l’Arabe, sans parler des peuplades antérieures à l’histoire et innommées, que les premiers envahisseurs historiques ont à coup sûr trouvées sur le sol. Et alors, quand vous nous expliquez que tel grand homme manifeste l’esprit latin ou l’esprit germain, vous ne savez seulement pas s’il contient un seul globule de sang latin, de sang germain ; et à supposer un mélange, vous conviendrez que vous n’en savez pas les proportions. »

Est-ce à dire, en fin de compte, que la controverse Taine-Lacombe relève de l’anecdote, qu’elle était sans enjeu véritable ?

Je ne le pense pas, parce que je crois qu’il n’y a rien de mineur à priori dans l’histoire. Ou pour mieux dire, que les phénomènes les plus importants peuvent devoir leur existence à des causes insignifiantes en apparence. Sans doute, le racisme de Taine n’était-il qu’une théorie historique assez inoffensive. Mais dans quelle mesure a-t-il contribué plus tard à légitimer, à rendre acceptable le racisme criminel ? Je m’empresse de dire que je n’ai pas la réponse à cette question, mais je crois important de la poser. Car à ne voir dans le racisme que des intentions malfaisantes, on risque de se couper d’une partie des faits qui expliquent son succès.

Ce qui me conduit à une dernière remarque. La réfutation de Lacombe ne se situe pas sur le plan moral, elle n’en a peut-être que plus d’intérêt. Car après tout, si le racisme était justifié scientifiquement parlant, que vaudrait sa condamnation morale ? Ce que montre Lacombe, c’est que les théories raciales sont inconsistantes, qu’elles ne reposent sur rien, et qu’aucun des arguments imaginés en leur faveur ne résiste à l’examen. Il me semble que cette démonstration est essentielle et qu’elle le reste aujourd’hui, même si nous croyons n’en avoir plus besoin. Nous avons un bon nombre d’histoires du racisme. Il nous faudrait aussi des histoires de l’anti-racisme, où Lacombe et ses émules (j’ai cité Olivier Leroy, il y en a eu bien d’autres) trouveraient enfin la place qui devrait leur revenir.

 

François Sigaut Le 18 février 2010

 

NOTE ANNEXE

 

Quand je rédigeai cet article, je n’avais pas connaissance de l’important ouvrage d’Edmond Eggli, L’"Érotique comparée" de Charles de Villers, 1806 (Paris, Librairie Universitaire J. Gamber, 1927). Ce titre (L’Érotique comparée) est celui d’un opuscule que Villers fit paraître en Allemagne, deux ans après son Essai sur… Luther. Il y dressait une opposition radicale, en matière de poésie amoureuse, entre l’idéalisme des Allemands et des autres peuples nordiques, et le réalisme souvent grivois des Français et des peuples latins. C’est une thèse qui, avec soixante ans d’avance, annonçait celle de Taine. L’étude d’Eggli est extrêmement détaillée. Il y montre que Villers fut, non sans doute le premier Français à découvir l’idéalisme allemand, mais le premier à en faire l’objet d’une réflexion propre. L’opuscule de Villers eut beaucoup d’influence en Allemagne où il fut publié et bientôt traduit. Il en eut une aussi en France, mais indirectement, par l’intermédiaire d’auteurs qui reprirent tout ou partie de ses idées sans toujours le citer, et dont les plus célèbres furent Mme de Staël et Benjamin Constant. On peut dire que Villers aura été l’introducteur en France de ce qui deviendra l’idéal romantique une génération plus tard.

Villers fut-il un raciste savant à la manière de Taine ? Il ne semble pas. Ce qu’on appelait l’esprit ou le génie des nations était l’objet de discussions depuis un certain temps. Montesquieu avait proposé d’y voir un produit du climat. Dans les années 1800, le « racisme » à la mode de Taine était déjà assez répandu, avec la réserve classique que les notions de race, de peuple et de nation n’étaient pas vraiment distinctes. Mais tout expliquer par le climat ou par la race, c’était recourir à un déterminisme matériel auquel, nous explique Eggli, Villers ne croyait guère. Il reste que, même s’il ne cherchait pas vraiment à l’expliquer, Villers croyait vraiment qu’il existait des génies différents selon les nations. Et si, dans son Essai de 1804, il met au premier rang la réforme de Luther, Eggli nous rappelle opportunément qu’il se demande déjà si le succès de cette réforme chez les nations nordiques n’est pas dû au génie de ces nations, plutôt que l’inverse.

En somme, Charles (de) Villers est un personnage nettement plus complexe – et donc plus intéressant – que celui que je me suis borné à citer trop rapidement dans cette petite étude.

1 Dans Race et histoire (1952) et Race et culture (1971), textes republiés à plusieurs reprises par la suite. Les réactions à l’altérité des étrangers ne sont pas toujours hostiles, tant s’en faut. Tout dépend des circonstances. Mais les réactions hostiles sont aussi « ordinaires » que les autres.

2 La deuxième édition du Robert (1985) ainsi que le Trésor de la Langue Française (1990) donnent la date de 1902. Mais il est probable que le mot n’est entré véritablement dans l’usage courant que bien plus tard.

3 La réfutation la plus complète de Lévy-Bruhl que je connaisse est celle d’Olivier Leroy, La Raison primitive (Paul Geuthner 1927). L’égalité intellectuelle de toutes les races humaines est un des arguments que Leroy oppose à Lévy-Bruhl, mais sa critique se situe uniquement sur le plan de la réalité des faits, pas sur le plan moral.

4 À commencer par R.H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism (1922 et régulièrement réédité depuis). Mais pratiquement tous les historiens (en France, F. Braudel) sont d’accord avec lui. Voir en dernier lieu Le Triomphe de la raison de R. Stark (2007, pp. 8-9).

5 Voir note annexe en fin d’article.

6 Ce texte a paru dans les Annales de Roville. Je l’ai republié et commenté dans le volume d’hommages à Antoine Casanova édité en 1996 par le revue Études Corses (n° 46-47, pp. 269-278).

7 André Laurie est un des pseudonymes de Paschal Grousset (1844-1909), communard, qui fut déporté en Nouvelle Calédonie d’où il s’évada au bout de quelques années en compagnie de Rochefort. De retour en France après l’amnistie, il fut élu député de Paris. On lui doit une quantité de romans d’aventures (dont L’Épave du Cynthia, co-signé avec Jules Verne), des traductions de Mayne Reid, etc.

8 Le texte de cette conférence a été reproduit dans la revue Les Études Sociales (2003, n° 137) consacré à Pierre de Coubertin, La réforme sociale par l’éducation et le sport, sous la direction de Patrick Clastres (je suis redevable de cette référence à Antoine Savoye).

9 Cf. Nathalie Duval, L’École des Roches, Belin 2009 (je suis également redevable de cette référence à Antoine Savoye). E. Demolins (1852-1907) fut un des principaux successeurs de Le Play.

10 En dehors de quelques ouvrages comme La Société pure d’André Pichot (2000),je n’ai pas étudié la bibliographie de l’eugénisme. Mais la lecture de La Doctrine des races et la sélection de l’immigration en France, de Jean Pluyette (Éditions et Publications contemporaines - Pierre Bossuet, 1930) m’a montré à quel point de « normalité » en était arrivée la réflexion raciste/eugéniste/hygiéniste à cette époque, dès avant la prise de pouvoir d’Hitler. Cette lecture est aujourd’hui proprement ahurissante.