I - L’évolution du mariage (1889), op. cit., pp. 7-10. [Tiré à part]
[Avant-propos – Un oubli mémorable]
Le cas de Paul Lacombe (1834-1919) est tout à fait singulier. Voilà en effet un auteur oublié, mais dont ce n’est pas assez de dire qu’il l’a été. La plupart des auteurs oubliés ne le sont pas au point qu’on n’ait rien conservé d’eux, absolument rien, même pas leur nom. On se rappelle au moins qu’ils ont été oubliés, ce qui est déjà quelque chose. Le nom de Paul Lacombe, aujourd’hui, ne dit plus rien à personne1. Il a aussi complètement disparu de notre passé que si quelque Big Brother attentif au bon ordre des sciences sociales avait décidé de l’en effacer pour toujours : il n’existe plus, il n’a jamais existé, il n’existe pas. Voilà pourquoi il ne s’agit pas de le redécouvrir comme tant d’autres, oubliés sans vraiment l’être, et que l’on tire de la pénombre de temps en temps, pour animer une actualité un peu morne. Il s’agit de le découvrir, comme si c’était la première fois, comme s’il s’agissait d’un jeune chercheur venant de publier son premier livre.
J’ai trouvé La famille dans la société romaine un après-midi de septembre 1999, dans une librairie où j’étais entré pour m’abriter de l’averse qui menaçait. Avec sa couverture défraîchie, le livre faisait tache sur un rayon, au milieu des ouvrages neufs. Le titre ne me disait pas grand-chose, mais il y avait l’auteur. Depuis quelque mois, en effet, le nom de Lacombe m’était connu par deux ou trois citations remarquablement élogieuses de Henri Berr.
J’avais notamment apprécié cette phrase, bien propre à combler d’aise un historien des techniques : « L’histoire des techniques ne serait pas l’histoire universelle, mais la plus universelle des histoires, puisque l’homme de tous les temps a été en grande masse un ouvrier »2. Et comme, de toutes façons, le livre ne coûtait que 100 F, il ne valait pas la peine de s’abstenir…
Ce fut un enchantement. Je crois bien l’avoir lu tout d’une traite, comme un (bon) roman policier. Qu’on me pardonne ces détails personnels, mais comment le dire autrement ? A l’instar de nombre de mes collègues, historiens, ethnologues, archéologues, je vivais depuis longtemps sans trop oser le dire dans l’idée qu’on n’avait rien inventé de plus ennuyeux que la parenté dans tout le champ de l’anthropologie. En deux heures, j’avais complètement changé d’avis. Racontée par Lacombe, la parenté devenait quelque chose de passionnant.. Ça n’avait rien à voir avec cette espèce d’algèbre - le mot n’est pas de moi, c’est celui qu’emploient entre eux les spécialistes - dont les formules sont devenues si compliquées que les non-initiés se demandent avec perplexité à quoi elles correspondent, si même elles correspondent à quelque chose. Car enfin, s’il faut des ordinateurs pour « comprendre » les systèmes de parenté australiens, qu’est-ce que les Australiens eux-mêmes pouvaient bien en comprendre avant d’avoir des ordinateurs ? La parenté selon Lacombe est affaire d’êtres humains - des êtres de chair, de sang et de cervelle, pleins de besoins, de peurs, de sésirs… Elle sert à quelque chose. Elle sert même à une foule de choses différentes, en fonction des situations et des circonstances. Et c’est alors qu’il devient passionnant d’essayer de comprendre comment la diversité des situations conduit des êtres humains comme vous et moi à inventer des solutions qui nous paraissent tantôt banales tantôt extravagantes.
Dans sa quête de la réalité, Lacombe est sans inhibitions. Il ne ménage rien ni personne. Ni les idées reçues, ni les bienséances, ni les interdits ne l’arrêtent, il se contente de les bousculer au passage avec juste ce qu’il faut d’une ironie souvent savoureuse. Chez lui, la rigueur dans le respect des faits et la liberté dans la recherche des explications sont au service l’une de l’autre, et leur alliance est tellement intime qu’on aimerait avoir un mot unique pour les désigner ensemble. La science de Lacombe est joyeuse, non par dessein mais par nature, parce qu’elle s’accepte lucidement pour ce qu’elle est, poursuite opiniâtre du plaisir de comprendre. C’est parce qu’il nous fait partager ce plaisir que le livre de Lacombe a sur ses lecteurs un effet aussi roboratif.
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De toute évidence, il fallait essayer de rééditer La famille dans la société romaine. Je dois ici remercier tous ceux dont l’aide et l’appui ont permis à ce projet d’être réalisé : Isac Chiva, pour ses premiers et décisifs encouragements ; Françoise Héritier, qui a très vite manifesté son intérêt et accepté de rédiger un commentaire ; Jean-Luc Jamard, qui a porté le projet devant la section compétente du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques ; Martine Segalen, dont l’enthousiasme a réveillé et stimulé des courages un peu amollis devant la lenteur des choses ; et enfin Yan Thomas, dont l’expertise a levé les doutes qui pouvaient subsister sur la partie proprement romaine de l’ouvrage. La question s’était posée, en effet, de savoir s’il ne valait pas mieux rééditer séparément la première partie, sur la parenté en général, que Lacombe présente comme une simple introduction à son sujet - la famille à Rome - mais qui représente peut-être le premier traité théorique d’anthropologie de la parenté en langue française qui existe. L’entreprise eût été moins ambitieuse, et en tous cas moins coûteuse. Finalement, c’est l’idée de respecter l’unité de l’ouvrage, tel que son auteur l’avait conçu, qui a prévalu. je ne crois pas que les lecteurs s’en plaindront.
Ajoutons que l’œuvre de Lacombe ne se réduit pas à la parenté et au droit, mais touche à bien d’autres aspects de la vie sociale. Cette œuvre reste à découvrir dans son originalité et ensemble. Il n’est pas possible de la présenter ici, même brièvement. Heureusement, il existe pour cela une assez longue étude, consacrée en 1921 par Henri Berr à son ami récemment disparu. Nous remercions les Editions …. de nous avoir autorisé à en reproduire la première partie dans ce volume.
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Cette réédition doit donc être regardée comme une première étape. Car si l’œuvre de Lacombe a bien la valeur et l’originalité qui lui sont reconnues ici, de graves questions se posent. Comment et pourquoi cette œuvre a-t-elle pu tomber dans un oubli aussi complet ? On pense naturellement aux conflits entre courants qui ont occupé les années 1900-1940, et dont la sociologie durkheimienne d’une part, l’école des Annales de l’autre, sont sorties victorieuses : Berr et Lacombe auraient simplement été du côté des perdants. Mais si l’explication n’est pas fausse, elle paraît tout de même un peu courte : il reste à comprendre comment de simples querelles entre chapelles rivales ont pu produire un aveuglement aussi tenace. Un aveuglement dont, selon toute probabilité, Lacombe n’a pas été la seule victime. Alfred Espinas (1844-1922), par exemple, a connu un sort à peine moins injuste, si bien qu’on est en droit de se demander combien d’autres cadavres sont encore cachés dans les placards des sciences sociales. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant. L’essentiel n’est pas de réparer telle ou telle injustice, ni de réhabiliter tel ou tel auteur. L’essentiel est de mesurer ce que l’oubli de leurs œuvres nous a fait perdre, et plus encore, de prendre conscience des dysfonctionnements qui ont produit cet oubli. Il faut mettre au jour ces dysfonctionnements et savoir quels en sont les mécanismes.
Mais ce qui importe plus que tout, c’est de renouer les fils qui ont été rompus. Lacombe et ses émules appartenaient à leur temps, et de ce fait, on doit s’attendre à ce que certaines de leurs conceptions soient aujourd’hui périmées. On n’y reviendra plus, sauf dans la perspective d’une histoire des idées qui ne doit rien omettre des constructions qu’elle s’efforce de reconstituer. Mais il en est d’autres, qui ont conservé toute leur actualité, soit qu’on puisse encore en tirer des hypothèses neuves, soit qu’elles restent assez originales pour stimuler notre réflexion en l’aidant à sortir des sentiers battus. Voilà pourquoi il faut reconsidérer la tradition classique des sciences sociales à l’occasion du cas Lacombe. Non pas seulement pour rétablir le passé. Mais parce que nous savons tout qu’innover, c’est dépasser un certain état des connaissances, qui n’est jamais autre chose que le résultat daté d’une tradition. Rétablir dans son intégralité une tradition mutilée, c’est aussi offrir de nouvelles chances à l’innovation.
Le 22 avril 2003
1 A l’exception d’un tout petit nombre de spécialistes de la période, une demi-douzaine au plus, dont la plupart ont collaboré à Henri Berr et la culture du XXe siècle, par A. Biard et al. (Paris, Albin Michel/CIS, 1997).
2 Cette phrase, datée du 22 octobre 1914, est citée par Berr dans « La main et l’outil », préface à J. de Morgan, L’humanité préhistorique (Paris 1921, XV-XVI). Préface elle-même republiée dans En marge de l’histoire universelle (Paris 1954, I : 37).