de Jean-Louis Peaucelle, Documents pour l’histoire des Techniques, 18, 234-236 [PDF-revues.org]
ADAM SMITH
Compte-rendu de : Jean-Louis Peaucelle, Adam Smith et la division du travail, La naissance d’une idée fausse. Paris, L’Harmattan, 271 p., Bibliogr., index (Coll. « L’esprit économique », série Krisis).
Cet ouvrage, bien que publié dans une collection d’Économie, relève de plein droit de la Technologie. Il en relève doublement : en tant que monographie d’une ancienne industrie – la fabrication des épingles – et en tant qu’analyse d’une notion qui ressortit fondamentalement à la Technologie, la division du travail. Cette notion est ancienne, puisqu’on en trouve des prémices dès l’antiquité classique (Platon, Xénophon…). C’est cependant Adam Smith qui est le premier à employer l’expression actuelle de « division du travail » et à en faire la pièce maîtresse d’une théorie du fonctionnement économique et du progrès social. Or il appuie toute sa théorie sur un exemple presque unique, celui de la fabrication des épingles, pour laquelle il disposait de plusieurs descriptions détaillées, toutes d’origine française. J.-L. Peaucelle affirme que cette théorie est erronée, et pour le prouver, il reprend la question dans tous ses détails, en y apportant ses compétences en histoire, mais aussi dans les sciences de gestion, dont il est spécialiste. Cette abondance de détails est pour beaucoup dans l’intérêt de son livre, qu’on peut lire comme une très bonne monographie d’histoire des techniques. Elle nuit un peu à sa démonstration, certes fort convaincante, mais dont l’accumulation des détails techniques ne facilite pas l’assimilation par le lecteur.
Je n’insisterai pas ici sur l’aspect « monographie » du livre. L’industrie des épingles est une des mieux connues du XVIIIe siècle, ou du moins une des mieux décrites. La critique des sources que nous propose l’auteur est particulièrement intéressante, elle met en évidence un certain décalage entre les textes les plus connus et les plus utilisés (de Savary, de l’Encyclopédie, de Duhamel du Monceau notamment) et les sources vraiment originales, qui sont des manuscrits restés inédits et dont l’un au moins a disparu. C’est là une situation assez fréquente, mais qu’il était important, justement pour cela, de bien mettre en lumière. Reste la question de savoir pourquoi cette abondance de sources sur une industrie somme toute très secondaire, puisqu’elle n’intéressait que trois minuscules régions d’Europe, l’une en Angleterre, l’autre en Allemagne, la troisième dans les environs de Laigle en Normandie (celle-ci étant évidemment celle que décrivent les sources françaises) ? Il y a là un petit mystère, qui ne pourrait sans doute être résolu que par un travail aussi immense qu’ingrat : l’analyse comparée de toute la littérature industrielle de l’Europe à cette époque.
Cela dit, venons-en à la question qui est celle du titre, ou plutôt du sous-titre : l’erreur d’Adam Smith. En quoi consiste-t-elle ? D’où vient-elle ?
Une première conclusion apparaît très nettement : toutes les descriptions qu’on connaît font état d’une division du travail très poussée dans la fabrication des épingles. Cela ne veut pas dire que les ouvriers sont spécialistes chacun d’une seule et même opération. Mais cela veut dire qu’il y a un grand nombre d’opérations bien distinctes, qui ne sont jamais mélangées et qui ne pourraient pas l’être sans introduire un désordre rédhibitoire dans la production. Dès lors, deux cas-limites peuvent être envisagés. Dans l’un, c’est un seul ouvrier qui, travaillant seul, ferait toutes les opérations successivement. Dans l’autre, il y aurait autant d’ouvriers que d’opérations. Or ces deux cas n’existaient pas vraiment dans la réalité. Il y avait des ateliers de dimensions différentes, où donc la distribution des tâches variait quelque peu, mais dont les résultats en termes de productivité ne devaient pas être bien différents puisqu’il ne semble pas que la concurrence ait favorisé les uns plutôt que les autres. Adam Smith suppose un ouvrier unique, fabriquant ses épingles de A à Z, et dont la productivité aurait été 240 fois moindre que celle d’un atelier où tous les ouvriers auraient été spécialisés. C’est une invention pure et simple. Dans les faits, les écarts de productivité étaient de l’ordre de 1 à 2 ou 3 au maximum. L’erreur d’Adam Smith est d’avoir confondu deux choses : le découpage d’un processus en opérations, qui est une nécessité technique inéluctable, et la répartition de ces opérations entre des personnes différentes, qui est une question d’organisation. Une répartition plus poussée, entre des personnes plus nombreuses et qui vont donc se spécialiser davantage, entraîne bien des gains de productivité. Mais ces gains sont relativement modestes, ils ne peuvent pas s’écarter beaucoup d’un ordre de grandeur qui est fixé par la technique. Une répartition moins poussée peut être parfaitement rentable dans des régions rurales où les ouvriers sont d’abord des cultivateurs.
Pour tout le monde, Adam Smith est le père de l’Économie. Je crois que c’est une erreur. Adam Smith a été un philosophe, et c’est dans le contexte de l’histoire de la philosophie au XVIIIe siècle qu’il faut analyser ses théories. Je dirai seulement que s’il faut lui reconnaître la paternité de l’expression de « division du travail », il faut aussi constater que ce qu’il a cherché à faire de cette notion, c’est moins un instrument pour mieux comprendre le réel que l’élément d’une construction théorique susceptible de séduire ses lecteurs. Dès lors qu’on y regarde d’un peu près, en effet, on s’aperçoit que l’expression « division du travail » est polysémique. Et comme le rappelle J.-L. Peaucelle dans le dernier chapitre de son livre, ce ne sont pas les économistes « purs », mais les spécialistes de la gestion, qui ont fait progresser les idées sur ce sujet (à commencer par le célèbre Taylor). Avec cette réserve que jusqu’aujourd’hui, ces spécialistes ont toujours travaillé dans une perspective particulière, celle du patron ou de l’ingénieur soucieux presque uniquement d’accroître les performances de l’entreprise…
Ce dont l’auteur ne dit mot, toutefois, c’est qu’il existe une autre tradition que celle des sciences de gestion : celle de l’Anthropologie des techniques, qui a été illustrée en France par des auteurs comme Mauss, Haudricourt, Leroi-Gourhan… Le problème est que, malgré quelques tentatives sans lendemain, ces deux traditions se sont toujours ignorées, et c’est encore cette ignorance qui me semble être la grande limite du livre de J.-L. Peaucelle. C’est pourquoi je lui souhaite le plus de succès possible : plus il sera lu, plus il sera critiqué, et plus il sera incité à entrer dans une coopération également nécessaire à toutes les parties qui s’ignorent.
F. Sigaut Le 9 octobre 2009